Inutile de rap­pel­er le mot du sage africain à pro­pos de la lune et d’un doigt qui la mon­tre. Mais la stu­peur qui peut saisir à la vue des résul­tats du référen­dum en Turquie peut se dis­siper à l’aune de cette maxime.

Au delà d’un résul­tat “offi­ciel” pour le régime AKP, qui annonce une vic­toire à la Pyrrhus, il sem­ble impor­tant de replac­er ce référen­dum dans la séquence poli­tique de la Turquie des 10 dernières années au moins.
Un Erdoğan nous a habitué à faire oubli­er par une déci­sion, un dis­cours, un événe­ment, chaque fois, la séquence précé­dente de son acces­sion aux pleins pouvoirs.

L’ex­em­ple le plus par­lant serait celui du “proces­sus de négo­ci­a­tions” autour de la ques­tion kurde.

Qui se sou­vient qu’Er­doğan fit appel au vote kurde en 2007, et que ses promess­es « d’ouverture démoc­ra­tique » y ren­con­traient alors de grands espoirs. En 2005, Recep Tayyip Erdoğan, dans un dis­cours mémorable à Diyarbakır avait recon­nu l’existence du « prob­lème kurde ». Qui se sou­vient des mis­es en place juste­ment de “l’ou­ver­ture démoc­ra­tique” de 2009 ? Des “négo­ci­a­tions ouvertes” de févri­er 2015 ?

doigt
Erdoğan et l’AKP n’ont cessé de brouiller les choses, jouant à la fois avec leurs alliés ultra-nation­al­istes d’au­jour­d’hui et les kémal­istes laïcs du CHP, deux­ième force poli­tique du par­lement turc.
Et c’est aus­si sur cette même ques­tion, mais élargie à l’ensem­ble de l’op­po­si­tion démoc­ra­tique que représente le HDP, que l’im­passe voudrait être faite maintenant.

A l’analyse des résul­tats, large fraude mise de côté, on con­state que la ville dont Erdoğan fut le maire, et d’où il débu­ta son ascen­sion, à savoir Istan­bul, vote pour le NON avec une courte majorité. Il en est de même pour Ankara. Pour Izmir, il n’y a rien d’é­ton­nant. Et Adana a suivi le même chemin.
Istan­bul a vu arriv­er encore ces dernières années, une pop­u­la­tion d’o­rig­ine rurale pour­tant, prop­ice à la dém­a­gogie pop­uliste big­ote de l’AKP. Et c’est aus­si dans ces métrop­o­les, que les défenseurs du NON men­tion­nent les grandes fraudes.
Ces résul­tats, cette poussée vis­i­ble du refus des pleins pou­voirs à Erdoğan, con­fir­ment, comme une par­tie immergée d’ice­berg, la perte sen­si­ble d’électeurs des deux par­tis de gou­verne­ment (AKP et MHP) qui auraient du, logique­ment, se retrou­ver dans le résul­tat pour le OUI. Qua­tre mil­lions de voix man­quent, alors que le nom­bre de votants aug­mente de 1 mil­lion entre ces deux votes.
Bien sûr, on peut penser que les ultra-nation­al­istes furent les pre­miers à faire défaut, mais de là à devenir les fers de lance du NON…

Le clair de lune à observ­er est donc là, et non sur le doigt d’Er­doğan qui nous explique que le vote AKP pro­gresserait “chez les kur­des”, pro­pos de fin de soirée élec­torale, gen­ti­ment repris par les médias, y com­pris en Europe.

Côté Bakur, on sait qu’elle fut la mobil­i­sa­tion pour le NON, mal­gré la répres­sion, la désor­gan­i­sa­tion, la pré­car­ité général­isée. On sait aus­si que les lieux de vote étaient à la mer­ci des “usurpa­teurs” mis en place pour le pou­voir cen­tral AKP, là où les maires et co-maires éluEs ont été excluEs, et sou­vent empris­on­néEs. Enfin, l’appât du gain de nou­velles class­es moyennes, encour­agé par les destruc­tions et expro­pri­a­tions prop­ices aux affaires et spécu­la­tions fon­cières et immo­bil­ières a pu faire vot­er “pou­voir fort”, tout comme dans les zones où le pou­voir a instal­lé des “pro­tecteurs de vil­lage” armés, qui par endroit, ont “trustés” les votes.

Celles et ceux qui sont descen­dus dans les rues des métrop­o­les hier pour dénon­cer à la fois les fraudes, la spo­li­a­tion élec­torale, mais aus­si à part égale, refuser le résul­tat, récla­mant une légitim­ité à s’op­pos­er à une “dic­tature”, démon­trent s’il en était, que la Turquie n’est pas seule­ment coupée en deux, mais que des forces vives sont restées attachées à ce que fut le mou­ve­ment de jeunesse de Gezi en 2013. Encore une péri­ode “passée aux oubli­ettes” par les ges­tic­u­la­tions et la guerre d’Erdoğan.
Le Reis pra­tique donc à mer­veille le sport nation­al répub­li­cain turc en poli­tique, qui a à son pal­marès l’ou­bli et le refoule­ment d’un géno­cide qua­si fondateur…

Et l’on pour­rait croire qu’il joue déjà la carte d’après, quand il bran­dit la men­ace d’un nou­veau référen­dum sur la “peine de mort”. Encore un doigt ten­du pour qui ne veut rien voir.

Nous rejoignons donc un cer­tain nom­bre de com­men­ta­teurs qui, en Turquie même, appel­lent à regarder les réal­ités du pays en face, et l’ex­is­tence de divi­sions en ger­mes à l’AKP, dans ses rangs , comme chez ses alliés, mais surtout une oppo­si­tion démoc­ra­tique plus jeune, qui ne recoupe pas totale­ment les par­tis et les dépassent. Le peu de cam­pagne pos­si­ble pour le NON avait dans les métrop­o­les, mis en lumière des rassem­ble­ments très divers, et non alignés, mal­gré la répres­sion et l’é­tat d’ur­gence. Erdoğan n’a pas tué la total­ité des forces vives de la Turquie, sou­vent anesthésiées à la fois par les par­tis dom­i­nants très légal­istes, et la peur, la divi­sion, dis­til­lées en per­ma­nence par le régime.

Dire qu’il existe un refus d’ac­com­pa­g­n­er plus loin Erdoğan, qui s’est compt­abil­isé avec celui qui s’y oppo­sait déjà, et penser que les man­i­fes­ta­tions de dimanche soir con­tre le résul­tat en est une toute petite par­tie vis­i­ble, peut paraître une façon de dire “même pas mal” pour se consoler…

Il n’en est rien, au con­traire. C’est lut­ter con­tre la démoral­i­sa­tion qui peut suc­céder à la stu­peur, et surtout, regarder demain en face, et ne pas jouer les cartes à la même table qu’Erdoğan.
Ce référen­dum est une nou­velle bas­cule politique.

On peut devin­er que deux entre­pris­es de liq­ui­da­tion finale de l’op­po­si­tion démoc­ra­tique peu­vent être envis­agées, à la suite du “résul­tat offi­ciel” et du nou­veau sys­tème mis en place. Erdoğan peut pour­suiv­re des lev­ées d’im­mu­nité de députés, et jouer comme déjà sur la divi­sion “ques­tion kurde et kémal­istes”, pour faire dis­paraître en silence le HDP, ou dis­soudre comme il en a main­tenant le pou­voir. Les deux dans l’or­dre pour­raient se pro­duire, afin de laiss­er “respir­er” les électeurs…
La nou­velle bataille “démoc­ra­tique” d’Er­doğan sera donc de se débar­rass­er défini­tive­ment des gêneurs du par­lement, afin de clôre la séquence des 5 dernières années, avant que de faire réélire un nou­veau par­lement crou­pi­on. Trou­vez vous même, la place que prend l’épou­van­tail de la peine de mort là-dedans…

Alors, quel est le piège ten­du à l’op­po­si­tion démoc­ra­tique parlementaire ?

Tout sim­ple­ment celui de vouloir “cap­i­talis­er” en vue de prochaines élec­tions pos­si­bles le NON qui s’est exprimé dimanche, et plutôt qu’en faire “un droit d’in­sur­rec­tion légitime con­tre le tyran”, (comme cer­taines con­sti­tu­tions démoc­ra­tiques l’au­torisent), d’en faire un mou­ve­ment de protes­ta­tion con­tre un non respect de morale élec­torale, stric­to sensu.
Cha­cun sait qu’Er­doğan sera le pre­mier à penser “ils se lasseront, surtout avec quelques gardes-à-vue à répétition”.

Accepter la réal­ité de l’ex­is­tence d’un refus d’Er­doğan qui pro­gresse, c’est tra­vailler à le faire entr­er en résis­tance, à trou­ver des formes de désobéis­sances civiles, à faire com­pren­dre que les insti­tu­tions désor­mais sont celles de la démoc­ra­ture. La résis­tance à l’op­pres­sion qui vient ne passera pas par la défense d’une légal­ité qui n’ex­iste déjà plus, et ne peut exis­ter sous la férule d’Erdoğan.

Tra­vailler à unir l’op­po­si­tion démoc­ra­tique va de fait se heurter au légal­isme répub­li­cain kémal­iste, et ne pas se retrou­ver sur son ter­rain sera sans doute aus­si dif­fi­cile que cette cam­pagne avortée du NON, en ordre dis­per­sé, et pour­tant por­teuse de fruits dimanche soir.

Le com­bat démoc­ra­tique est celui de la défense des pris­on­niers et otages poli­tiques, le com­bat poli­tique celui de l’op­po­si­tion résolue à Erdoğan, dans tous les inter­stices pos­si­bles, comme c’est déjà le cas. Mais l’op­tion de “la prochaine élec­tion qui viendrait” serait mor­tifère à coup sûr.

Il s’ag­it là de réflex­ions à chaud, faites à par­tir de com­men­taires et d’ar­ti­cles, d’analyse des résul­tats et d’un besoin de regarder la lune, pour éclair­er la nuit noire de Turquie.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…