Voilà un peu plus d’un an, lors du festival international du livre d’Edimbourg, Ahmet Altan donnait son point de vue sur le rôle et les défis de l’écrivain. En lui assignant une place particulière dans la recherche de la vérité. Et en le décrivant comme un éternel guerrier, aux prises avec le temps pour récréer la vie et dépasser la mort .
« La première fois que j’ai vu le nom du chapiteau où nous nous trouvons pour le Festival international du livre d’Édimbourg (« Charlotte Square »), je ne savais pas qu’en faire, et cela m’a laissé rêveur…
Je ne connais aucun refuge comparable. Je n’avais jamais songé à un tel endroit. Quand j’étais jeune, mon père, un écrivain connu, ne m’en avait pas parlé une seule fois.
Car j’y ai pensé depuis longtemps: quel est le refuge des écrivains ?
À mon avis, il n’existe pas.
Il n’y a pas d’endroit où l’écrivain puisse se retirer.
Un écrivain ne peut se réfugier nulle part ailleurs que dans son écriture… Et cette écriture est pour lui un champ de bataille. L’endroit où il est forcé de se retirer est le lieu de ses plus féroces combats.
Ses rivaux dans ce champ de bataille sont puissants: la mort, la vie, le temps et la vérité… Où qu’il se tourne, l’écrivain y est confronté, et il ne peut s’échapper nulle part.
L’écrivain essaie de comprendre la vie, pour dépasser la mort, pour vaincre le temps qui l’humilie en lui enlevant sans cesse quelque-chose, pour arracher des pages à l’emprise du temps, et révéler la vérité.
Pendant des milliers d’années, les gens ont essayé de comprendre le sens de la vie, de la mort, du temps et de la vérité.
Je crois que c’est la raison pour laquelle ils ont inventé la littérature.
Certains disent que la littérature est l’imitation de la vérité.
Mais personnellement, je ne suis pas d’accord.
La littérature, c’est une vérité nouvelle et pure créée à partir de vérités fragmentées.
La vie vous donne la vérité par fragments… Les vérités qui vous sautent aux yeux, dont vous êtes témoin, que vous éprouvez, ressentez, ne représentent pas l’entièreté de la seule grande vérité.
Parce qu’en avançant dans la vie, les gens cachent leurs vérités, ils dépensent beaucoup de leur énergie à le faire.
Y a‑t-il quelqu’un dans votre entourage que vous pensez connaître dans son entièreté ?
Même la personne qui vous est la plus proche a ses pensées secrètes, ses désirs et ses faiblesses.
Et si les Etats, les sociétés et les organisations vous révèlent certaines vérités, elles en cachent d’autres, réelles.
Elles sont masquées par un morceau de carton perforé ; tout ce que vous pouvez voir est ce qui est visible à travers les trous, et même si vous les acceptez comme des vérités, vous avez instinctivement des doutes.
La littérature n’imite pas la vérité, elle révèle cette vérité cachée, la réécrit et la partage avec le lecteur.
Même la personne qui vous est la plus proche a des émotions qu’elle vous cache. Mais quand nous, en tant qu’écrivains, faisons de cette personne le personnage d’un roman et commençons à le décrire, alors ses émotions les plus secrètes, ses désirs les plus enfouis, sa fragilité et les faiblesses dont elle a honte deviennent visibles.
La vérité est révélée au fil des pages de la littérature.
Et les romans et récits vous révèlent aussi ce que vous avez caché de vous.
Les mots qui s’alignent vous permettent de dire ce que vous ne pouviez pas dire
En cela, l’écriture a un effet apaisant sur l’esprit… Vous voyez que le mal-être et la faiblesse que vous tentez de garder secrets, vos désirs embarrassants et vos faiblesses, vous n’êtes pas seul à les ressentir. Vous constatez que vous vivez avec des gens comme vous, des gens qui partagent avec vous ce mal-être répandu chez tous les humains… Notre mal-être et nos faiblesses sont peut-être les choses qui nous apaisent le plus. Car elles nous montrent que nous ne sommes pas seuls.
Le refuge au sein duquel les écrivains se retirent, en luttant et en combattant, est un refuge qui, en quelque sorte, contribue à prendre soin des lecteurs en leur montrant la vérité.
Je pense que c’est la raison pour laquelle les lecteurs ont un sentiment de reconnaissance, sous couvert d’admiration, pour les auteurs de livres au sein desquels ils pensent avoir trouvé la vérité.
La vérité que vous ne pouvez pas trouver dans la vie, vous la trouvez dans la littérature.
Dans la vie, la vérité devient fragmentée.
Dans la littérature, la vérité devient entière.
Travailler avec ces questions, trouver la vérité et en faire une nouvelle de la façon la plus belle et la plus intelligible, tel est le refuge d’un écrivain …
Un écrivain est heureux lorsqu’il croit avoir réussi à le faire.
Mais cette croyance et ce bonheur ne durent pas plus de trente secondes … Parce qu’il commence immédiatement à s’interroger, se demandant s’il a suffisamment bien expliqué cette vérité, et il se retrouve seul dans son refuge, confronté à de nouvelles interrogations.
La littérature, le refuge des écrivains, a une puissance incroyable contre le temps.
Bien des scientifiques affirment qu’annuler votre masse vous permettrait de voyager dans le temps, et votre masse non nulle fait de vous un misérable prisonnier du temps qui ne cesse d’avancer … Vous dérivez à travers le temps comme un brin de paille.
Vous ne pouvez pas non plus vous arrêter à un moment particulier, ni revenir en arrière.
Mais un écrivain peut décrire un instant particulier sur plusieurs pages, il peut faire durer encore et encore cet instant, y inscrire de grandes vérités.
En outre, la littérature peut se promener autant qu’elle veut dans le temps… Je peux choisir d’aller dans le futur ou le passé, et je peux même faire les deux dans le même paragraphe.
Dans la vie, le temps est maître de l’écrivain, mais dans ses écrits, l’écrivain est maître du temps.
Je crois que c’est l’une des principales raisons pour lesquelles la littérature est un refuge pour l’écrivain.
Dans la bataille entre la vie et la littérature, c’est toujours la littérature qui est gagnante.
La vie est pleine de détails extrêmement laids et inutiles… Ses moments importants, ses moments lumineux sont cernés de milliers de moments ternes et insignifiants.
L’écrivain supprime ces moments inutiles de la vie…
Et c’est le secret de son succès… Tout le monde sait ce qu’il faut écrire, mais seul l’écrivain sait ce qui ne doit pas être écrit.
Il fait du ménage dans la vie, et la recréée avec toutes ses émotions et ses vérités.
Les nombreux moments inutiles que nous vivons, en raison de l’indifférence et de la paresse de Dieu, sont éliminés de la vie par les soins de l’écrivain.
Dans un sens, il montre à Dieu quel genre de vie créer.
La vie créée par un écrivain est bien plus complète, elle a plus de sens que celle créée par Dieu. L’écrivain ne peut pas s’offrir le luxe de créer des moments vides et insignifiants comme Dieu… Parce qu’il n’a pas autant de temps que Dieu.
De plus, les personnages que nous créons vivent toujours plus longtemps que ceux créés par Dieu.
C’est un domaine dans lequel Dieu ne peut jamais rivaliser avec un écrivain.
Même les plus incroyables des personnages créés par Dieu atteignent rarement les cent ans.
Mais les personnages créés par un écrivain peuvent vivre des centaines voire des milliers d’années.
Dieu a créé Shakespeare, qui a vécu 52 ans, mais Shakespeare a créé Hamlet, qui a déjà 400 ans et vivra encore longtemps.
La littérature est l’endroit où les humains dépassent Dieu.
Pour cette raison, c’est à la fois un refuge éclatant et épuisant.
Parce que Dieu prend sa revanche sur les écrivains… Il les crucifie dans la douleur, le doute et les remords.
Shakespeare a créé des personnages qui pourront vivre bien plus longtemps que ceux créés par Dieu, mais quand il était vivant, il ne le savait pas.
Aucun écrivain n’est en mesure de savoir combien de temps ses personnages vivront, s’ils résisteront à l’épreuve du temps… Et l’écrivain est constamment en proie à ce doute.
Ce sont les épines qui ornent ce lumineux refuge… Ce sont les épines dont les écrivains préfèrent ne pas parler.
Quant à la mort, notre plus grand rival… Elle anéantit l’écrivain, mais elle ne peut pas anéantir les écrits d’un bon écrivain.
Dans ce combat, un bon écrivain gagnera toujours contre la mort et contre Dieu.
Mais si nous gagnons cette bataille, nous ne pouvons pas savoir ce qu’est la mort.
C’est peut-être la seule chose que nous ne pouvons pas expliquer.
Mais il est absolument certain, c’est cruel, que nous allons tous le découvrir tôt ou tard.
Mon conseil, ne soyez pas pressés.
Même si nous vous enseignons ce qu’est la vie et la vérité, tôt ou tard, Dieu vous enseignera ce qu’est la mort.
Vous avez juste à être patient. »
27 août 2015, Festival international du livre d’Edimbourg