Les villes et campagnes kurdes voient le pouvoir central dégager l’horizon, lui qui désire voir plus loin, plus grand. Dans sa quête de grandeur, il ne s’embarrasse pas de l’Histoire, bouleverse les modes de vie ancestraux et modifie les équilibres démographiques du Kurdistan. Tous les moyens sont bons pour arracher les Kurdes à leur passé, à une terre qu’ils aiment tant.
Dans les zones urbaines kurdes où l’insurrection a été écrasée par l’armée et ses supplétifs, l’occasion était trop belle de faire entrer toutes ces populations déconnectées de la réalité dans le béton armé de la modernité. Les dommages occasionnés par les combats en ont appelé d’autres, le pouvoir n’a pas pu s’arrêter en si bon chemin. A travers le Kurdistan, il a rangé ses tanks et sorti ses pelleteuses, du quartier de Sur (Diyarbakır) à Yüksekova en passant par les tristement célèbres Şırnak et Silopi.
Partout cette volonté philanthropique de rendre moins fastidieux le quotidien, plus droite les rues tortueuses, plus neufs les quartiers anciens. Mais avant de reconstruire il faut finir de détruire, tâche dans laquelle il faut bien l’avouer, le gouvernement d’Ankara fait preuve d’une certaine virtuosité. Il entretient le flou autour de ses réelles intentions et ses administrateurs sont le relais d’une énième politique d’assimilation où les Kurdes sont sans cesse mis sous pression.
A Sur, les murs et les barrières coupent une rue en deux sans crier gare et interdisent d’aller plus loin. Ils marquent le début d’un nouvel espace où, depuis un an, rien d’humain ne subsiste. Seul le bruit mécanique et répétitif des engins de démolition rappelle une quelconque présence de l’homme. Difficile de parler de couvre-feux dans des quartiers qui n’en sont plus, il s’agit plutôt d’un huis-clos. Le spectacle est désolant et il vaut mieux dissimuler au regard ce que l’homme sait faire de plus écœurant : détruire lui-même son propre patrimoine, sa propre Histoire.
Quartier Sur à Diyarbakır
Pour des dizaines de milliers d’habitants, cette Histoire qui courait depuis plus de trente siècles s’est achevé brusquement. Chassés de chez eux, ils ont été sommés d’arracher leurs racines et de partir avec sous le bras, quelque part, ailleurs, là où ils ont pu. Le gouvernement a détruit leurs toits jusqu’aux fondations, souvenirs et vies anéantis sous les coups de pioches et de pelleteuses. Bientôt, « de nouvelles maisons bien plus belles que les anciennes seront offertes à nos concitoyens » a claironné le Premier ministre, sans que cela n’apaise les douleurs. On ne sait pas qui en bénéficiera et surtout, il est des choses qui ne se remplace pas. Les rumeurs de gentrification, d’installation de populations non-locales et de bâtiments voués aux forces de sécurité se portent bien à Diyarbakır comme ailleurs.
Nusaybin fait partie de ces villes amputées. Ici, l’Etat ne cache même pas derrière des murs ses notions très personnelles de progrès et de reconstruction. Ce qui était un lieu de vie et d’échange à la frontière syrienne n’est plus qu’une triste plaine poussiéreuse jonchée de débris en tout genre où l’on ne fait qu’errer. Du passé, faisons table rase ! La citation révolutionnaire a été prise au sens propre par le pouvoir démolisseur qui s’est chargé de réduire en ruines des maisons encore habitables, comme partout dans ces villes qui ont eu le malheur d’abriter entre leurs murs l’insurrection et ses espoirs d’autodétermination.
« On ne quittera jamais notre ville » avance une sexagénaire aux mains empreintes de henné, « on nous a forcé à abandonner nos maisons, l’Etat n’a pas voulu qu’on les répare ou les reconstruise. Maintenant on vit à sept dans deux pièces, avec une seule fenêtre et un loyer indécent. Mais on ne partira pas ! » Les habitants sont l’âme de ces rues et quartiers dévastés, incarnations charnelles qui relient au monde d’aujourd’hui, le passé de lieux et de villes qui ont toujours réussi à traverser les siècles et ses troubles. Sans doute l’Histoire n’avait-elle encore jamais rencontré une telle démence destructrice d’un pouvoir aussi peu sensible à son propre héritage.
A Nusaybin
A chaque fois, la menace terroriste de la guérilla est mise en avant par le gouvernement pour justifier ses actes insensés. Si les combattants du PKK trouvent refuge dans les forêts, qu’elles semblent hostiles du haut de leurs cimes, il suffit de les brûler comme dans la région de Lice à l’été 2016. Dans celle de Şırnak, les habitants ont récemment vu leurs arbres fruitiers abattus par les gardiens de villages sous l’œil bienveillant des autorités. Là aussi, il s’agit de mesures de sécurité destinées avant tout à protéger les populations locales en détruisant l’économie locale. Il en va sans doute de même pour le bétail abattu ici et là au gré des opérations militaires.
Dans les villes comme dans les campagnes, l’Etat autoritaire détruit les seules richesses que possèdent de modestes personnes. Une maison, un troupeau ou un champ de noisetiers, fruits d’un travail de toute une vie, disparaissent en quelques minutes et c’est une transmission de génération en génération qui est interrompue. A tous ces Kurdes qu’il ne tolère pas, le pouvoir prend tout, il croit pouvoir se rendre indispensable et tout contrôler. L’exécutif, qui est aussi le judiciaire et le législatif, songe avec nostalgie, sourire en coin, aux sombres années où les villages kurdes se détruisaient par milliers. Qu’il ne rougisse pas en y pensant, son œuvre est à la hauteur de ses prédécesseurs.
Koruköy (Xerabê) est un village dans une zone d’habitation millénaire d’origine assyrienne mise sous couvre-feu en février où de nombreuses exactions ont été commises. Maisons brûlées, vaches et chèvres abattues, tortures et détentions arbitraires illustrent cette politique étatique qui ne laisse derrière elle que des cendres, des ruines et des larmes. « A côté de ce village, il y a celui de Talate » explique un homme politique local. « Là-bas, les forces de l’ordre y ont détruit et dynamité des habitations troglodytes ancestrales. Ils ne s’attaquent pas seulement à des personnes mais au patrimoine de l’Humanité. »
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