Sinan Birdal, un des 1128 universitaires signataires de l’appel de la Paix, communiqué en janvier 2016, a été à son tour licencié de l’Université Işık où il enseignait. Après son licenciement, il a publié sur le site du journal Evrensel, cet article, dont nous relayons la traduction.
Sinan Birdal : “Remerciements et gratitude”
Autour de 3 heures du matin, après avoir terminé mes préparations de mon marathon de six heures de cours du lendemain, je me dirigeais vers mon lit, quand j’ai été surpris par un coup de fil de ma mère. Je me suis dit “Zut, il est arrivé quelque chose à quelqu’un !”.
Quand les distances séparent les êtres, les craintes se multiplient. A vrai dire, quand ma mère annoncé une notification qui disait que j’étais licencié par l’université où je travaille, je fus plutôt soulagé. La santé de tout le monde allait bien. De toutes façons, nous attendions cette nouvelle depuis un moment.
Dans ces dernières semaines, j’avais reçu des “sollicitations” pour que je retire ma signature, que j’avais apposée sous l’appel des Universitaires pour la Paix. J’attendais cette conclusion, depuis que le directeur d’université le plus “académique” avec lequel j’avais travaillé, avait lui, démissionné. Un message de solidarité de deux lignes que j’ai partagé sur Facebook, est devenu, en trois heures, le temps de me préparer pour aller à mon cours, une avalanche, et des dizaines de message de soutien ont coulé vers mes comptes, sur les médias sociaux.
Mes amiEs, mes étudiantEs, mes collègues, mes lecteurs et lectrices, ont donné une telle énergie à mon corps sans sommeil, que j’ai terminé une grosse journée rapidement, et je me suis trouvé devant cet article. Malgré la gêne du fait que l’injustice que je subis, ne soit qu’un grain de sable à côté de toutes injustices dans notre pays, j’ai cédé à l’envie d’écrire qui s’est éveillée en moi. Chaque histoire personnelle est politique. Nous avons l’obligation de conter.
Mon premier accès à l’université, date même d’avant l’école primaire. Chaque fois que je tombais malade, après avoir consulté le médecin au centre médicosocial avec ma mère ou mon père, j’aimais beaucoup ces visites, pendant lesquelles je passais du temps parfois avec leurs étudiantEs, parfois avec leur collègues. Ma rencontre avec les notions de liberté universitaire et d’université autonome date de cette époque. Mes parents ne me laissaient pas entrer dans leurs cours, au cas où je ne me tiendrais pas bien. Comme j’étais un enfant qui explosait d’énergie, je ne peux pas les critiquer. Ils prenaient leur cours très au sérieux. Une fois, mon père m’avait dit “Fils, même si c’est le Président de République qui attend devant l’amphi, s’il va entrecouper le cours, il ne faut pas le faire entrer. Pourtant, c’était l’époque du coup d’Etat de 1980 et de la domination du YÖK [Conseil de l’enseignement supérieur], l’arme du coup d’Etat servant à mettre de l’ordre dans l’université. Mon père parlait d’un idéal. Mais malgré tout, enfant, j’étais impressionné par l’autorité de mon père qui aurait fait attendre à la porte même Kenan Evren [Etat Major ayant dirigé le coup d’Etat du 1980, ensuite Président de République]. Car il n’était pas un professeur autoritaire. Je parle d’un homme, qui, malgré son âge dépassant les 70, cherchait des sources pour ses élèves, courait dans tous les sens en pleine nuit en disant “UnE de mes élèves, fait des recherches sur tel sujet, n’y a‑t-il pas de sources ?”, qui préparait sans paresse des pages et des pages de notes de cours, voyage ait debout pendant des heures, et qui ne réalisait sa vie qu’avec ses élèves. Mais l’acte inoubliable de l’époque était venu de ma mère. Elle avait couru après un élève en uniforme qui avait quitté le cours, après avoir fait le zouave, elle l’avait attrapé par le col et l’avait réprimandé : “Vous prenez-vous tous pour des petits Evren ?”. Je me souviens que quand ma mère nous avait raconté cette histoire, nous avions passé quelques jours tendus, dans une attente. C’était des périodes difficiles. Il y avait eu des professeurEs massacréEs, comme Orhan Cavit Tütengil, d’autres parmi “les 1402” licenciéEs, et encore celles et ceux qui avaient demandé leur retraite et quitté l’université. Ensuite un pauvre homme, dont le sens du plagiat était renommé se vit attribuer le poste de président du YÖK, et l’université est devenu une caserne.
[* L’article n°1402, promulguée à l’origine en 1971, et qui, à la suite au coup d’Etat du 12 septembre 1980, et un changement effectué en 1983 par le Commandement de la loi martiale, a permis de licencier un grand nombre de fonctionnaires dont des universitaires.]
En 1995, l’année où j’ai terminé le lycée et intégré l’université, le fait de descendre dans la rue, avec le slogan “éducation scientifique, gratuite et indépendante” m’avait paru tout à fait naturel. Les professeurEs dont je suivais les cours à Science-Po [Mülkiye, Ankara] étaient soit “des 1402”, soit les futurs licenciéEs des décrets d’aujourd’hui. Cette période dans cette école, était pour moi, géniale. A la cantine, nous ne discutions pas sur les examens, mais sur les thèses des professeurEs, et bien sûr dans le cadre de l’actualité du moment. Projections de films, lectures de poésie, expériences de revues amateurs, discussions philosophiques, et bien évidemment analyses politiques… Nous avons vécu avec nos amiEs jugéEs avec des demandes de peine qui atteignaient presque les cent ans, des exécutions sans jugement, la “sale guerre”, et la “période du 28 février”* post Susurluk. J’aurais voulu que vous puissiez lire le texte du communiqué qui analysait le protocole EMASYA [Emniyet-Asayiş Yardımlaşma Protokolü : Protocole de coopération entre police et armée, supprimé en 2010 pour motif “prépare le terrain aux coup d’état”] qui a diffusé le régime d’état d’urgence, rédigé par nos amiEs au prix de rater les examens de Droit administratif et Droit constitutionnel…
[* La période du 28 février ou le “Coup d’Etat post-moderne” : le 28 février 1997, le Conseil de sécurité nationale adressait au gouvernement de coalition du leader islamiste Necmettin Erbakan une série d’injonctions lui demandant de respecter la laïcité. En réalité, ces injonctions lançaient un processus qui allait voir l’armée turque et ses principaux auxiliaires (la haute administration, la justice, la presse, le grand patronat, les partis politiques du système notamment) s’employer à déstabiliser le gouvernement Erbakan, obtenir sa démission et finalement en terminer par la dissolution du parti islamiste de la prospérité (Refah partisi). Ce parti se reforma quelques années plus tard sous le nom de Parti de la justice et du développement (AKP). Actant son échec précédent, le nouveau parti, une fois revenu au pouvoir, s’emploiera dès lors à réduire durablement l’influence des militaires sur le pouvoir civil. Et vous connaissez la suite…]
Ce qui déclenchait notre soif de savoir, n’était pas les notes, la carrière ni la concurrence. Alors que des syndicats renommés, des associations d’hommes d’affaires publiaient des communiqués soutenant le coup d’état militaire, nous avons lu nos communiqués, avec atour de nous, des policiers civils dont le nombre dépassait le nombre et face aux caméras de la police. “Démocratie, liberté et la paix” était notre devise imperturbable. Nous avons scandé sans relâche, “Budget pour l’éducation, pas pour la guerre !” J’ai compris ce que l’université est, à cette période. “L’édit appartenait au sultan, les universités étaient à nous”, nous les étudiantes. Il nous a arrivé plein de choses, perquisitions de domicile, surveillance policière… CertainEs d’entre nous sont alléEs en prison, d’autres ont dit adieu au travail dont ils/elles rêvaient. Pendant ces jours là, en marchant de Cebeci à Kızılay [à Ankara] un de mes amis, m’avait taquiné, avec mon rêve de devenir universitaire : “Maître, après toutes ces actions, ils ne te prendront pas de la vie”. J’avais répondu du tac-au-tac, “Occupe-toi de toi vieux, tu es devenu matière pour Ertürk Yöndem” [Journaliste, présentateur de l’émission “Anadolu’dan Görünüm” (Vues d’Anatolie) très orientée, sur TRT, chaîne unique de l’état]. Car lors d’une manifestation, mon ami qui portait la pancarte “Enseignement gratuit et scientifique”, avait été déclaré lors de l’émission “Anadolu’dan Görünüm” sur TRT, “le jeune dans la griffe de l’organisation terroriste”. Nous avons rigolé et passé dessus… Nous étions jeunes.
Lorsque j’ai eu mon diplôme, j’ai fait une maîtrise à l’Université du Bosphore, ensuite j’ai débuté comme assistant à la faculté des Sciences politiques de l’Université de d’Istanbul. C’était encore un toute autre processus d’apprentissage. Lors des cours, nous discutions entre nous, avec une gourmandise que je n’avais même pas rencontrée au cours de mon doctorat. Et cela ne nous suffisait pas, nous continuiions pendant les repas. Les centaines de pages que nous lisions, n’étaient pas pour des notes, mais une question de vie et de survie. Mon cerveau s’est élargi avec ces échanges interminables poursuivis dans la salle de discussions de Science Po. Pendant ces années où je quittais le statut d’étudiant et devenais personne active, j’ai fait la connaissance de toute une série de jeunes universitaires non pas dans la concurrence, mais en m’attachant à eux/elles par des liens fraternité. Nous nous sommes nourriEs réciproquement pendant des années et nous continuons à le faire.
Ma rencontre avec les questionnements de Kemal Alemdaroğlu [Directeur de l’université d’Istanbul de 1997 à 2004] remonte également à cette époque-là. Nous étions invitéEs en tant qu’assistantEs fraichement embauchéEs, à un cocktail à l’Université d’Istanbul. Nous avons compris, en arrivant à l’heure indiquée au rectorat, qu’on allait être interrogéEs. Dans cette pièce, où nous sommes prisES à tour de rôle, il n’y avait ni universitaires ni une seule personne de l’administration. On nous a demandé, en compagnie des bip d’un talkie walkie de police, ce que nous pensions du port du foulard. Aucun d’entre nous n’a bien sûr donné la réponse attendue. Moi, j’ai défendu devant un policier qui me regardait avec dégout, que le port de foulard était transformé en problème par le rectorat, et le droit d’enseignement de personne ne pouvait être confisqué. CertainEs de nos amiEs ont essayé d’expliquer la notion du “laïcité libertaire” et d’autres ont été viréEs bruyamment. Nous avons été témoins de tellement de choses. Des chats empoisonnés au nom de l’ordre du monde, un rectorat transformé en bureau de relations publiques d’un parti soit disant de gauche, qui, aujourd’hui a réussi à s’associer au gouvernement de l’Union Nationale.… C’est nous qui nous tenions aux côtés de notre élève effondrée en larmes, car le droit de discours de diplôme lui avait été retiré, alors qu’elle était la première de la promo. Le dernier mouvement d’Alemdaroğlu fut, pour se venger du président de l’Association des Droits de l’Homme (IHD) Akın Birdal, de couper ma bourse, du fait que je porte le même nom de famille. J’avoue qu’il m’a pesé de lui dire que je n’avais aucun lien familial avec lui. Le fait d’être lié à Monsieur Akın Birdal, et la lutte pour les Droits de l’homme, ne peut être pour moi, qu’un motif d’honneur. J’ai donc démissionné, trouvé une bourse de doctorat pour une université à l’étranger, et je me suis séparé de l’école que j’aimais tant.
Si je puis dire, mes travaux de doctorat à l’Université de Californie du Sud, se sont passés comme si j’étais en soins intensifs. Mises à part les difficultés de vivre dans un pays tout à fait différent, mon temps s’est passé à lire des tomes de livres que mon Maître Hayward Alker entassait devant moi à chaque rencontre. J’ai appris de lui, comment le carriérisme de l’université américaine, empêchait la production intellectuelle. Lors de nos conversations interminables, de la musique baroque, aux miniature chinoises, j’ai pris un enseignement de relations internationales, très différent de ce qui se trouve dans les livres. “La chose la plus importante est l’honnêteté intellectuelle. Quoi que tu fasses, ne fais jamais de concession sur cela” me disait mon Maître. Lorsque j’ai quitté le stage de l’apprentissage, et je suis rentré en Turquie, avec mon diplôme, ce qui m’a été le plus difficile a été clairement cela. Dans une institution qui prenait l’étudiantE comme clientE, et l’employéE comme esclave, je n’ai pu tenir qu’une année. Avec unE collègue, c’est avec le coeur net, et comme si on s’évadait d’une prison que nous nous sommes éloignées de cette université en toc, qui essayait de convaincre les universitaires à pointer par carte en disant “les employéEs des autres services pointeront en mettant leur empreinte digitale”. Après l’échec de notre initiative de syndicalisation, le jour où nous avons fait le premier pas vers le chômage, nous étions joyeux comme des enfants.
Après une année de chômage, l’Université Işık m’a paru comme un havre de paix. Il y avait une ambiance, où le collègues se soutenaient, des recherches communes étaient crées, pendant les petits déjeuners, les repas, des confrères de différentes disciplines s’inspiraient mutuellement. C’était une école petite mais dynamique. Il y avait un lien avec nos élèves, rarement observable dans les universités de fondation [privés]. J’avais pensé que j’avais enfin trouvé ma maison. Jusqu’à ce que l’ordre constitutionnel du pays soit suspendu.
Après avoir dit, lors des cours de théorie politique que je donnais, parlant d’Aristoteles à Montesquieu, en disant “La tyrannie est un régime de peur, or la république est un régime de vertus” comment j’aurais pu rester silencieux à ce qui se passait dans le pays ? Comment j’aurais pu me mettre face à mes élèves, sans l’honnêteté intellectuel, pour laquelle mon Maître Alker me disait “ne fais jamais de concession” ? Pendant que les corps sans vie des jeunes étaient traînés dans les rues, pendant que les corps des personnes âgées sorties de leur maison pour chercher du pain, étaient encore sur le sol, pendant que les os d’enfant carbonisés se trouvaient dans des sous-sols, comment j’aurais pu rester dans le silence devant ce dont je témoignais ? Avec quel visage, j’aurais pu expliquer à mes élèves, la citation de Cicero “Sans égalité, on ne peut parler de la liberté.” ? Devrais-je dire peut être “Les kurdes ne comptent pas comme citoyens”, ou “Dans la guerre et dans la politique tout est juste” ?, ou encore devrais-je leur dire, “Oubliez la Constitution, la République et tout ça, occupez-vous de vos affaires” ?
Et puis quoi encore !
J’ai été élevé par des républicains qui me disaient “les possibilités d’études que nous t’avons offertes, ne sont pas données à la majorité de ce pays, tu leur dois des services.”. J’ai été testé par des compagnons qui me demandaient “Vieux, arrête de parler comme un livre, c’est quoi l’essence du sujet ” J’ai reçu mon diplôme de la main des Maîtres qui me questionnaient “L’important n’est pas la carrière, quel est ton souci ?” J’ai été éduqué par mes étudiantes qui, de colère, envoyaient le livre de Machiavel par terre, en clamant “Maître, comment tu peux présenter cette misogynie comme théorie !”
Il n’est pas question que je montre allégeance à un instrument de coup d’état fondé par des faussaires. Je suis Sinan. Je suis encore étudiant. Je présente mes remerciements et ma gratitude à touTEs mes enseignantEs.
Sinan Birdal