Une lecture publique de la pièce de “théâtre documentaire”, Sivas‘93, aura lieu le 3 Mai 2017 , au 100 ESC, dans le cadre du Festival, l’Europe des Théâtres, organisé par Dominique Dolmieu, directeur de la Maison d’Europe et d’Orient.
Sivas’93 | Lecture publique, le 3 Mai 2017 à 20h au 100 ESC, 100 rue de Charenton 75012 Paris
Traduite et dirigée par Selin Altıparmak | avec Selin Altıparmak, Thérésa Berger, Jérémie Bergerac, Şükrü Munoğlu, Ege Olgaç par la Compagnie S’en Revient | Evénement Facebook
Nous, nous étions allés à la fête.
Eux, ils étaient venus pour tuer.
Nous avions confiance en l’Etat.
L’Etat était de leur côté.
Eux, ils croyaient à la mort.
Nous, on croyait à l’amour
Eux, ils étaient nombreux.
Nous étions un tout petit nombre
C’est par ces phrases que commence Sivas ‘93, la pièce de théâtre documentaire que Genco Erkal a écrit en 2007. Genco Erkal, metteur en scène et comédien turc, exprime ainsi la naissance de l’idée d’écrire une pièce documentaire sur le massacre de Sivas, dans son article « L’histoire de la pièce, Oyunun Öyküsü » :
« Un feu est tombé dans mon cœur au début du mois de Juillet. J’étais en vacances pour trois, quatre jours. Au quatorzième anniversaire de ce jour fatidique, j’étais en train de lire un article de Dikmen Gürün Uçarer dans le journal Cumhuriyet. Dans l’article, elle disait qu’il y avait beaucoup d’événements importants dans notre histoire récente et elle se demandait pourquoi nos auteurs n’écrivaient pas de pièces de théâtre documentaires sur ses sujets-là. Et comme exemple, elle citait l’incendie qui avait eu lieu à l‘Hôtel Madımak.
Soudain, je me suis souvenu ; l’année dernière elle avait écrit un article similaire, et j’avais partagé son avis de tout mon cœur. Cette fois-ci, en dehors du fait de partager son avis, une idée commençait à naître dans ma tête. »
A partir de là, il se met à collecter des documents officiels, comme des témoignages, enregistrements vidéos, décisions de tribunaux, afin de créer un montage de textes qui raconte le déroulement des événements qui ont fait du 2 juillet 1993, un jour obscur dans l’histoire de Turquie. Encore un autre, malheureusement…
Dans la mise en scène, un groupe de gens représentés comme une sorte de chœur vient pour rendre hommage aux victimes de cet événement. Ils sont là, devant l’Hôtel Madımak, et ils se remémorent ce qui s’est passé à Sivas le 2 juillet 1993. Les comédiens ont ce rôle de narrateur.
Au début de la pièce, les comédiens arrivent avec des fleurs devant l’hôtel. Ils nous racontent la première journée du festival.
Le second jour constitue la partie majeure de la pièce. Les “narrateurs” découvrent un communiqué distribué dans les mosquées pour agiter le peuple. À partir de ce moment-là, les événements sont racontés heure par heure.
Nous voyons au fur et à mesure, comment cette foule se répand dans les rues, comment d’autres manifestants les rejoignent, comment ils arrivent devant l’hôtel Madımak. Pendant que ces comédiens nous racontent l’histoire, ils incarnent parfois la foule qui provoque l’événement, parfois les invités désemparés à l’intérieur de l’hôtel et les policiers qui essayent de les sauver, mais qui restent inefficaces. Durant l’incendie, les comédiens incarnent les gens qui sont à l’intérieur de l’hôtel.
La suite du récit est composée par les témoignages de gens qui se sont sauvés de l’incendie. Nous écoutons comment ils sont sortis de l’hôtel. Nous découvrons avec eux le bilan de ce moment d’horreur. Après cette partie, le processus juridique, les déclarations des accusés et les décisions du tribunal nous amènent vers la fin de la pièce. Il est important de noter que l’auteur de la pièce n’invente aucune phrase de lui-même, il se sert de documents officiels pour construire tout le montage du texte. En ce sens-là, la pièce est entièrement documentaire. Aucune notion de fiction n’ y figure.
Pour raffraichir les mémoires…
Début juillet 1993, plusieurs artistes, écrivainEs et journalistes sont réunis à Sivas pour le 4ème édition d’un festival culturel qui rend hommage à Pir Sultan Abdal, un poète et philosophe. Pir Sultan Abdal, est un philosophe de l’Anatolie du 16ème siècle, une figure emblématique pour les alévis et dans les milieux progressistes de gauche. Sa philosophie prend appui sur la tolérance entre les êtres humains.
Le 2 juillet, deuxième jour du festival, une foule haineuse d’islamistes radicaux a mis le feu à l’hôtel Madımak, où les participants étaient logés.
Les manifestants prétextaient la traduction du livre de Salman Rushdie, ” Les Versets sataniques” par Aziz Nesin écrivain engagé connu en Turquie pour ses nouvelles humoristiques, romans et pièces de théâtre, prenant source de faits réels et souvent très critiques envers le nationalisme et l’islamisme. “Les Versets sataniques” étaient alors publiés comme périodiques, dans le journal Aydınlık, et attirait déjà la colère des intégristes.
Pendant que les activités continuaient, une vague de protestations s’est formée d’abord dans les mosquées et s’est étendue dans les rues, et a pris de l’ampleur vers 14h. Une foule agitée grandissait au fur et à mesure. On y entendait des slogans islamistes qui exprimaient la haine contre la laïcité et et l’auteur Aziz Nesin. La foule se rendit devant l’hôtel Madımak où étaient hébergés les invités du festival ; artistes, journalistes, écrivains, poètes, comédiens et musiciens. Vers les 20 heures, les manifestants incendièrent deux voitures qui se trouvaient devant l’hôtel. Ensuite, le bâtiment de l’hôtel fut atteint par le feu. La police, en nombre et force insuffisants, n’arriva pas à calmer la foule en colère, et l’incendie ravagea l’hôtel. Des musiciens, des poètes, tels que Metin Altıok, Behçet Aysan, Hasret Gültekin sont morts asphyxiés et brûlés. Il y a eu peu de rescapéEs…comme Aziz Nesin, qui avait entre autres traduit justement le livre de Salman Rushdie, « Les Versets sataniques », et que la foule hystérique n’avait pas reconnu.
37 personnes, dont 33 intellectuelLEs majoritairement aléviEs ont péri dans cet incendie volontaire, le 2 juillet 1993.
Et les coupables ?
Les suites juridiques furent toute une autre histoire, telle que Kedistan avait déjà relayé dans l’article “Sivas, Madımak brûle encore”. En voici des extraits :
Au départ, 190 accusés avaient été conduits devant les juges. 14 accusés ont été condamnés le 28 novembre 1997, à des peines de prisons allant jusqu’à 20 ans et 33 autres à la peine capitale. La Cour Suprême a confirmé les peines de prison le 24 décembre 1998, mais a refusé la décision des peines de mort pour des vices de procédure. En février 1999, les 33 accusés ont été de nouveau jugés et et condamnés à mort par la cour de sûreté de l’Etat. En 2002, suite à l’abolition de la peine de mort, les peines ont été transformées en perpétuité. Actuellement 31 coupables sont toujours derrière les barreaux.
La personne, considérée comme le nom clé de l’affaire, Cafer Erçakmak, lors du massacre, membre de Conseil de la Mairie de Sivas, et 8 autres accusés qui se sont évadés après la décision de la Cour Suprême en 1997, n’ont toujours pas été trouvés. Récemment il a été découvert que certains “évadés” étaient recherchés à des adresses erronées, voire à l’adresse du bureau de leur avocat, inscrite “par inadvertance” dans le dossier comme adresse de résidence… De plus les personnes en fuite étaient recherchées non pas pour avoir brûlé vif 33 personnes, mais pour avoir transgressé la loi des rassemblements et manifestations.
Le dossier concernant 7 des “évadés”, a été clos le 13 mars 2012, pour prescription. La Cour Suprême sollicitée par les avocats des plaignants a confirmé cette dernière décision en juillet 2014.
Notons que, Recep Tayyip Erdoğan, à l’époque Premier ministre avait déclaré : « Que cette décision soit bénéfique pour notre Nation, pour notre Patrie. »
Le massacre de Sivas, en pleine lumière
Avec Sivas’93, Genco Erkal, veut porter la réalité d’un massacre sur les planches. Il dénonce ce qui s’est passé à Sivas, le 2 juillet 1993 et il met en scène une réalité que les autorités préfèrent taire. Ainsi, il met en lumière une page noire dans l’histoire récente de la Turquie.
Genco Erkal partage avec nous ses pensées dans “L’histoire de la pièce, Oyunun Öyküsü” :
« Je m’enferme chez moi, je me plonge dans les documents. Bien sûr, je n’arrive plus à dormir. Les témoignages des personnes ayant vécu cet événement ; les photos prises à l’intérieur de l’hôtel, à la morgue, aux funérailles ; les enregistrements vidéo sont d’une capacité à décomposer la nature humaine. Je me dis que tout le monde doit les voir. Pour qu’un tel événement ne se reproduise plus, il faut que l’on arrive à se confronter au massacre de Sivas. Au fur et à mesure qu’on descend dans les profondeurs, différentes dimensions apparaissent. Une énigme non résolue. Un mystère pas complètement découvert. Comme cela arrive à chaque événement de cette envergure chez nous ; il n’y a pas de causes réelles, les vrais responsables n’existent pas. Tout est mis dans le noir, tout est caché, dénaturalisé.
Il y a tant d’événements comme ça, que nous connaissons de près. A chaque fois, c’est le même jeu qui est joué mais nous n’arrivons pas résoudre le mystère, nous n’arrivons pas à nous réveiller. Nous pourrons, peut-être, être utiles si nous arrivons à mener le spectateur à réfléchir, à discuter tout en exposant dans la pièce le fonctionnement de ce mécanisme avec toutes ses dimensions que nous connaissons déjà. »
Ce n’est peut-être pas une coïncidence, lorsque ce texte dramatique attire l’attention du festival pour l’édition de 2017. Nous traversons encore aujourd’hui beaucoup de moments obscurs… Comme Genco le dit, le même jeu est joué et rejoué… Beaucoup d’entre nous, que ce soit en Turquie, en Syrie, en Europe, ou ailleurs, éprouvons le sentiment de nous retrouver face à des énigmes non résolues, des mystères pas encore complètement découverts… Peut-être des textes comme Sivas’93, comme Rwanda’94 pourront éclairer pour nous, le chemin de la vérité, et, surtout, pour que tout cela ne s’oublie pas.
Selin Altıparmak