Les com­bats urbains et le cli­mat général délétère ont eu rai­son de la vital­ité économique de Diyarbakır. La Con­fédéra­tion des asso­ci­a­tions de busi­ness­men et d’industriels du Sud et du Sud-Est (DO-GÜNSİFED) par­le de 2000 mag­a­sins fer­més et de 15000 per­son­nes sup­plé­men­taires au chô­mage dans la ville mil­lé­naire. Au bas mot, car il n’est pas cer­tain que le petit épici­er du coin ou les tra­vailleurs informels soient enreg­istrés à la con­fédéra­tion men­tion­née plus haut. Sans par­ler de ceux qui ont été chas­sés par l’Etat de leurs maisons de Sur, promis­es à la destruc­tion.

Une chose est claire, on ne se bous­cule pas dans les ruelles étroites et les bazars de la vieille ville entourée de ses rem­parts. Le tourisme, pili­er de l’économie locale, est en chute libre. Com­merces, mag­a­sins, hôtels et restau­rants sont frap­pés de plein fouet.

Apathie quotidienne

« On a pu rou­vrir il y a un an, après qua­tre mois de blo­cus total de Sur. Mais le mal est fait, plus per­son­ne ne vient ici, ni les Turcs, ni les étrangers » con­state Cav­it dans son mag­a­sin de tapis arti­sanaux depuis 33 ans. Même les sol­dats améri­cains, très atten­dus avec leurs sol­des mil­i­taires, n’ont plus le droit de sor­tir de la base aéri­enne voi­sine. Ques­tion de sécu­rité. « Je n’ai jamais vu ça. Même dans les années 90, au plus fort de la guerre, on arrivait mal­gré tout à tra­vailler. Par­fois je passe une ou deux semaines en ne ven­dant absol­u­ment rien. Je ne gagne rien et ceux qui ont fab­riqué les tapis non plus. Ma femme et mes fils me dis­ent que je devrais arrêter et fer­mer le mag­a­sin, que ça ne sert à rien de s’accrocher » soupire le marc­hand en égrenant son chapelet. Il y a deux ans, ils étaient une ving­taine à pro­pos­er tapis et kil­ims faits main. Il est aujourd’hui l’unique rescapé.

Dans cette sit­u­a­tion économique alar­mante, il se sait mal­gré tout chanceux car pro­prié­taire de son échoppe. Les fins de mois sont néan­moins dif­fi­ciles et il a été poussé à s’endetter pour assur­er les études de ses enfants, lui qui vivait con­fort­able­ment il y a peu. « On espère que Newroz fera venir du monde, mais franche­ment, je n’y crois pas » prédit Cav­it, entouré d’amis tout autant désœuvrés.

Assis sur un tabouret, Mehmet pour­suit : « on vit dans la peur. En tout cas moi je vis chaque jour avec. Là on est qua­tre à boire du thé, on dis­cute tran­quille­ment. Mais qui de nous peut dire ce qu’il va se pass­er dans une demi-heure ou demain ? En fait, on n’en sait rien. »

La cité se mor­fond, les ruch­es de con­som­ma­tion que sont les grands cen­tres com­mer­ci­aux, situés dans les quartiers neufs et éloignés du cen­tre ne sont que des cache-mis­ères. Beau­coup de rideaux métalliques restent bais­sés, les yeux des uns et des autres plongés dans le vague. Regards lassés qui parta­gent leurs longues journées. Les marchands n’ont guère de monde avec qui négoci­er, les guides et tra­duc­teurs n’ont plus de vis­i­teurs à émer­veiller au détour d’une ruelle, à l’ombre d’un minaret. Le cœur his­torique de Diyarbakır bat au ralen­ti, plom­bé par les craintes d’un passé proche vio­lent et meur­tri­er, prêt à ressur­gir à chaque instant.

Poly­glotte aver­ti, Mehmet pointe du doigt vers Ankara car « ce que font Erdoğan et ses min­istres, c’est de la folie pure. Ils men­a­cent sans arrêts, les sim­ples citoyens comme les pays étrangers. L’impact économique de ces agisse­ments poli­tiques est énorme pour nous. Mais ils s’en fichent, ils préfèrent faire du bruit et flat­ter leur égos en nous dis­ant que tout va bien. Ils nous par­lent d’un renou­veau ottoman en dis­ant que le pays était endor­mi depuis un siè­cle. Regarde nous, on est au chô­mage depuis bien­tôt deux ans. Si c’est ça le renou­veau, je préfère con­tin­uer à dormir. » L’assistance approu­ve et pour appuy­er ses pro­pos, cer­tains rap­pel­lent qu’avoir abat­tu un avion de com­bat russe en novem­bre 2015 a entraîné la sus­pen­sion par la Russie des impor­ta­tions agri­coles en prove­nance de Turquie. Plus qu’une l’économie morose, cha­cun ici sent peu à peu l’isolement les envelopper.

Angoisses économiques et vertiges identitaires

La poli­tique menée par le pou­voir et la sit­u­a­tion régionale ont mis la société sur la brèche économique. Erdoğan le sait et, tout en insul­tant les Pays-Bas et l’Allemagne, se garde bien de remet­tre en cause les accords économiques signés avec ces deux parte­naires de pre­mier plan. La Turquie ne peut se le per­me­t­tre. Sa crois­sance se tasse, pas­sant de plus de 8% en 2011 à 3% en 2016. A mesure que défi­lent les mois, les inquié­tudes au sujet d’un pays jugé peu fiable gran­dis­sent et les investisse­ments étrangers dimin­ues, divisés par deux entre 2015 et 2016.

Avoir saisi des cen­taines d’entreprises, pour­suivi et incar­céré des mil­liers de tra­vailleurs et de patrons depuis la ten­ta­tive de putsch n’est sans doute pas sans lien avec une telle con­jonc­ture. Pen­dant ce temps-là, le clien­télisme d’Etat prospère tout comme le chô­mage qui gravite offi­cielle­ment autour de 12%.

Le tourisme, secteur impor­tant de l’économie turque, s’est effon­drée de 30% en l’espace d’un an. Une courbe que suit la livre turque et beau­coup regret­tent de ne pas avoir con­ver­ti l’argent mis de côté en or ou en devis­es fortes il y a quelques années.

La paupéri­sa­tion ouvre grand ses bras à de nom­breux citoyens qui vivaient jusque-là décem­ment. Bien sûr, pas un mot de tout cela lors des appari­tions télévisées pour­tant quo­ti­di­ennes de l’omniprésent prési­dent. Les citoyens turcs ont en revanche été infor­mé de l’augmentation de 10% du salaire min­i­mum en début d’année, dont l’objectif, autre qu’électoral, demeure la lutte con­tre l’inflation chronique qui frappe le pays depuis plusieurs années.

Evidem­ment, tout n’est pas imputable au prési­dent actuel dans un monde à l’économie glob­al­isée et dérégulée. La Turquie est en con­tact direct avec une région du monde qui ne favorise pas la quié­tude et l’épanouissement des échanges économiques.

Les trois mil­lions de Syriens au statut d’invités à pro­tec­tion tem­po­raire pèsent sur les finances de l’Etat et cette main‑d’œuvre bon marché crée un dump­ing social. En revanche, Erdoğan est respon­s­able d’avoir préféré la guerre à la paix avec les Kur­des au print­emps 2015, lorsqu’il a sen­ti le songe d’un pou­voir absolu lui gliss­er peu à peu entre les doigts.

Les fab­ri­cants d’armes, liés à l’exécutif autori­taire, se frot­tent les mains et les Kur­des paient la tournée. Il est respon­s­able d’avoir offert sou­tien et assis­tance à des extrémistes se revendi­quant d’un islam dont ils sont à des années-lumière. Il a cru les manip­uler à sa guise, ils ont fini par mor­dre la main qui les avait caressés et là, ce sont tous les Turcs qui ont trin­qué. Respon­s­able d’attiser les brais­es nation­al­istes et religieuses dans une région qui n’en a vrai­ment pas besoin, au détri­ment du bien-être socié­tal et du vivre-ensemble.

Au cours de ses man­dats suc­ces­sifs, il a longtemps mis en lumière les pro­grès et développe­ments économiques du pays, comme l’indique le nom de son par­ti. Aujourd’hui, il ne peut plus les met­tre en avant, part en arrière déter­rer du caveau des idées et des con­cepts que l’on voudrait voir pour de bon appartenir au passé.

L’Europe fas­ciste et islam­o­phobe, les guer­res de reli­gions, le culte de la per­son­nal­ité, la vic­tim­i­sa­tion du seul con­tre tous et la grandeur passée ottomane sont en tête de gon­do­le. Le gou­verne­ment turc, tout acquis à la cause de son prési­dent, détourne l’attention publique de ses dif­fi­cultés actuelles en allumant ces contre-feux.

Erdoğan se rêve en suc­cesseur d’Abdülhamid II et fait pay­er à toute la société turque le prix de cette illu­mi­na­tion anachronique. Il propulse la Turquie dans une obscu­rité per­cep­ti­ble d’Istanbul à Van, en pas­sant par Diyarbakır, un pays où à chaque jour suf­fit sa peine, où comme le dit Cav­it, « on ne voit pas l’avenir. On n’y pense même plus. »


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