Refuser l’image que les hommes donnent de la féminité, c’est l’un des crédos de cette figure montante de la poésie turque d’aujourd’hui, “l’une des voix les plus prometteuses de son pays”, aux dires de l’éditeur Bruno Doucey.
Née officiellement en octobre 1984 à İzmir (Smyrne), bien qu’un an plus tôt dans la vraie vie, Müesser Yeniay a poursuivi des études de langue et de littérature anglaise à l’Université d’Ege. Elle a publié ses écrits dans de nombreux titres turcs (Dize, Mor Taka, Mühür, Hurriyet Gösteri, Şiir’den), mais aussi dans des revues étrangères (The Voices project, The Bakery, Shot Glass Journal, Casa Della Poesia, Libere Lucci, Poeticanet, Poiein, Sentinel Poetry, Revue Ayna, Mediterranean Poetry, Tema, Kritya…).
Préparant désormais un doctorat de littérature turque à l’Université Bilkent d’Ankara, Müesser travaille aussi comme directrice de publication de la revue Şiirden, à Istanbul. La jeune femme a écrit plusieurs ouvrages traitant des aspects théoriques et critiques de la poésie turque, et contribué à la traduction en turc de nombreux poètes anglophones. Quant à ses poèmes, ils lui ont déjà valu plusieurs prix littéraires. Comme le fait remarquer le poète, chroniqueur et écrivain français d’origine turque Michel Ménassé, qui a préfacé le dernier de ses recueils paru en octobre dernier aux éditions Bruno Doucey (Ainsi disent-ils), Müesser est sollicitée dans les festivals de poésie du monde entier : elle est traduite en anglais, français, italien, espagnol, grec, roumain, arabe, hébreu…
“Etre femme libre et poète est aujourd’hui un défi de grande audace dans les pays sous régime islamique” explique Michel Ménassé dans sa préface. Et de l’audace, Müesser Yeniay, “écorchée vive, à l’acmé de sa révolte”, n’en manque pas. “Parodique ou désespérée, sa devise pourrait être ‘Ni Dieu, ni mâles’, mais ce serait réduire l’auteur à une posture de façade”, poursuit Michel Ménassé. Je n’en dirai pas davantage, en vous invitant seulement à lire cette jeune poète qui, s’inspirant de la mystique soufie, confie en guise d’ouverture à la troisième partie de son recueil : “C’est seulement quand j’écris des poèmes que mon âme danse. C’est seulement quand j’écris des poèmes que m’appartiennent tous les lieux, toutes les temporalités, tous les possibles… C’est cela la joie d’exister… La porte des rêves attend toujours entrouverte, là demeure la conscience pure, pareille à Dieu”.
Bien-sûr, je ne bouderai pas mon plaisir à relayer quelques-uns de ses poèmes, traduits par Claire Lajus. Le premier, forcément, a sa place ici. Il a pour titre… Kedi (Le chat). Le second est dédié à la Résistance de Gezi, où en mai 2013 des manifestants venus protester contre la destruction annoncée du lieu, rare espace vert au cœur d’Istanbul, ont été sévèrement molestés par la police : 4000 manifestants ont été blessés, dont plusieurs dizaines gravement blessés, et 6 personnes en sont mortes. Enfin, dans le troisième, il est question de Kadın (Femme)… Lisez !
Anne Rochelle
Le chat
un soir
à une station glaciale
un énorme chat
a bu toute mon affection
au cœur de l’obscurité
sa fourrure
je l’ai étreinte, intensément
comme prêts à fondre sur le sol
les nuages se sont divisés
les oreilles du chat un toit
ses coussinets un foyer
lieu
où le plaisir et le chagrin
du monde sont inconnus
et moi
je l’ai étreint
de tout mon cœur
Un nid d’oiseau dans le parc Gezi
à Nâzım Hikmet, respectueusement
J’écris tout cela d’un nid d’oiseau
entre deux branches dans le parc Gezi
mon souffle se plante dans ma poitrine tel un couteau
avec le peuple du monde entier ils viennent abattre le ciel
je suis un nid d’oiseau dans le parc Gezi
entre deux branches
ici les gens sont venimeux
des arbres ont été arrachés
nous sommes chassés du monde
où nous avaient convié nos mères
ils bombardent le chant des oiseaux
‑les oiseaux ne peuvent imiter la monnaie sonnante-
Phénix Anka, on entend un Ethem au milieu des tirs !
soudeur à Ankara
ramassé comme une plume son corps
Femme
Balayant
le sable
autour
des mots
un vent
un souffle
tout le monde
appelle
Dieu
saisissant
mon être
au fond de moi
je le pose
en dehors
de moi
je suis le lieu
où est
abondant
le divin
rare
l’humain