L’histoire de la Turquie et de ses luttes pour l’émancipation sociale pourrait à bien des égards faire l’objet d’une “martyrologie”, tant les noms et les visages des victimes de la répression d’état sont nombreuses. Ali İsmail Korkmaz y figurerait aussi en bonne place.
Ils s’appellent, au hasard, et pour les plus récents, lorsque ce billet voit sa première rédaction en 2015, Ali İsmail Korkmaz, Ethem Sarısülük, Abdullah Cömert, Mehmet Ayvalıtaş, Medeni Yıldırım, Berkin Elvan…
Des jeunes, pour la plupart étudiants, assassinés par la police, quand ils n’ont pas été littéralement lynchés, conjointement par les forces de répression et les ultra nationalistes, comme ce fut le cas ici pour Ali Ismail. D’autres furent assassinés gratuitement, alors qu’ils allaient chercher du pain, dans une rue pleine de policiers en armes, comme le jeune Berkin Elvan.
Parmi ces jeunes victimes de ces années récentes, revenons sur la mémoire de Ali İsmail Korkmaz, meurtre rattaché à ce qui fut une embellie des luttes sociales en 2013.
A la lumière, ou plutôt le noir, de ce qu’est la situation aujourd’hui, on a beaucoup de difficultés à imaginer que trois années en arrière, une vague de contestation du régime se manifestait et unissait entre eux des mouvements et des forces vives, faisant converger les luttes anti-régime. La polarisation extrême de la société turque actuelle saute alors aux yeux, et on mesure les effets de la “guerre” menée depuis le plus haut sommet de l’état, en résonance avec le nationalisme qui imbibe toutes les couches sociales.
Au départ de ce qui devint un mouvement puissant de protestation, il y avait eu les tentatives d’empêcher des bulldozers de raser le parc Gezi d’Istanbul, un des rares havres de verdure du centre ville, contre des promoteurs peu scrupuleux et faisant fi des jugements rendus par les tribunaux, donnant pourtant raison aux protecteurs de l’environnement. Cette résistance de quelques unEs au départ, cristallisa bien au delà d’Istanbul, une très forte mobilisation de jeunesse d’abord, très vite devenue populaire. La répression du pouvoir fut alors, elle aussi, à la hauteur de la contestation et de ce dernier Printemps turc.
Ali İsmail Korkmaz, jeune homme mobilisé comme des milliers d’autres, fut battu à mort par les flics, le 3 juillet 2013 à Eskişehir, en Anatolie Centrale, lors de manifestations pour le parc de Gezi. Et ceci sous les objectifs de caméras de surveillance qui avaient filmé la scène insoutenable. Ali İsmail est alors resté dans le coma pendant 38 jours, avant de s’éteindre, à l’âge de 19 ans.
Le tribunal avait rendu un verdict en janvier 2015.
Au banc des accusés : 8 personnes dont 3 policiers…
Pour Mevlüt Saldoğan, membre des forces de police, accusé d’avoir donné le coup de pied mortel, le tribunal a décidé qu’il avait « donné la mort sans intention de la donner » et l’a condamné à une peine de 13 ans de prison. Peine réduite pour bonne conduite à 10 ans et 10 mois. Selon son avocat, il sera placé en liberté conditionnelle au bout de 4 ans et 2 mois de peine. Lors de sa première défense, son avocat avait précisé que son client avait donné un coup de pied pour qu’Ali Ismail “débarrasse le plancher”. Le policier avait alors déclaré “J’avais mal au pied, je n’ai pas donné un coup de pied très fort”.
Ce policier, actuellement à Ankara s’est même exprimé lors du procès, en vidéo-conférence : « Gezi est une tentative de coup d’état. Ils ont mis en danger la vie et le bien du peuple. S’il existe un vrai tueur, c’est ceux qui ont fait descendre ces enfants dans la rue. Ne cherchez pas ailleurs de bouc émissaire. ». Le son a du même ensuite être coupé du fait qu’il continuait en insultant les résistants de Gezi…
Yalçın Akbulut, également policier, a lui, été condamné à une peine de prison de 12 ans et a bénéficié d’une réduction de 2 ans pour bonne conduite.
Les commerçants, İsmail Koyuncu, Ramazan Koyuncu et Muhammed Vatansever, impliqués également dans le crime, ont chacunreçus une peine de prison de 6 ans et 8 mois.
Ebubekir Harlar, commerçant, sera libéré, bénéficiant de la réduction de peine pour bonne conduite et du temps de préventive. Harlar s’est défendu avec ces mots « Je n’ai battu et tué personne, c’est la police qui a demandé de l’attraper. »
Les policiers Şaban Gökpınar et Hüseyin Engin ont eux, été acquittés.
Sur le web d’innombrables vidéos en réaction au procès avaient fait le tour des médias et des réseaux sociaux.
Dans plusieurs villes au travers la Turquie, les turcs étaient aussi descendus dans la rue pour protester par de nombreux rassemblements et manifestations contre le verdict du tribunal.
Les manifestants, remontés contre l’Etat, hurlaient derrière le portrait d’Ali İsmail en scandant :
« Ali İsmail Korkmaz est immortel »
« L’assassin d’Ali, la police d’AKP »
Selon le quotidien Radikal, encore publié à l’époque, la police était violemment intervenue dans le quartier de Kadıköy (le fameux quartier du Fenerbahçe) et à Ankara. A Kadıköy les manifestants avaient répondu aux canons à eau et aux grenades lacrymogènes par des jets de feux d’artifices. Une dizaine de personnes avaient été arrêtées.
A Ankara, une centaine de manifestants s’étaient regroupés dans le quartier laïque de Kızılay. Après les prises de paroles, le groupe avait voulu marcher. L’itinéraire de la marche avait alors été bloqué par les forces de répression venues intervenir pour disperser la population.
Les manifestations d’Adana et d’İzmit s’étaient déroulées sans heurts.
A Izmir quelques moments d’affrontements entre manifestants et forces de police avaient été vécus.
A Eskişehir, la ville d’Ali Ismail, les manifestants étaient derrière la bannière « Tant que ne l’avons pas décidé, ce procès ne sera pas fini ». Ils avaient marché dans l’avenue İsmet Inönü pour prendre la parole devant la statue d’Ali İsmail :
Les assassins d’Ali İsmail Korkmaz, étudiant tabassé à mort, dans une rue sombre, lors de la longue résistance de juin, ont reçu des réductions de bonne conduite dans le Théâtre de la Justice de Kayseri. Le fait d’avoir donné la mort sans intention de la donner a été validé par la main de l’Etat. Deux des policiers bourreaux en chasse à l’homme, armés de matraques et d’armes à feu, ont comparu libres, puis acquittés. Ali Ismail a été tué à Eskişehir, le verdict a été donné à Kayseri. Mais ce procès n’est pas encore fini. Tant que le peuple ne l’aura pas dit, ce dossier ne se fermera pas et ce procès ne se terminera pas.
Le magazine n’existait pas encore lors de ces “événements de Gezi”, puisque c’est la formule consacrée. Vous ne trouverez donc pas de liens qui y conduisent sur le site. Aussi nous vous conseillons fortement de relire les articles, nombreux, sur Susam Sokak.
On ne mesure jamais assez le chemin parcouru dans la mise en place d’une situation politique et ses points d’explosion ou d’implosion. Trois années seulement se sont écoulées jusqu’à ce référendum prochain, dont on sait que, quel que soit le résultat, il ouvrira une période pire encore, et qui plus est dans des rapports internationaux très tendus, et une guerre tant contre les civils qu’à l’extérieur, dont on ne voit plus les limites…
(Billet de 2015 — Nouvelle rédaction 2017)