En marge de réu­nions du Con­seil des droits de l’homme de l’ONU, le jour­nal­iste et prési­dent fon­da­teur de P24 Hasan Cemal s’est exprimé le 13 mars à Genève, et il a soulevé la ques­tion des jour­nal­istes empris­on­nés en Turquie. “Ce qui est empris­on­né en Turquie, c’est le jour­nal­isme. C’est le droit d’ex­pres­sion”, a déclaré Hasan Cemal. En ajoutant qu’il con­tin­uerait de se bat­tre pour la lib­erté d’ex­pres­sion en Turquie.

L’événe­ment a été organ­isé par Arti­cle 19, Human Rights Watch (HRW), la Fédéra­tion inter­na­tionale des droits de l’homme, le Con­seil inter­na­tion­al de réadap­ta­tion pour les vic­times de la tor­ture, PEN Inter­na­tion­al, P24 et Reporters sans frontières.

Voici la tra­duc­tion de son dis­cours, relayé sur le site P24.


Turquie, la République de la peur.*

Nous vivons dans un monde où les lib­ertés, l’É­tat de droit et les droits de l’homme sont de plus en plus méprisés. C’est un monde dom­iné par la peur.

La peur com­mence à éroder nos libertés.

Nous vivons dans un monde où la peur com­mence à sub­juguer les esprits.

C’est un monde d’intimidation.

Et c’est comme ça en Turquie.

En Turquie, la peur grandit tous les jours.

Les voix dif­férentes sont supprimées.

Les médias sont sous contrôle.

La jus­tice est sous contrôle.

L’u­ni­ver­sité est sous contrôle.

Peut-il y avoir une démoc­ra­tie et un État de droit dans un pays dont les médias ne sont pas libres, dont le pou­voir judi­ci­aire n’est pas libre, dont les uni­ver­si­taires ne sont pas libres ?

Bien sûr que non.

Et c’est pour­tant le résumé de la sit­u­a­tion en Turquie.

Je m’ap­pelle Hasan Cemal.

J’ai 73 ans.

Je tra­vaille comme jour­nal­iste depuis 47 ans.

La semaine dernière, un pro­cureur a exigé une peine de 13 ans pour une série d’ar­ti­cles que j’avais écrit il y a près de qua­tre ans. C’est l’un des nom­breux procès aux­quels je dois faire face en tant que jour­nal­iste. Je tiens main­tenant pour acquis que cela fait par­tie du prix pour dire la vérité en Turquie.

J’ai vu des coups d’É­tat, j’ai vécu sous des admin­is­tra­tions militaires.

Mais je n’ai jamais été aus­si pes­simiste qu’aujourd’hui.

Je n’ai jamais vu une péri­ode aus­si som­bre qu’aujourd’hui.

Je ne me suis jamais sen­ti aus­si impuis­sant, avec aucune per­spec­tive vers laque­lle me tourn­er, que ce n’est le cas aujourd’hui.

Aujour­d’hui, la Turquie a un prési­dent, son nom est Recep Tayyip Erdoğan.

C’est un prési­dent qui ne se sent pas lié par la Constitution.

Selon la Con­sti­tu­tion, le prési­dent est tenu d’être impartial.

Erdoğan n’est pas impartial.

Il doit être au-dessus de la poli­tique d’un parti.

Il n’est pas au-dessus de la poli­tique d’un parti.

Il vio­le le ser­ment qu’il a pris, il vio­le la Constitution.

Il déclare qu’il ne se con­formera pas aux déci­sions de la Cour con­sti­tu­tion­nelle. Il demande aux tri­bunaux inférieurs de rejeter les déci­sions de la Cour constitutionnelle.

Il déclare “traître” le prési­dent de la Cour con­sti­tu­tion­nelle qui signe une déci­sion défen­dant la lib­erté d’expression.

Il déclare même “traitre” le gou­verneur de la Banque cen­trale, qui ne réduit pas les taux d’intérêt.

Il qual­i­fie de “traitres” les hommes d’af­faires qui appel­lent à une plus forte pri­mauté du droit.

C’est le genre de prési­dent Recep Tayyip Erdoğan.

Il veut une autorité où seule­ment sa voix, ou les voix qu’il aime, sont entendues.

C’est un prési­dent qui n’a jamais tenu de véri­ta­ble con­férence de presse. Il ne per­met pas aux jour­nal­istes qui pour­raient lui pos­er des ques­tions inquié­tantes de s’ap­procher de lui.

Il soumet la Turquie à un référen­dum le 16 avril, pour légitimer le régime per­son­nel qu’il se fabrique.

Il fait cam­pagne pour un vote “oui”, violant une fois de plus son oblig­a­tion con­sti­tu­tion­nelle de rester impartial.

Il ser­monne les grands patrons des médias à huis clos, pour s’as­sur­er qu’ils tra­vail­lent pour le “oui”.

Parce que Erdoğan ne con­sid­ère les jour­naux et les chaînes de télévi­sion que comme des out­ils de propagande.

Mais il ne s’ar­rête pas là.

Il accuse ouverte­ment ceux qui voteront “non” d’être des ter­ror­istes, des enne­mis de l’is­lam et des par­ti­sans de la ten­ta­tive du coup d’État.

Il est utile de le noter.

Erdoğan fait ces accu­sa­tions de ter­ror­isme et d’es­pi­onnage sous le chapeau.

Ses juges imi­tent sa mau­vaise habitude.

Par exem­ple, j’ai été con­damné à des peines de prison pour “ter­ror­isme” en rai­son de mes écrits. Bien que ces peines ne soient que des peines avec sur­sis pour le moment…

Et puis il y a les cas de “diffama­tion” envers le président.

Selon les déc­la­ra­tions du min­istère de la Jus­tice, 1 845 affaires judi­ci­aires ont été lancées en l’e­space d’un an et demi, entre août 2014, date à laque­lle Erdoğan a été élu prési­dent, et mars 2016. Ce chiffre a main­tenant dépassé les 3000…

Ces accu­sa­tions de diffama­tion sont util­isées comme une arme impi­toy­able pour étouf­fer la lib­erté d’expression.

Plus récem­ment, j’ai été con­damné pour avoir répété dans l’un de mes arti­cles l’ex­pres­sion “de car­i­ca­ture de dic­ta­teur” que Kemal Kılıç­daroğlu, le chef du prin­ci­pal par­ti d’op­po­si­tion, le CHP, a util­isé dans un discours.

Comme je l’ai dit, je suis jour­nal­iste depuis 47 ans. Mal­heureuse­ment, en Turquie, le gou­verne­ment Erdoğan a fait du jour­nal­isme un crime.

J’écris depuis 2013 pour le site Inter­net T24. Et je suis le prési­dent fon­da­teur de P24, une plate-forme d’in­for­ma­tion qui défend un jour­nal­isme indépen­dant. Selon les don­nées que P24 recueille à par­tir de sources ouvertes et mis­es à jour plusieurs fois par semaine, il y a actuelle­ment 148 jour­nal­istes der­rière les bar­reaux en Turquie, sim­ple­ment pour le fait d’ex­ercer leur lib­erté d’expression.

Les procès con­tre la plu­part de ces jour­nal­istes n’ont pas encore com­mencé. Ils dépéris­sent en prison, alors que les pro­cureurs n’ont même pas écrit leur acte d’accusation.

Quand on regarde les chefs d’ac­cu­sa­tion sur lesquelles les ordon­nances d’ar­resta­tion sont fondées, c’est clair comme de l’eau de roche.

Ces jour­nal­istes sont en prison parce qu’ils ont infor­mé sur l’ac­tu­al­ité, parce qu’ils ont écrit des tri­bunes, parce qu’ils ont par­lé à la télévi­sion, parce qu’ils ont édité des journaux.

Prenez Şahin Alpay — mon ami, un écrivain et un poli­to­logue qui a con­sacré la majeure par­tie de sa vie à vouloir con­cré­tis­er le rêve d’une Turquie démocratique.

Nous avons le même âge, nous sommes amis depuis des décennies.

Şahin est empris­on­né en dépit de sa mau­vaise san­té, parce qu’il était un chroniqueur du jour­nal Zaman, un quo­ti­di­en légale­ment pub­lié en Turquie depuis des années.

Il n’y a aucune autre accu­sa­tion con­tre Şahin, aucune preuve d’un acte répréhen­si­ble de sa part autre que ses chroniques. Mais il a été privé de sa lib­erté depuis le 30 juillet.

Ma chère amie Nazlı Ilı­cak, jour­nal­iste depuis de nom­breuses décen­nies, se trou­ve dans une sit­u­a­tion sim­i­laire. Parce qu’elle n’a pas cessé de cri­ti­quer Erdoğan dans les jour­naux télévisés, elle a été envoyée en prison le 30 juillet.

C’est une sit­u­a­tion égale­ment partagée par mes amis très proches, les frères Altan, Ahmet Altan, romanci­er et jour­nal­iste et son jeune frère Mehmet, pro­fesseur d’é­conomie et jour­nal­iste. Les frères Altan, qui ont con­sacré leur vie à lut­ter con­tre les coups d’É­tat mil­i­taires et les com­plots et qui, comme le reste d’en­tre nous, ont été choqués et en colère par ce qui s’est passé le 15 juil­let en Turquie, sont désor­mais accusés d’avoir délivré des mes­sages “sub­lim­inaux” en sou­tien à la ten­ta­tive de coup d’État.

Vous l’avez bien com­pris : des mes­sages “sub­lim­inaux”! Ce n’est pas une blague.

Pire, ils sont accusés d’avoir ten­té de ren­vers­er le gou­verne­ment et le prési­dent avec ces mes­sages “sub­lim­inaux”.

Les preuves à charge ?

Une émis­sion de télévi­sion à laque­lle ils sont apparus ensem­ble le 14 juil­let, et plusieurs de leurs articles.

Qu’ont dit Ahmet et Mehmet pen­dant cette émis­sion et dans leurs papiers ?

Qu’ont-ils fait d’autre que de dire à Erdoğan “de ne pas vio­l­er la Con­sti­tu­tion et de revenir à la démocratie”?

Rien. Mais les deux frères ont été privés de leur lib­erté depuis le 10 sep­tem­bre 2016.

Ensuite, il y a le cas de mes 12 amis qui tra­vail­lent pour Cumhuriyet, un jour­nal pour lequel j’ai été le rédac­teur en chef pen­dant de nom­breuses années. Ils sont tous en prison.

Pourquoi ?

Ils sont accusés de pro­pa­gande et d’ap­par­te­nance à des organ­i­sa­tions illé­gales. Ils sont qual­i­fiés de terroristes.

Y a‑t-il des preuves ? Pas du tout.

Il n’y a eu aucune preuve con­tre eux autre que les arti­cles qu’ils ont écrit et leurs titres. Rien ne prou­ve qu’ils ont fait autre chose que du jour­nal­isme. Néan­moins, ils sont en prison depuis presque qua­tre mois.

Il en va de même pour mes jeunes col­lègues tra­vail­lant pour les médias kurdes.

Des dizaines de jour­nal­istes, dont moi-même, ont été mis en juge­ment pour avoir fait preuve de sol­i­dar­ité avec le quo­ti­di­en aujour­d’hui fer­mé Özgür Gün­dem. Nous avons offert d’être réac­teur en chef d’un jour, et en avons payé le prix lourd.

İnan Kızılka­ya, directeur de la rédac­tion d’Özgür Gün­dem est en prison depuis plus de six mois.

Dans mes papiers et dans les déc­la­ra­tions de ma défense devant divers­es juri­dic­tions, j’in­siste tou­jours sur ce point : les jour­nal­istes turcs ne seront pas libres tant que les jour­nal­istes kur­des ne seront pas libres en Turquie.

Des dizaines de jour­nal­istes kur­des ont été privés de leur lib­erté depuis des mois.

Et ça ne s’ar­rête pas! Récem­ment, ils ont arrêté Deniz Yücel, le cor­re­spon­dant du quo­ti­di­en alle­mand Die Welt en Turquie.

Pourquoi ?

Parce que Deniz a écrit sur la ques­tion kurde. Parce que Deniz est un journaliste.

Mes amis ;

C’est clair comme de l’eau de roche :

Aujour­d’hui, la Turquie est un pays qui fait le procès de “l’ex­pres­sion”; c’est un pays qui met “l’ex­pres­sion” en état d’ar­resta­tion; c’est un pays qui “empris­onne” l’expression.

La Turquie est un pays qui a l’in­ten­tion de faire taire “l’ex­pres­sion”, de l’exterminer.

C’est une vio­la­tion d’un droit fondamental.

C’est une vio­la­tion de l’ar­ti­cle 19 de la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’homme des Nations Unies, à laque­lle la Turquie a adhéré en 1949.

C’est une vio­la­tion de la Con­ven­tion européenne des droits de l’homme, qui est un doc­u­ment con­traig­nant pour la Turquie.

Que fer­ons-nous face à ces violations ?

Que faisons nous ?

Nous ne nous taisons pas.

Mal­gré mes procès, mal­gré la con­damna­tion de dif­férentes juri­dic­tions, mal­gré une men­ace con­stante d’ar­resta­tion et d’emprisonnement, je con­tin­ue d’écrire, de cri­ti­quer et d’ex­primer mon opin­ion. Je vais con­tin­uer à le faire sur T24.

Sur P24 aus­si, nous ne gar­dons pas le silence.

Nous four­nissons un sou­tien pro bono aux jour­nal­istes qui sont jugés pour avoir exer­cé leur lib­erté d’ex­pres­sion. Nous défendons nos droits con­tre la cen­sure et l’autocensure.

Nous fon­dons notre com­bat et notre déter­mi­na­tion sur la volon­té de ne pas nous taire sur l’É­tat de droit.

Nous utilis­erons l’au­torité de la loi — ou ce qui en restera — en Turquie, pour lut­ter pour nos droits. Nous nous bat­tons et nous con­tin­uerons de nous battre.

Il est donc très impor­tant que Nils Muiznieks, le com­mis­saire aux droits de l’homme du Con­seil de l’Eu­rope, ait par­lé des jour­nal­istes en prison dans son récent rap­port sur la lib­erté d’ex­pres­sion en Turquie.

Ce que le Prési­dent du Con­seil de l’Eu­rope a dit dans une récente déc­la­ra­tion était tout aus­si impor­tant. M. Jagland a lais­sé enten­dre que la Cour européenne des droits de l’homme exam­in­erait les deman­des des jour­nal­istes empris­on­nés et jouerait son rôle con­tre les vio­la­tions de la lib­erté d’ex­pres­sion si les voies de recours internes en Turquie se révè­lent inefficaces.

La Turquie recon­naît la Cour de Stras­bourg et est liée par ses décisions.

Il est donc très impor­tant que la Cour européenne des droits de l’homme ait accordé la pri­or­ité à la demande de mes chers col­lègues Şahin Alpay, Ahmet Altan, Mehmet Altan, Nazlı Ilı­cak et Murat Aksoy.

J’en appelle au Con­seil des droits de l’homme des Nations Unies et, en fait, à tous ceux qui ont un intérêt pour la lib­erté d’expression:

S’il vous plaît prêtez atten­tion à tous ces dossiers !

Lisez les chefs d’ac­cu­sa­tions, les actes d’ac­cu­sa­tion, les preuves présen­tées con­tre les jour­nal­istes, lisez toutes les lignes de ces doc­u­ments. Voyez les vio­la­tions de vos pro­pres yeux. Suiv­ez les procès.

En les suiv­ant, vous ver­rez par vous-même que ce qui fait l’ob­jet d’un procès en Turquie est le jour­nal­isme. Ce qui est crim­i­nal­isé en Turquie, c’est le jour­nal­isme. Ce qui est empris­on­né en Turquie, c’est le jour­nal­isme. C’est l’ex­pres­sion elle-même.

La lib­erté d’ex­pres­sion est cepen­dant un droit humain fon­da­men­tal pour nous tous.

Mer­ci de m’avoir écouté.

Nous con­tin­uerons à nous battre !

Le jour­nal­isme n’est pas un crime. 

Hasan Cemal

* J’ai emprun­té le titre de mon dis­cours, à mon cher ami Cen­giz Çandar.


Traduit par Anne Rochelle
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