La troisième audience du procès “Özgür Gündem” qui concerne les “accuséEs” Necmiye Alpay, Aslı Erdoğan, Ragıp Zarakolu, Filiz Koçali, Eren Keskin, Zana Kaya, İnan Kızılkaya, Kemal Sancılı ve Bilge Oykut Contepe, s’est déroulée ce matin du 14 mars 2017, au Tribunal d’Istanbul n°23.
Nous connaissons maintenant la décision prise lors d’une autre audience en juin. Mais le procès de ce matin n’était pas simplement une nouvelle séance pour mettre à contribution les nerfs des unEs et des autres. Il y a des raisons juridiques à ce report, tout autant qu’il est important de faire connaître la défense d’accusés empêchés jusqu’alors de la présenter. D’autant qu’elle est forte et interroge l’ensemble de la presse et du journalisme.
A la barre ce matin, se trouvaient donc auteurEs, éditeurs, éditrices, et membres du Conseil de consultantEs, du journal Özgür Gündem, fermé par le décret n°668 promulgué sous état d’urgence.
Bilge Oykut Contepe avait été acquittée lors de l’audience précédente, le 2 janvier 2017. Ragıp Zarakolu, Filiz Koçali sont à l’étranger.
İnan Kızılkaya, directeur de la rédaction du journal Özgür Gündem actuellement en prison, était présent pour la première fois. Kemal Sancılı, gérant du journal, en détention également, a été présenté par communication audiovisuelle. Pour eux, c’était la première fois qu’il était possible de présenter une défense devant le tribunal.
Zana Kaya, mis en liberté provisoire en décembre, n’était pas présent en personne.
Necmiye Alpay, Aslı Erdoğan libérées lors de la première audience, elles aussi, le 29 décembre 2016 et l’avocate Eren Keskin, comparaissaient en liberté provisoire. Leurs nombreux avocatEs étaient présentEs.
L’audience a débuté par la toute première défense d’İnan Kızılkaya dont vous trouverez les extraits ci-dessous.
Ensuite, Aslı Erdoğan a pris parole. Après sa plaidoirie, elle a présenté une requête demandant la levée de son interdiction de quitter le territoire. Eren Keskin, a demandé à son tour, la levée de l’interdiction de quitter le territoire, ainsi que l’obligation de signature hebdomadaire dans le cadre de contrôle judiciaire. Quant à Kemal Sancılı, il a souligné dans sa défense, que le fait de montrer le journal Özgür Gündem comme illégal “est illégal”. Kemal Sancılı a également contesté le fait que les éléments d’un procès dont il a fait objet il y a 24 ans soient ressortis et utilisés pour le procès actuel, et a qualifié cette façon de faire d’amorale.
Des arguments de défense nouveaux ont également été portés à la connaissance du tribunal, dont le récent rapport de la Commission des Droits Humains de l’ONU, traitant de la véracité de faits décrits, qui sont contenus dans des actes d’accusation de ce procès. Ce rapport a valeur juridique puisque ses rapporteurs/trices, sont magistrats.
Après une attente d’environ une heure, à 13h00, le Tribunal a annoncé son délibéré et ses décisions.
Toutes les requêtes ont été refusées. Kemal Sancılı et İnan Kızılkaya resteront également en prison. Les contrôles judiciaires ne sont pas levés.
L’audience est reportée au 22 juin, en attente de l’examen des éléments apportés par la défense.
İnan Kızılkaya, en quittant la salle d’audience scandait : “La Justice ne peut pas être contenue dans des palais. La vérité gagnera !”
İnan, en détention depuis 204 jours, a donc présenté sa défense pour la première fois.
Pour les deux audiences précédentes, les 29 décembre 2016 et le 2 janvier 2017, il n’avait pas été présenté au tribunal pour motif de “manque de véhicule” et n’avait pas pu bénéficier d’une communication audiovisuelle non plus.
Voici des extraits significatifs de cette défense, relayée par Bianet.
Le journalisme, c’est publier ce que les autres ne veulent pas diffuser.
Le reste c’est de la relation publique.
Je m’incline avec respect devant la mémoire de Rohat Aktaş, directeur de la rédaction du journal Azadiya Welat, tué en 2015 à Cizre dans un sous-sol où il s’était réfugié, alors qu’il travaillait, de celle de Şafak Canbaz, journaliste du journal Yeni Şafak, massacré lors du coup d’Etat illégitime réalisé le 15 juillet 2016, et des 4 collègues syriens tués dans l’année 2016, en Turquie, par des inconnus.
Nous avons été torturés
Le 16 juillet 2016, les locaux du journal Özgür Gündem ont fait l’obejt d’un raid, par des policiers masqués dont certains étaient dotés d’armes lourdes. Montant à l’étage où se trouvait la rédaction, en scandant le slogan “Vous allez voir la force de l’Etat !”, ils ont commencé à molester nos collègues. Ensuite nous avons été, sous des insultes et injures, trainés dans les escaliers, comme si nous nous faisions lyncher, et nous avons été mis en garde-à-vue.
Moi et Zana Bilir Kaya, avons été retirés du car et mis dans un minibus. Dans le véhicule des équipes spéciales, où nous nous trouvions, collègues et visiteurs, les coups ont continué. Dans le minibus, les policiers, nous ont menottés et couchés au sol, ont effectué des séances périodiques de passage à tabac durant 6, 7 heures. Ils nous disaient “Nous allons vous faire crever comme Musa Anter* !” ‚“On va vous jeter dans des puits d’acide !”
[* Musa Anter : Auteur, poète kurde, tué par quatre balles, aux jambes, au cœur et à la tête à Diyarbakır.]
Dans le commissariat d’Esenler où nous avons été amenés dans la nuit, nous avons été retenus durant une semaine, dans un endroit qui ressemblait à un refuge pour animaux. On m’a mis en état d’arrestation en état d’arrestation au tribunal devant lequel j’ai comparu en même temps que Zana Kaya, le 22 août.
A la prison de type F de Silivri, où nous avons été transférés le 26 août, dans le service d’admission des détenus, j’ai subi des fouilles au corps nu forcées. Lors de ces fouilles, que j’ai refusé, j’ai été agressé et ceci s’est transformé en tortures. Depuis ce jour, je suis retenu dans des conditions d’isolement, dans une cellule pour 2 personnes.
Pas de journaux !
Depuis 7 mois, je ne peux envoyer qu’un nombre limité de lettres. Les lettres que j’ai écrites aux associations de journalistes (TGC, ÇGD) ont été considérées comme répréhensibles, et n’ont pas été envoyées. Je ne peux emprunter des livres de la bibliothèques que depuis 2 mois, mais les livres et autres publications envoyés de l’extérieur à mon nom, ne sont pas acceptés. Par ailleurs, les journaux Birgün, Cumhuriyet, Evrensel, Özgürlükçü Demokrasi, Aydınlık et Sözcü ne sont pas donnés. Jusqu’au mois de décembre, je ne pouvais donc communiquer avec le monde qu’avec un journal, la chaîne TRT1 [chaîne de l’Etat] et une radio pré-reglée.
Avant les visites de ma famille ou avocats, je subissais des fouilles et agressions des gardiens. Et pendant deux mois, matin et soir, pendant les appels, il nous a été imposé de nous mettre au garde à vous militaire. En cas de refus nous subissions pressions et menaces. Les conversations entre les prisonniers dans une même prison, des activités sportives nous sont interdites aujourd’hui sous prétexte d’état d’urgence.
Lors des transports vers les procès pour lesquels je comparais “libre”, je subis les agressions verbales de certains fonctionnaires carcéraux : “Tu n’es pas journaliste mais terroriste !”
Curieusement, l’administration de la prison qui peut avoir véhicule et personnel pour ces audiences, n’a pas pu se les procurer pour des procès où je détention, et je n’ai pas pu utiliser mon droit de défense, deux fois de suite.
Les accusations concernent mes activités journalistiques
Toutes ces pratiques arrivent au lendemain d’une tentative de coup d’Etat sanglante. Ces pratiques d’aujourd’hui sont celles des putschistes s’ils avaient réussi. Les organes de presse qui critiquent le pouvoir ont été fermés, des journalistes, écrivainEs, auteurEs, intellectuels et des politiques éluEs, ont été arrêtéEs, à la veille d’une période déclarée comme une fête de la démocratie. Comment cette contradiction pourrait être expliquée, c’est une question à part entière.
Par ailleurs, les locaux, les dossiers juridiques et les archives du journal Özgür Gündem ont été confisqués. Les locaux étant scellés, je ne peux pas atteindre les dossiers juridiques qui me concernent, ni le matériel et documents pour préparer ma défense. Mon arrestation, puis l’acte d’accusation injuste et illégitime se fondent sur des activités journalistiques. Malgré le fait que je sois jugé pour mes activités dans le cadre des libertés d’information, d’opinion et d’expression, en tant que journaliste, la communication dont je bénéfice est extrêmement limitée. Je m’exprime donc ici, au tribunal, dans ces conditions d’isolement.
Avec les décrets promulgués depuis la tentative de coup d’Etat, plus de 100 mille personnes on été mises en garde-à-vue. Les passeports de plus de 80 mille personnes ont été supprimés. Près de 100 mille fonctionnaires ont été licenciés. Durant cette période, 25 personnes, arrêtées ou mises en garde-à-vue pour des raisons politiques, se sont suicidées. Par décrets, 16 chaînes de télévisions, 23 radios, 45 journaux, 15 magazines, donc 177 organes de presse on été fermés. Les licences de 29 imprimeries on été retirées. Nous sommes hélas, tête de liste au monde, avec 150 journalistes en prison. Toutes ces données, éveillent des questions, comment l’environnement dans lequel nous nous trouvons, peut être qualifié de normal et démocratique ?
UnE journaliste ne peut pas être jugéE pour l’information qu’il/elle donne
Le journal Özgür Gündem où je travaille adopte une ligne éditoriale centrée sur la société ouverte, basée sur les droits et le Droit. Et un regard critique. Les informations que nous collectons auprès des agences auxquelles nous sommes abonnés, entre autres AA, DHA, DIHA, JINHA, et d’autres sources, sont recoupées, confirmées et éditées ensuite. Les journalistes construisent leurs articles, décident titres, visuels. Par conséquent, le contenu de l’information, sa confirmation auprès de différentes sources, c’est à dire l’identité matérielle de l’information, sont pour unE journaliste, fondamentaux. Selon la règle de “l’indépendance éditoriale” il ne peut y avoir d’intervention sur l’information que le journaliste travaille. On ne peut définir si l’information est une information, que par analyse thématique, dans cette version textuelle et concrète. La question, “Qui fera quelle lecture et retirera de cette information, quelle conclusion, attente ou encore profit ?” est une question ouverte. UnE journaliste ne peut être jugéE pour cela, ni tenuE pour responsable.
Nous nous sommes trouvés en tant que société, devant une lourde destruction sociale et humaine, avec le problème kurde qui est entré dans un cercle vicieux, avec la rupture du processus de négociation-résolution, après les résultats des élections législatives du 7 juin 2015. Nous avons produit de nombreuses informations sur les villes brûlées, détruites, des citoyenNEs dont les dépouilles sont restées sur le sol, des couvre-feux et les cris des civils qui en ont subi les conséquences. En tant que journalistes et êtres humains, il n’était pas possible de ne pas voir tout cela, alors que la fumée de la violence qualifiée de “disproportionnée” flânait sur notre pays et les régions proches. UnE journaliste ne peut fermer ses yeux devant la réalité et la tragédie, par crainte de provoquer des réactions ou que quelques uns se fâchent. Le/la journaliste, place tout ce qui se passe, à la lumière du jour, aux yeux du peuple. Son travail est évalué par l’Histoire et la société, et non pas par les interdictions, pressions ou condamnations. Si unE journaliste se voit et se comporte comme censeurE, sont travail ne sera pas du journalisme.
Nous sommes les voix de ceux et celles
à qui les médias ne donnent pas de place
Tous les problèmes socio-politiques, commençant par la question kurde, un des problèmes gangrenés du Moyen-Orient, doivent être traités avec une approche journalistique démocratique et se positionnant du côté d’une résolution civile.
Toutes les strates de la société et de l’opinion publique ont le droit de connaitre les visions et analyses qui peuvent aussi être contraires aux points de vue dominants ou/et extrêmes. Le fait de donner place aux différentes parties et concernéEs d’une question, sans différencier leur postures politiques et même leur situation légale, est une qualité indispensable à une société pluraliste.
UnE journaliste essaye de rendre visibles et audibles les voix de celles et ceux qui ne trouvent pas suffisamment de place dans l’espace public. Il/elle est opposéE au monopole de l’information, avec un langage et une approche anti-violence, elle refuse la destruction de la nature.
Il/elle dénonce le langage et la culture machistes et sexistes, différencie l’opinion de la violence, et la critique de l’injure. Et en critiquant toutes les sources de pouvoir, en commençant par la structure de l’Etat, il/elle soumet le Droit, à la loi universelle. Il/elle accorde de l’importance aux violations des droits et à la torture. Il/elle montre de la sensibilité envers tous les groupes défavorisés, les Alévis, les travailleur-ses, les chômeur-ses, les Kurdes, les jeunes, les enfants, les femmes, les réfugiéEs, les personnes LGBTI, les personnes de couleur. Il/elle se donne le devoir de montrer ce que les médias mainstream ne montrent pas. Ils/elle fait de l’information, avec un regard opposant et questionnant, en collectant les données sur les événements et faits dont les autres organes de presse ne se préoccupent pas, afin d’éviter les foudres des différentes sources de pouvoir.
UnE journaliste ne peut jouer les trois singes, et dire, je n’ai pas vu, je n’ai pas entendu, je ne savais pas…
Ainsi, toutes les accusations servies comme motifs pour mon arrestation, sont sans fondement.
On doit s’interroger sur des accusations qui ne se basent sur aucune preuve ni fond logique, mais sur des informations, reportages, interprétations et analyses. Il s’agit là d’activités journalistiques claires, qui ont pour objectif, d’informer les lecteurs et lectrices, et le peuple sur des questions qui intéressent la société. Les accusations, basées sur des hypothèses, ne montrent aucun lien de causalité avec une organisation [illégale].
J’ai sué sang et eau, à différentes époques, dans différents médias, tels que le journal Evrensel, L’Agence d’information Dicle, la revue Esmer Dergisi dont j’ai été Rédacteur en chef, et d’autres organes de presse et d’édition sérieuses, comme le supplément livre de Radikal, qui a publié mes articles. Je considère comme une injure à mon encontre, les allégations qui prétendent que j’aurais exercé en étant ‘sous des ordres’, le journalisme professionnel dont je connais les entrailles.
92 enquêtes et procès à mon encontre
Dans le cadre de la liberté d’opinion et d’expression mise sous protection constitutionnelle, la presse, avec son devoir de contrôle et de questionnement, remplit un rôle social. Selon ce principe, je suis dans la lignée de la tradition du journalisme indépendant et du journalisme d’investigation, comme les journalistes assassinés tels que Musa Anter, Ferhat Tepe, Hüseyin Deniz, Hrant Dink, Metin Göktepe, Ahmet Taner Kışlalı et Uğur Mumcu.
Depuis le 27 mars 2016, date à laquelle j’ai commencé mon travail [à Özgür Gündem], et lors de la période de la campagne de soutien “Rédacteur/trice en chef de garde”, qui a duré près de trois mois, 92 procès et enquêtes ont été ouvertes à mon encontre. Je suis encore en jugement pour ces procès, en comparution libre pour la totalité. Alors que la comparution en liberté est un principe, et être jugé en détention une exception, n’est-il pas contradictoire que j’ai comparu en liberté pour ces procès, mais pas pour celui-ci, où les chefs d’accusations sont les mêmes que pour les autres ? Quant au Code de la presse, le Directeur de la rédaction est celui qui est responsable juridiquement. Pour un journal quotidien de 16 pages, de l’économie à l’art, de l’environnement à la politique, des informations internationales au sport, il n’est pas possible que je puisse voir la totalité de plus d’une centaine de nouvelles, d’articles et photographies qui paraissent tous les jours et je ne peux donc en être tenu pour responsable.
Le fait de supposer qu’une institution dont les ressources financières sont connues, qui vit grâce aux ressources provenant de la distribution du journal, des abonnements, des publicités et des annonces, dont les finances sont contrôlées, qui paie des impôts, puisse être considérée illégale, est inacceptable et incompréhensible. Le fait que des noms de personnes qui ne sont pas des journalistes, mais qui sont des personnalités dans leur domaine, tels que littérature, la culture, la linguistique, la politique, l’économie, l’écologie, l’histoire et la sociologie soient inscrits dans une liste d’un “conseil de consultantEs” qui n’a aucune fonction officielle est complètement symbolique. Ces personnes peuvent apporter au plus leurs conseils dans leur domaine d’expertise.
Je voudrais dire enfin que face à des conflits, des tensions, du sang et de la poudre en Turquie comme au delà de ses frontières, devant du vécu auquel il est impossible de rester insensibles, en tant qu’êtres humains et en tant que journalistes, celles et ceux qui restent silencieux/ses, qu’elles soient en uniforme ou en civil, sont… des hypocrites.
Et je termine mes propos, avec les vers d’un des plus grand poètes de la langue turque, Yahya Kemal Beyatlı ; “Si les montagnes, les humains et même la mort sont fatigués, alors le plus beau poème est la paix.”
Vive la justice, la liberté et la paix !
Le journalisme n’est pas un crime !
Liberté pour les journalistes !
English Trial “Özgür Gündem”, and defense of İnan Kızılkaya