A l’entrée du village le minibus ralentit, s’arrête derrière de gros blocs de béton, devant un véhicule blindé. Un check-point comme il en existe des centaines au Kurdistan turc, où l’on vous demande vos papiers, AK-47 en bandoulière. Manœuvre ordinaire pour les gens du coin, qui ont pris l’habitude de prévoir ces désagréments comme on anticipe un embouteillage ailleurs. Mais on n’est pas ailleurs, et l’on me demande de descendre pour justifier ma présence dans cette région d’Erzurum, inhospitalière en hiver. Hakan, mon ami qui a grandi ici m’accompagne pour la traduction. Un des gendarmes dialogue au talkie-walkie, les yeux rivés sur ma carte d’identité. “C’est un ami, il vient juste rendre visite à ma famille” explique-t-il. L’argument n’enchante pas notre interlocuteur mais très vite, son attention se porte sur un autre passager, qui n’a pour pièce d’identité qu’une photocopie. Le gendarme me rend la mienne, nouveaux échanges radios, longues minutes qui s’éternisent, surtout pour la personne concernée. Le trio en charge du check-point ne semble rien avoir à lui reprocher, mais hésite à laisser partir. Le chauffeur ne dit rien, hormis un “j’ai peur” pour justifier son silence face à l’impatience des autres passagers. Le minibus finit par repartir, au complet.
La peur, un sentiment collectif dans ce grand village de plusieurs milliers d’habitants.
Pourtant, pas de soulèvement urbain à l’été 2015, seulement quelques manifestations de soutiens sévèrement réprimées, avec quelques morts à la clef. Peuplée par une majorité de Kurdes alévis, la localité n’est pas épargnée par le pouvoir central. Démocratiquement élus en 2014, les co-maires du Parti Démocratique des Régions (DBP), émanation locale du HDP, ont été révoqués et incarcérés en novembre 2016, au nom de liens supposés avec le PKK, et un administrateur a été nommé. D’autres politiques locaux les avaient précédés sur le chemin menant derrière les barreaux, en 2015. L’un d’eux, évoquant dans la presse la collusion entre Daesh et le gouvernement turc, a écopé de 10 ans ferme, laissant derrière lui sa femme et ses trois enfants. Les bureaux du DBP sont aujourd’hui vides et vandalisés, plus personne n’ose s’y aventurer. En février, une dizaine d’habitants a été arrêtée pour « propagande terroriste » et/ou « insulte au chef de l’Etat » sur les réseaux sociaux… Difficile d’en savoir plus, la population s’inquiète à l’idée de discuter avec un étranger. Je les comprends, le passé et le dispositif sécuritaire sont lourds à supporter pour la bourgade, qui vit essentiellement du pastoralisme.
Les contrôles routiers sur les trois axes y menant sont quotidiens, tout comme les patrouilles de la gendarmerie et de l’armée qui ne se montrent qu’avec leurs véhicules blindés, mitrailleurs aux tourelles. A leur passage, les gens détournent le regard, et l’on coupe la musique traditionnelle. Tout n’est que dissuasion. Le système de vidéosurveillance flambant neuf aurait de quoi faire pâlir d’envie la mairie de Nice… A 20 heures, les rues sont désertées, et Hakan me déconseille vivement d’y aller une fois la nuit tombée.
On part malgré tout à la rencontre d’un membre de la commission électorale du village.
Il évoque cette omerta qui lui pèse comme un fardeau : « nombreux sont ceux qui ont des choses à dire mais ils ne veulent pas, de peur de perdre leur emploi, pour ceux employés par l’Etat, ou simplement à cause des pressions et menaces ». Il y a quelques semaines, lui et d’autres sympathisants du DBP se sont réunis dans un appartement pour évoquer le référendum à venir. ” Très vite, l’entrée du bâtiment a été cernée par les forces de l’ordre… Avant, les gens se battaient presque pour participer à l’organisation des élections, mais aujourd’hui, on n’arrive plus à trouver de volontaires ” regrette-t-il. Il nous transmet le contact d’un journaliste, ainsi que celui d’un membre du DBP. Dans son bureau, celui-ci fait écho à notre précédent hôte. « On sait qu’une écrasante majorité de la population ici rejettera le référendum, mais personne n’ose s’exprimer publiquement. Même partager une vidéo de Newroz ou d’autres festivités kurdes fait peur aux gens. » Le centre culturel a, lui, été contraint de fermer à la fin de l’année dernière, et le journaliste local que l’on nous a mentionné est parti il y a peu, sans qu’il sache où, ni pourquoi.
Le sentiment d’abandon est palpable. Plus de politiques pour les représenter, une Europe au silence malsain, et des expatriés qui ne veulent plus revenir. Et une situation économique qui se détériore. Hakan m’explique : « au moins 30% de la population d’ici vit à l’étranger. Les gens travaillaient un temps en Europe et revenaient souvent investir. Il y a quelques années, on a même connu l’inflation immobilière à cause de cet afflux d’argent. Aujourd’hui, c’est la déflation. Qui voudrait placer ces économies avec une telle situation ? Pour l’instant, il n’y a pas d’avenir ici. » Un futur qui ne semble offrir que peu de choix à une jeunesse sous constante pression. « Moi, je n’ai pas envie de partir, ce serait donner raison au gouvernement et à sa politique et surtout, c’est ma terre et je l’aime” avance un jeune trentenaire. “Mais rester ici c’est difficile avec toutes ces menaces, je comprends ceux qui choisissent l’exil, rejoignent l’Europe ou la guérilla”. Histoire et quotidien ordinaires partagés par de trop nombreuses localités au Kurdistan.
La peur, le concept qui revient le plus souvent.
Mais au final, qui a le plus peur ? Les habitants, confinés dans leur silence et cloîtrés chez eux lorsque l’obscurité arrive ? Ou les militaires et leurs familles, qui vivent retranchées derrière les barricades de bétons, les hautes grilles d’acier et les barbelés ? Une chose est sûre, la peur n’est pas éternelle. Il est un jour où elle n’a plus de prise sur ceux qui la subissent, elle s’évapore et laisse place à une profonde colère, enfouie au fond de chaque cœur depuis longtemps. Alors elle explose, et balaie sur son passage les responsables de cet effroi qui les a tant accablés.
De nombreux régimes autoritaires, maniant la peur avec dextérité, ont connu une chute à la hauteur de leur répression, féroce et barbare. Nul doute qu’en Turquie ce jour viendra, peut-être plus tôt qu’on ne le croit.