Le récent sui­cide deMehmet Fatih Traş, jeune assis­tant chercheur de 34 ans ne peut rester sans réac­tions. Une péti­tion circule…

Du lynchage à la mort. La descente aux enfers des universitaires de Turquie

Cette péti­tion vous est pro­posée par les “Uni­ver­si­taires pour la Paix” (BAK)

Mehmet Fatih Traş, jeune assis­tant chercheur de 34 ans à la fac­ulté des sci­ences économiques et admin­is­tra­tives de l’université Çukuro­va d’Adana, a décidé, le 22 févri­er dernier, de met­tre fin à ses jours en se jetant du 7e étage d’un immeu­ble de Mersin.

Ce geste s’entoure de cir­con­stances qui jet­tent une lumière glaçante sur ce qui se déroule aujourd’hui en Turquie. Les faits entourant son sui­cide peu­vent être étab­lis sur la base de sources con­ver­gentes. Mehmet Fatih Traş avait soutenu sa thèse d’économétrie le 23 juin 2016. Depuis sep­tem­bre 2010, dans le cadre de la pré­pa­ra­tion de son doc­tor­at, il béné­fi­ci­ait d’un poste tem­po­raire (statut 50d). A l’obtention de son doc­tor­at, son emploi ne fut pas renou­velé. Quelques vaca­tions d’enseignement lui furent octroyées. Après l’attentat du 10 décem­bre 2016 à Istan­bul revendiqué par un groupe proche du PKK, il fut dénon­cé par l’un de ses col­lègues comme « ter­ror­iste » du fait de ses liens avec le par­ti “pro-kurde” (légal et représen­té au Par­lement) HDP et de sa sig­na­ture avec les « Uni­ver­si­taires pour la paix » (BAK) du 10 jan­vi­er 2016 s’opposant aux opéra­tions de guerre de l’armée turque con­tre les pop­u­la­tions civiles. Ses cours furent alors sus­pendus sine die, sans qu’une enquête con­tra­dic­toire ait eu lieu et sans qu’il lui soit don­né la pos­si­bil­ité de s’expliquer. Dans des notes remis­es par sa famille au jour­nal Evrensel, Mehmet Fatih Traş soulig­nait qu’en dépit du lyn­chage qu’il subis­sait avec ses deux col­lègues sig­nataires de la péti­tion des BAK, il per­sis­tait à con­sid­ér­er sa sig­na­ture comme la con­ti­nu­ité de ses activ­ités uni­ver­si­taires et de sa lib­erté académique.

Mehmet Fatih Traş s’employa alors à pos­tuler à d’autres uni­ver­sités, d’abord celle de Mardin où il reçut un accueil favor­able qui bas­cu­la en un refus bru­tal compte tenu de sa sig­na­ture comme « Uni­ver­si­taires pour la paix », puis celle d’Istanbul-Aydin qui lui offrit en jan­vi­er 2017 un con­trat de deux ans et demi au départe­ment d’économie et de finance. Il s’apprêtait à démé­nag­er pour rejoin­dre son nou­veau poste quand on lui annonça que l’embauche était annulée. On lui fit savoir que des « raisons indépen­dantes » de la volon­té de l’université expli­quaient cette déci­sion. Con­statant qu’aucun avenir uni­ver­si­taire n’existait désor­mais pour lui en Turquie « tant que je ne fais pas de con­ces­sions sur les valeurs humaines qui font par­tie de mon iden­tité », il choisit de mourir.

Le sui­cide de Mehmet Fatih Traş est le pre­mier qui touche les rangs de l’université. Mais il est le vingt-et-unième con­nu, des sui­cides ayant été com­mis par des per­son­nes arrêtées sans preuves réelles d’être com­plices des putschistes du 15 juil­let 2016 ou limogées pour cette même rai­son, ou bien com­plices de « ter­ror­isme » pour s’être rap­proché du par­ti HDP ou avoir signé des péti­tions appelant à la paix dans les régions kurdes.
Dans la Turquie d’aujourd’hui soumise à l’état d’urgence et la per­spec­tive d’un ren­force­ment accru des pou­voirs prési­den­tiels, ces morts volon­taires témoignent d’une volon­té d’anéantissement. Les 130 000 fonc­tion­naires révo­qués par une série de décrets (dont 30 000 enseignants du pri­maire et du sec­ondaire et 4811 uni­ver­si­taires) sont placés en sit­u­a­tion de mort économique puisque per­dant tout traite­ment et tout droit au chô­mage, à la retraite ou à l’épargne, de mort sociale puisque ban­nis du marché de l’emploi, de mort civique puisque crim­i­nal­isés aux yeux de leur voisi­nage, de leur entourage, de leur famille. Pour la plu­part égale­ment privés de passe­port, ils ne peu­vent s’exiler.

Aucun être humain ne peut résis­ter longtemps à cet anéan­tisse­ment. La stig­ma­ti­sa­tion poli­tique, l’arrachement à toute vie pro­fes­sion­nelle nor­male, la ter­reur pour soi et les siens décu­plée par l’anticipation d’un manque dra­ma­tique de ressources et d’une désaf­fil­i­a­tion sociale pro­duites par le stig­mate du ren­voi, dont il existe de nom­breux témoignages, la pro­jec­tion inter­dite dans le temps et l’avenir, tout ce con­texte effrayant précède un acte comme le sui­cide de notre col­lègue. Sans cette per­sé­cu­tion, Mehmet Fatih Traş serait encore en vie quelles que soient les don­nées per­son­nelles de sa biogra­phie. La vie de ces per­son­nes n’a désor­mais plus aucune impor­tance pour le régime ; ce sont des « vies nues » au sens que leur donne le philosophe ital­ien Gior­gio Agam­ben dans son essai Homo Sac­er, retrou­vant ce que Han­nah Arendt avait souligné pour les réfugiés apa­trides de l’entre-deux-guerres, per­dant le droit même d’avoir des droits. Privés des attrib­uts élé­men­taires de l’humanité, ces hommes et ces femmes sont ren­voyés à leur seule exis­tence biologique qui peut alors s’achever dans l’indifférence com­plète de la société et de l’Etat puisqu’ils sont tenus pour des « sauvages ».

Le sui­cide est l’aboutissement de la poli­tique de répres­sion telle qu’on l’analyse en Turquie. Et celle-ci ne con­cerne pas seule­ment les fonc­tion­naires révo­qués et les pris­on­niers d’opinion. L’histoire de Mehmet Fatih Traş souligne l’immensité des zones gris­es de la per­sé­cu­tion depuis le 16 juil­let 2016, per­son­nels tem­po­raires, étu­di­ants, lycéens,… Avoir signé la péti­tion des « Uni­ver­si­taires pour la paix » équiv­aut à une trahi­son de la com­mu­nauté eth­ni­co-religieuse qu’Erdogan veut ériger en principe absolu de la nation. Si les chercheurs en let­tres, langues, sci­ences humaines et sci­ences sociales sont par­ti­c­ulière­ment visés, c’est en rai­son de la fac­ulté de leurs savoirs, lorsqu’ils sont cri­tiques, à dire, et donc à con­tr­er ces proces­sus de déshu­man­i­sa­tion des per­son­nes jugées déviantes, aso­ciales. A com­mu­ni­quer un espoir d’avenir à la jeunesse, à l’instar de la créa­tion et de sa transmission.

Le monde doit com­pren­dre ce qui se joue en Turquie. L’Europe a un rôle à jouer pour empêch­er l’irréparable, en rai­son de ses expéri­ences de déshu­man­i­sa­tion de pop­u­la­tions aux fins de les détru­ire, et de sa con­science des ancrages démoc­ra­tiques indis­pens­ables à sa survie. Nous appelons donc ses dirigeants à con­sid­ér­er comme une pri­or­ité l’accueil des chercheurs réfugiés en exil et, plus glob­ale­ment, la pro­tec­tion des droits humains fon­da­men­taux dont celui d’avoir des droits. Nous leur deman­dons de créer une insti­tu­tion uni­ver­si­taire européenne per­me­t­tant à tous les enseignant-chercheurs limogés dans le monde pour délit d’opinion ou appar­te­nance à une minorité d’y être affil­iés et donc de con­serv­er une iden­tité pro­fes­sion­nelle en atten­dant peut-être le verse­ment d’un salaire pour les plus anéan­tis. Nous encour­a­geons toutes et tous à la sol­i­dar­ité avec les enseignants de Turquie, y com­pris en con­tribuant finan­cière­ment à l’aide qu’apporte le syn­di­cat Egit­im-sen aux vic­times des purges*.

L’avenir de l’Europe se joue à Adana, à Istan­bul, et aus­si à Moscou, à Damas, au Caire, à Téhéran, à Pékin, à Wash­ing­ton. Il est néces­saire de regarder l’histoire bien en face, de très près, et de toute urgence.

Premiers Signataires :
Hamit Bozarslan (EHESS), Vincent Duclert (Sciences Po, EHESS), Selim Eskiizmirliler (Université Paris Diderot, Université Paris Descartes), Etienne Balibar (Université Paris Ouest La Défense), Eric Fassin (Université Paris VIII), Sophie Wauquier (Université Paris VIII), Claude Calame (EHESS), Diana Gonzalez (Sciences Po), Nora Seni (Université Paris 8), Joseph-Désiré Som‑1 (Leibniz-Zentrum Moderner Orient), Michela Russo (Univ. Lyon 3 & UMR 7023 CNRS), Clemens Zobel (Université Paris VIII), Thomas Berns (Univ. Libre de Bruxelles), Olivia Martina Dalla Torre (Université Lumière Lyon 2), Azadeh Kian (Université Paris Diderot), Isabelle Darmon (universite d’Edimbourg), Tuna Altinel (Université Lyon 1), Karine Abderemane (Université François-Rabelais de Tours), Olivier Grojean (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Zeynep Kivilcim (Georg-August University Gottingen), Marc Abélès (EHESS), Alain Musset (EHESS), Laurent Joly (CNRS), Pierre-Antoine Chardel (IMT / EHESS), Pierre-Antoine Chardel (IMT / EHESS), Aminah Mohammad-Arif (CNRS), Marie-Laure Basilien-Gainche (Université Lyon 3, IUF), Stéphanie Tawa Lama-Rewal (CNRS), Loïc Ballarini (Université de Lorraine), Zülâl Muslu (Paris Nanterre), Eric Michaud (EHESS), Anna Poujeau (CNRS), Thierry Labica (Nanterre), Alain Gascon (IFG-Paris 8), Serge Tcherkezoff (EHESS), Pascal Buresi (CNRS-EHESS-IISMM), Muriel Darmon (CNRS), Jacques Revel (EHESS), Marie-Aude Fouéré (EHESS)

Texte et sig­na­tures disponibles sur le site de Git France
NB. Nom­bre de nos col­lègues de Turquie ont dû renon­cer à sign­er ce texte pour ne pas redou­bler les attaques dont elles et ils sont déjà l’ob­jet pour avoir signé un sim­ple appel pour la paix.

Pour signer la pétition cliquez ici

Et pour soutenir…
Compte ban­caire : ING Bank
Avenue Marnix 24,1000 Brus­sels, Belgium
IBAN: BE05 3101 0061 7075
SWIFT/BIC: BBRUBEBB
*Indi­quer : “UAA Egit­im Sen” comme notification.

Image à la une :
Un dessin de Dale Cum­mings (Cana­da), qui a reçu le deux­ième “Prix de la Journée de lib­erté de presse” en 2013. World Press Free­dom Day Prizes 2013

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