Choman Har­di est une poétesse iraki­enne, peu con­nue dans les pays fran­coph­o­nes… Des poèmes extraits de son livre, Con­sid­ér­er les femmes (Con­sid­er­ing the women, 2015) traduits pour la pre­mière fois en français par Vic­tor Mar­tinez, paraitront en mars prochain, simul­tané­ment dans les revues lit­téraires Europe n° 1055, et Con­séquence n°2.

Ces extraits poé­tiques, par­lent d’Anfal…

Le géno­cide kurde, con­nu sous le nom d’An­fal, ordon­né par le régime irakien de Sad­dam Hus­sein a eu lieu du 23 févri­er au 6 sep­tem­bre 1988, détru­isant 2000 vil­lages, con­duisant à l’élim­i­na­tion de plus de 180 000 civils kur­des (selon les kur­des, 100 000 selon HRW) et oblig­eant bien davan­tage à un exode for­cé. En plus des bombes con­ven­tion­nelles, 281 zones furent gazées durant la “cam­pagne”. La majorité des vic­times finit dans des fos­s­es com­munes. Des civils mou­rurent d’inanition et de mal­adie dans les camps de pris­on­niers, pen­dant que d’autres mouraient sous les bom­barde­ments et les gaza­ges, ou pen­dant leur fuite vers l’Iran et la Turquie.
L’épisode le plus célèbre de ce géno­cide est le bom­barde­ment aux gaz chim­iques de la ville kurde d’Ha­l­ab­ja le 16 mars 1988.

AnfalCe mas­sacre a trou­vé très peu de place dans l’ac­tu­al­ité”. Tel est l’avis de Ramazan Öztürk, reporter pho­tographe de Turquie, un des rares jour­nal­istes à s’être ren­du à Hal­ab­ja. Ramazan qui a cou­vert pour­tant de nom­breux con­flits et guer­res, exprime encore aujour­d’hui son affec­ta­tion pro­fonde. Appelé égale­ment comme témoin pour le procès du don­neur d’or­dre, général Ali Has­san al-Majid, alias “Ali le chim­ique”, exé­cuté par pendai­son en 2010, les pho­tos de Ramazan ont fait le tour des médias appor­tant son témoignage jour­nal­is­tique au monde entier. Une d’en­tre elles, inti­t­ulée “Témoin silen­cieux”, représen­tant Ömer Hawar, un père ten­ant son enfant dans les bras est dev­enue le sym­bole du mas­sacre d’Ha­l­ab­ja. Une sculp­ture inspirée de cette pho­to se trou­ve depuis avril 2014 à Lahey.

Ramazan a égale­ment tourné deux doc­u­men­taires sur le sujet (dont un ici, sous titré en anglais). Mais pour lui, “Ce mas­sacre fait par­tie des sujets sur lesquels la sen­si­bil­i­sa­tion n’est pas suff­isam­ment faite dans l’opin­ion inter­na­tionale. “La volon­té de pass­er ce mas­sacre sous silence est tou­jours là, même autant d’an­nées plus tard”.

Quand les héli­cop­tères nous ont lais­sés en dehors de la ville, dans un ter­rain dégagé sur une colline, les mil­i­taires nous ont dit, “nous vien­drons vous chercher en fin d’après-midi, si vous n’êtes pas présent à l’heure du ren­dez-vous nous ne vous atten­drons pas, vous resterez ici”. Ensuite ils nous ont dis­tribué des masques à gaz et des antidotes.

La majorité des ani­maux étaient morts. Je me suis demandé, si le gaz a fait tant de dégâts en dehors de la ville, quelle doit être la sit­u­a­tion dans la ville. Dans une ville où 70 mille per­son­nes vivaient, on n’en­tendait pas un seul oiseau.

Dès que je suis entré dans la ville, j’ai com­mencé à voir des cadavres. Il y en avait un grand nom­bre. C’é­tait surtout des femmes, des per­son­nes âgées, des enfants et des bébés. Leur état était atroce. Cer­tains avaient la peau bour­sou­flée, comme arrosée par de l’eau bouil­lante. D’autres étaient brûlés, meur­tris. Père, mère, enfants, en train de manger, étaient morts à table. Cer­tains étaient morts enlacés. Dans les jardins, dans les maisons, sur les pas de porte, mères… enfants. C’é­tait le 21 mars, qua­tre jour après le mas­sacre. Il y avait une odeur inten­able. Je vous laisse imag­in­er l’odeur de 6 mille morts. Je pleu­rais en appuyant sur le déclencheur.

J’ai vu quelque chose dif­fi­cile à accepter. J’ai vu l’in­stant où l’hu­man­ité avait dis­paru. J’ai vu ce que l’hu­main était capa­ble de faire à d’autres humains. J’ai vu que la vie s’é­tait arrêtée.

Nous met­tons quelques unes des pho­tos de Ramazan Öztürk à votre dis­po­si­tion pour apporter son regard jour­nal­is­tique. Mais, bien qu’elles tour­nent sur la toile sans aucun aver­tisse­ment ni pro­tec­tion, nous préférons par cor­rec­tion,  vous laiss­er le choix de vision­ner le dia­po­ra­ma ou non, en cli­quant sur les flèches.

Si nous par­lons de Ramazan et ce dont il a témoigné en tant que jour­nal­iste, c’est parce que Choman en est une des témoins. Mais son témoignage à elle, passe par les mots.

Ses mots d’une force extrême rejoignent tant de textes qui décrivent des mas­sacres de masse, com­mis à l’en­con­tre de pop­u­la­tions sou­vent désignées comme boucs émis­saires, à dif­férentes épo­ques, en dif­férents lieux, et vic­times des nation­al­ismes eth­niques… On peut les lire comme on a lu les réc­its du quo­ti­di­en des fas­cismes… Cette bête immonde qui n’en finit pas de jeter des Peu­ples les uns con­tre les autres, tou­jours instru­men­tal­isée par des pou­voirs en crise, désireux de se suc­céder à eux mêmes. Cette bête qui retrou­ve aujour­d’hui des jus­ti­fi­ca­tions, de Damas à Ankara, Budapest… et ailleurs dans les “démoc­ra­ties européennes” à bout de souffle.

Dans ce Moyen Ori­ent découpé à la règle et à la plume lors du dépeçage de l’Em­pire Ottoman, la mosaïque des Peu­ples don­na lieu à vastes marchandages et attri­bu­tion de pou­voirs. L’his­toire même de l’é­tat irakien témoigne de ce que pro­duit dans l’his­toire, l’ig­no­rance volon­taire de la diver­sité humaine, pour con­stru­ire un état-nation sous rap­port de forces, (hors le fait sup­plé­men­taire que son ter­ri­toire “alloué” ait été l’ob­jet de toutes les con­voitis­es, du fait des richess­es fos­siles). La minorité kurde “désignée”, a vécu dans sa chair ces proces­sus poli­tiques jusqu’à l’hor­reur de ces mas­sacres à car­ac­tère géno­cidaire du régime.

Nous pub­lions donc la biogra­phie de Choman Har­di, rédigée de sa plume, et un poème, extrait d’An­fal, en primeur avant la paru­tion du mois de mars, avec l’aimable autori­sa­tion de Choman, de Vic­tor Mar­tinez ain­si que des revues Europe et Conséquence. 

Choman Hardi par elle-même”

Pré­face de Gen­dered expe­ri­ences of geno­cide  : Anfal sur­vivors in Kur­dis­tan-Iraq (2011)

Traduit de l’anglais par Victor Martinez

L’Anfal a com­mencé quand j’étais au début de mon ado­les­cence. Je vivais dans la ville de Souleimaniye avec mes par­ents. Mes trois soeurs et frères avaient déjà quit­té la mai­son. Mon frère et ma soeur les plus âgés étaient par­tis vivre à l’ouest. Mes autres frères étaient pesh­mer­gas (com­bat­tants de lib­erté) dans les mon­tagnes. Ma deux­ième soeur était mar­iée et vivait à Tikrit (ville de nais­sance de Sad­dam Hus­sein), et ma troisième soeur finis­sait ses études de médecine à l’université de Mossoul. À par­tir de févri­er 1988, des rumeurs ont cou­ru sur des frappes iraki­ennes mas­sives sur la région kurde. On par­lait de gazage, de bom­barde­ments, de sièges mil­i­taires, de destruc­tions de vil­lages, de pil­lage, d’enlèvement et de dis­pari­tion mas­sive des pop­u­la­tions civiles.

Une nuit le cousin de mon père est venu pour nous dire qu’on avait con­duit des vil­la­geois au bâti­ment des Forces d’intervention d’urgence de Souleimaniye. Ce lieu a été un des nom­breux cen­tres tem­po­raires de réten­tion pen­dant l’Anfal. Des cen­taines de civils ont pu être vus der­rière les bar­rières du bâti­ment. Ils étaient dans un état pitoy­able, les vête­ments déchirés trem­pés de boue. Il nous a dit que les gens du voisi­nage venaient pour «  jeter de la nour­ri­t­ure aux pris­on­niers.  » J’ai porté cette image dans ma tête pen­dant des années ; les gens affamés et assoif­fés empris­on­nés dans des cages pour ani­maux. Mon père a prédit qu’ils seraient tous tués mais j’ai refusé de le croire. La plus grande par­tie de ma vie j’ai résisté au pes­simisme de mon père à pro­pos du monde. Il s’est passé des années avant que je puisse accepter que les gens soient capa­bles d’une cru­auté aus­si systématique.

En avril, comme les nou­velles du désas­tre con­tin­u­aient, une femme est venue pour nous dire qu’elle hébergeait mon frère, Asos. Mes frères étaient pesh­mer­gas dans le Karadagh, région qui était dev­enue la proie de la deux­ième offen­sive de l’Anfal. Dans le chaos d’un rapi­de défaite ils avaient été séparés les uns des autres et Asos avait rejoint furtive­ment la ville avec quelques vil­la­geois. Il avait pen­sé qu’il valait mieux ne pas ren­tr­er à la mai­son. Il a frap­pé à la porte d’un ancien ami d’université qui vivait dans un petit vil­lage à l’écart de la ville. Cette famille a abrité mon frère jusqu’au cou­vre-feu, et la chas­se à l’homme mai­son par mai­son à Suleimanya, quelques semaines plus tard. Il a réus­si ensuite à obtenir des faux papiers et est allé à Tikrit. On a pen­sé que ce serait l’endroit le plus sûr pour sauver sa peau. Quelques semaines plus tard nous avons eu des nou­velles de mon frère Rebin qui, après avoir été légère­ment blessé dans l’attaque au gaz de Shanakhse, était par­ti en Iran. Bien­tôt Asos l’a rejoint.

En août 1988 quand l’Irak a signé le Traité de paix avec l’Iran, plus de deux semaines avant que l’Anfal ne s’achève, mon père a décidé de quit­ter l’Irak et de rejoin­dre mes frères en Iran. Nous avons voy­agé sur des mules, à tra­vers les mon­tagnes des «  régions inter­dites  », guidés par des con­tre­bandiers. Nous avons tra­ver­sé des douzaines de vil­lages aban­don­nés. Ce dont je me sou­viens le plus, c’est du silence angois­sant des maisons et des fer­mes abandonnées.

Tout en habi­tant en Iran j’ai enten­du beau­coup d’histoires au sujet de l’Anfal et, à l’âge de 14 ans, j’ai com­mencé à pren­dre des notes sur cette cam­pagne. J’ai demandé à nos amis et par­ents, qui s’étaient trou­vés en plein milieu de l’opération, d’écrire leur expéri­ence dans un car­net con­sacré à cet effet. Ce livre a été con­servé par un homme, lui-même un sur­vivant, et il ne m’a jamais été rendu.

Per­son­ne n’a su ce qui était exacte­ment arrivé aux civils enlevés. Beau­coup de gens ont espéré que les vil­la­geois soient empris­on­nés ou déplacés dans les provinces arabes du sud dont on par­lait beau­coup dans les années 60 et 70 (Van Bru­i­nessen 1988).

Finale­ment, pen­dant le soulève­ment pop­u­laire de courte durée de 1991, les bureaux de la sécu­rité et des ser­vices secrets ont été pil­lés au Kur­dis­tan irakien et des tonnes de doc­u­ments qui dévoilaient la vérité sur l’Anfal ont été saisies. Les doc­u­ments, à côté des témoignages et de l’emplacement des fos­s­es col­lec­tives, prou­vaient claire­ment que les civils dis­parus avaient été exé­cutés en 1988.

En 1993, je suis arrivé en Angleterre et j’ai com­mencé à faire des études d’anglais et à avancer dans mon par­cours uni­ver­si­taire (j’avais per­du deux ans en rai­son du chaos con­sé­cu­tif à la pre­mière guerre du Golfe). Je me rends compte main­tenant que pen­dant un cer­tain nom­bre d’années j’ai incon­sciem­ment étouf­fé beau­coup de ques­tions trau­ma­tiques liées à mon pays d’origine  ; il me fal­lait maîtris­er les dif­férentes dif­fi­cultés de l’adaptation au nou­veau pays. J’ai con­tin­ué mes études et lu de la philoso­phie et de la psy­cholo­gie à l’Université d’Oxford. J’ai enchaîné avec un MA en philoso­phie à l’Université de Lon­dres en 1999. En 2001 j’ai eu la chance d’obtenir une bourse pour faire un doc­tor­at à Uni­ver­sité de Kent à Can­tor­béry sur la san­té men­tale des femmes kur­des réfugiées.

C’est pen­dant que je fai­sais mon MA que mon intérêt pour l’Anfal s’est de nou­veau éveil­lé. J’ai peu à peu per­du de l’intérêt pour la philoso­phie et pour les ques­tions abstraites dont elle traitait. Mon intérêt s’est porté sur les raisons pour lesquelles la vio­lence se pro­dui­sait dans cer­taines com­mu­nautés et sur les con­séquences qui en découlaient. Tout en vivant dans une démoc­ra­tie pais­i­ble, je suis dev­enue plus sen­si­ble à la vio­lence faite à ma com­mu­nauté, à la vio­lence qui aug­men­tait con­tre les femmes, et aux iné­gal­ités sociales qui se général­i­saient. J’ai voulu en savoir davan­tage sur la façon dont les com­mu­nautés pou­vaient se relever de la vio­lence et sur les mesures qui pou­vaient être pris­es pour l’accomplissement de la jus­tice et de l’égalité.

Plus tard, pen­dant que j’étais inter­prète pour des réfugiés et des deman­deurs d’asile j’ai ren­con­tré grand nom­bre de jeunes Kur­des irakiens entière­ment ou par­tielle­ment illet­trés. Cela me parais­sait étrange étant don­né le grand nom­bre de per­son­nes qui pen­dant les années 70 et 80 avaient des diplômes. Par moments je me suis même demandé si cer­tains pré­tendaient être illet­trés parce qu’ils avaient été con­seil­lés en ce sens par des passeurs et des con­tre­bandiers qui pen­saient que ce serait béné­fique. Bien­tôt je me suis ren­du compte que cer­tains d’entre eux étaient des enfants sur­vivants de l’Anfal qui étaient nés dans les vil­lages kur­des avant l’Anfal qui à jamais a changé leurs vies.

J’ai regardé de nom­breux doc­u­men­taires sur l’Anfal quand le canal satel­lite kurde a été lancé vers la fin des années 1990. Ces doc­u­men­taires étaient prin­ci­pale­ment com­posés d’entrevues avec des sur­vivants. Ils étaient comme une fenêtre par laque­lle nous avons enten­du les his­toires de la com­mu­nauté mise à genoux par la ter­reur, la mort, la tor­ture et la dis­pari­tion de masse. Pen­dant que j’écoutais les hommes et les femmes, qui pen­dant l’Anfal avaient été incar­cérés, me par­ler des cel­lules sur­chargées des pris­ons, de la pénurie d’eau potable et de nour­ri­t­ure, de la dif­fu­sion des épidémies et de la mort, il m’a paru dif­fi­cile d’imaginer ce que les femmes avaient pu souf­frir souf­fert et de quelle manière elles avaient été traitées.

Plus tard j’ai com­mencé à m’intéresser aux voix mar­gin­al­isées des femmes et en par­ti­c­uli­er aux expéri­ences de la vio­lence subie par les femmes et ses con­séquences, au moment où je fai­sais mon doc­tor­at sur la san­té men­tale des femmes kur­des réfugiées. J’ai voulu en savoir davan­tage sur les femmes vic­times et sur­vivantes de l’Anfal – de quelle manière elles ont fait face à la vio­lence, à la perte et à la destruc­tion, de quel sou­tien elles ont pu béné­fici­er et quel rôle elles ont joué dans la recon­struc­tion du Kur­dis­tan après que la zone d’exclusion aéri­enne a été instal­lée pour pro­téger les Kur­des en 1991, et qu’un par­lement kurde a été élu pour la pre­mière fois en 1992. C’était pour répon­dre à ces ques­tions que j’ai com­mencé cette recherche. J’ai eu la chance d’obtenir une bourse doc­tor­ale de deux ans de la Lev­er­hulme Trust pour retourn­er chez moi et com­mencer à chercher des répons­es. Plus tard, je suis par­v­enue à obtenir une bourse d’un an du Gou­verne­ment région­al du Kur­dis­tan qui m’a aidée à accom­plir cette recherche. Une par­tie de cette recherche paraî­tra égale­ment comme chapitre dans un livre con­cer­nant les géno­cides oubliés.

Dispute au-dessus d’une fosse

Celui que vous avez fini d’examiner
est mon fils. C’est le cos­tume kurde à la couleur de lait
que son père avait fait pour lui, la chemise bleue
que son oncle lui avait don­née. Vos con­clu­sions prouvent
que c’est lui – c’était un grand garçon de quinze ans,
était gauch­er, avait eu une côté cassée.

Je sais qu’elle était aus­si à la recherche de son fils
mais vous devez lui dire que ce n’est pas le sien.
Oui tous les deux ont été cama­rades et ont combattu
l’année dernière. Mais c’est mon fils qui avait une côte
cassée, le sien a seule­ment simulé pour fuir les ennuis.

C’est le mien ! S’il vous plaît ren­dez-le moi.
Je l’enterrerai dans un bord du jardin –
Le mûri­er lui offrira son ombre,
Les fleurs garderont sa tombe avec gravité,
Les poules picoreront sur sa pierre tombale,
La ruche gron­dera au-dessus de sa tête.

Choman Har­di
Anfal

Le camp de Dibs, la prison des femmes

Nabat Fayaq Rahman

Vous ne mourez pas ! Pas quand vous le voulez.
Pas quand vous voyez votre courageux mari, l’aîné
de la famille, être frap­pé jusqu’au sang par un groupe
d’hommes haineux armés et prêts à tirer.

Pas quand votre belle enfant adolescente
est cueil­lie par des sol­dats, ne revient jamais.
Et vous n’avez plus qu’à vous deman­der jusqu’à la fin de vos jours :
l’a‑t-on ven­due comme pros­ti­tuée ? Vit-elle encore ?

Pas quand votre fils dépérit sur vos genoux
et crie jusqu’à n’en plus pou­voir, quand la dernière chose
qu’il vous demande est « un con­com­bre », et vous lui donnez
un chaus­son vert à suçot­er, parce qu’il n’est plus en mesure

de voir la dif­férence. Non. Pas même quand
les enfants qui vous restent gran­dis­sent nour­ris de
vos vête­ments noirs, de vos larmes secrètes, de vos maux de tête
quand vous sen­tez le con­com­bre. Vous ne mourez pas.

Choman Har­di
Anfal

L’enfant dans les fosses

Tay­mour Abdul­lah, le garçon de douze ans qui a survécu

Voici com­ment cela s’est passé : à Topza­wa ils ont dépouillé
les femmes de leurs boucles d’oreilles, de leurs anneaux, pris les bouteilles de
lait des bébés, nous ont dit que nous n’avions besoin de rien là où
nous allions, nous ont entassés dans des camions trans­for­més en
ambu­lances, avec de petites fenêtres à l’arrière – les femmes et
les enfants, pas les hommes, pas les vieux. Alors a com­mencé le voyage
dans la longue route déserte, à tra­vers les vil­lages arabes.
Les gens sont venus sur le bord de route, en pous­sant des cris
de joie. J’ai vu un garçon, prob­a­ble­ment de mon âge, qui pas­sait sur
sa gorge le bout de ses doigts. Une femme enceinte
s’est évanouie dans le camion à cause de la chaleur, de la soif, du manque d’oxygène.
La plu­part du temps nous avons été sur une route prin­ci­pale puis nous avons
roulé à l’écart. Cela a dû pren­dre douze heures ou plus.
Alors les camions se sont arrêtés, les portes se sont large ouvertes, ils
nous ont attrapés par les bras et nous ont jetés dehors. J’ai vu les fosses,
il y en avait beau­coup, elles sen­taient le frais. Les bulldozers
étaient prêts. Ils nous ont alignés, les fos­s­es der­rière nous
et les sol­dats en face. Je ne peux pas me rap­pel­er ce que chacun
a dit, il y avait des mur­mures, cer­tains étaient hébétés, cer­tains trop
fatigués pour pro­test­er. J’étais avec ma mère et trois
sœurs, ma tante et mes cousins, quelques cen­taines de villageois.
L’officier a ordon­né : Feu ! Et les sol­dats ont tiré.
J’étais blessé mais pas grave­ment. Je me suis levé de nou­veau, ai saisi
l’arme du sol­dat, l’ai sup­plié de ne pas me tuer. Alors j’ai vu
qu’il pleu­rait. L’officier a de nou­veau don­né l’ordre de tirer,
et alors il l’a fait. A ce moment je me suis recro­quevil­lé. Les sol­dats sont
par­tis et j’ai vu que ma mère et mes sœurs étaient mortes,
le sang jail­lis­sait des poignets de ma tante. Une jeune fille était encore
vivante, pas blessée. Je lui ai dit de s’enfuir avec moi
mais elle n’a pas osé. J’ai ram­pé hors de la fos­se, me suis caché derrière
le mon­tic­ule de terre et ai con­tin­ué à ram­per jusqu’à ce que j’aie atteint la dernière fosse
qui était encore vide. J’ai dû m’évanouir. Quand je
me suis réveil­lé tout était calme. Les sol­dats étaient par­tis, les fosses
étaient recou­vertes de terre. Alors j’ai cou­ru aus­si vite que j’ai pu,
promet­tant à Dieu que si je sur­vivais, je donnerais
cinq dinars aux pau­vres. A l’aube j’ai rejoint le village
des Bédouins, où les chiens m’ont encer­clé avec leurs aboiements.
Jusqu’à ce que quelqu’un vienne avec une torche, me pro­tège, me parle
arabe, m’accepte comme un des siens, mais c’est une
autre his­toire, je te la racon­terai une autre fois.

Choman Har­di
Anfal

Vous trou­verez les autres poèmes de Choman, extraits de son livre Con­sid­ér­er les femmes (Con­sid­er­ing the women, 2015), dans les revues lit­téraires Europe et Con­séquence qui paraitront en mars.

Vous pou­vez égale­ment com­man­der en ligne, en cli­quant sur les logos…

       


choman hardiChoman Hardi
Née au Kurdistan et ayant grandi en Irak et en Iran, Choman Hardi est venue au Royaume-Uni en 1993, où elle a fait ses études au Queens College d’Oxford, puis à l’University College de Londres et à l’Université de Kent à Canterbury.
Ecrivaine poétesse et chercheure, elle fut d’abord poète en résidence au Centre pour les écrivains de Moniack (Écosse), à la Villa Hellebosch (Belgique) et au Hedgebrook Women’s writer center, (États-Unis). Elle a travaillé au Royaume-Uni, en Europe, aux États-Unis, en Inde, en Malaisie et à Taiwan. Elle a publié trois recueils de poésie en kurde et son premier recueil anglais, Life for Us, a été publié par Bloodaxe en 2004 et réédité dix-huit mois plus tard. En 2006, elle est devenue l’une des plus jeunes poètes dont le travail était exposé dans le cadre du projet “Poems on the Underground”. Choman a animé de nombreux ateliers de poésie, notamment pour en 2007 pour les jeunes du Kurdistan à travers les Maisons des jeunes de différentes villes.
En 2005, elle a obtenu une bourse de post doctorat de deux ans par le Fonds Leverhulme, pour travailler sur les veuves du génocide au Kurdistan irakien. Elle a alors collaboré avec le Programme d’études sur l’Holocauste et le génocide de l’université d’Uppsala. Elle a présenté certains de ses résultats lors de conférences universitaires au Royaume-Uni, aux États-Unis, à Oslo, à Berlin, à Amsterdam et à Sarajevo.
Ajoutons encore que Choman Hardi a co-animé des ateliers de formation pour les femmes sur le genre et la santé mentale au Kurdistan en 2006 et 2007, avec le Dr Jennie Williams. Enfin, elle a donné divers séminaires et ateliers sur la construction du genre dans la société kurde, et sur la situation et les expériences des veuves d’Anfal dans beaucoup de Kurdes Villes, ainsi que pour la diaspora.

choman hardi

Livres
Return with no memory  1996 (en kurde) — Rûnakîy sêberekan  1998 (en kurde) — Light Mirrors and Shadows Poésie — 2000- Life for Us — 2004 — Gendered Experiences of Genocide : Anfal Survivors in Kurdistan-Iraq — 2011 — Considering the Women 2015 (La version française Considérer les femmes, chez Kont Editions, octobre 2020)

Choman Har­diSiteweb | Face­book | Twit­ter @chomahardi YouTube 


Choman lit une poème d’amour pour son mari. “A day for love”
(Vidéo en anglais)

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