Le soir du 17 févri­er dernier, pour la dernière étape, la Bal­lade bre­tonne jetait l’an­cre à Douarnenez. Zehra Doğan, jour­nal­iste et artiste kurde était l’in­vitée sur­prise de la soirée qui s’est déroulée à la librairie café L’Ivraie, avec l’as­so­ci­a­tion Rhi­zomes, parte­naire de Kedis­tan pour la rubrique Ciné­ma avec Bre­tagne & Diver­sité , en com­plic­ité avec le Fes­ti­val de ciné­ma de Douarnenez

Zehra n’est pas une incon­nue dans ce coin de Bre­tagne. En août 2016, alors en déten­tion, elle n’a pas pu par­ticiper au fes­ti­val de films de Douarnenez où elle était invitée d’hon­neur. Elle fut  absente, mais très présente à tra­vers ses dessins, son jour­nal­isme et son courage.
Zehra nous a par­lé ce soir 17 févri­er, depuis Diyarbakır. Un moment de retrou­vailles et d’émotion.

C’é­tait une pre­mière ten­ta­tive de visio­con­férence, avec fra­matalk, un out­il alter­natif que nous venons de décou­vrir et avec les moyens de bord de tous les par­tic­i­pants… Nous savons que vous serez indul­gentEs pour le ren­du… (réver­béra­tion sur le son)
La vidéo est en turc et voici la tra­duc­tion de l’in­ter­ven­tion de Zehra.


Avant tout, je vous remer­cie de m’avoir invitée et don­né la pos­si­bil­ité de parler.

Vous con­nais­sez les con­di­tions de la Turquie main­tenant. Nous sommes dans une sit­u­a­tion pire que dans les années 80, 90. Dans cette péri­ode, et si on peut l’ap­pel­er une péri­ode de guerre, ce serait plus juste. Car il est ques­tion réelle­ment d’une guerre, par­ti­c­ulière­ment au Kur­dis­tan. Et je suis seule­ment une, par­mi des dizaines de jour­nal­istes. Seule­ment une, par­mi des dizaines de jour­nal­istes, miEs en garde-à-vue, arrêtéEs, libéréEs, restés coincéEs dans des maisons. Suite à l’é­tat d’ur­gence, plusieurs jour­naux ont été fer­més, les agences. Mon agence [JINHA] est égale­ment fer­mée et tous les jour­naux et télévi­sions qui étaient abon­nés à mon agence sont fer­més. Oui, des alter­na­tives on été créées, mais la total­ité de ces jour­naux restent fermés.

Nous entendez-vous ?

Il y a une seule expli­ca­tion à cela. Ils veu­lent cacher la réal­ité. Ils veu­lent empêch­er que les vérités se sachent. Pourquoi ? Parce que, même si la péri­ode précé­dant l’é­tat d’ur­gence, était une péri­ode lourde, mais elle ne l’é­tait pas à ce point là. A cette époque nous avons essayé, en tant que jour­nal­istes faisant de l’in­for­ma­tion pop­u­laire, appar­tenant au réseau du jour­nal­isme indépen­dant, d’in­former sur les mas­sacres qui se déroulaient là-bas.1Nous avons été des témoins, de nom­breuses per­son­nes ont été mas­sacrées devant nos yeux, des enfants, des bébés de 35 jours… [petite coupure de son].…. Nous avons infor­mé sur ce dont nous avons été des témoins. C’est parce que seule­ment nous avons fait cela que nous avons été arrêtéEs. Mal­heureuse­ment il y a plus de 150 jour­nal­istes en prison. Et hélas, tout cela n’a pas été assez enten­du par l’opin­ion mondiale.

J’ai perdu la foi

Nous vivons une péri­ode où le bon sens doit primer, mais en tant que jour­nal­iste et Kurde, je peux dire que sur le sujet de pass­er l’in­for­ma­tion, sur une sol­i­dar­ité, j’ai per­du ma foi, ma con­vic­tion. C’est démoral­isant de voir que quoi qu’on fasse, quoi qu’on essaye, ce qui se passe ici ne s’en­tend pas. J’ai vécu ces péri­odes comme beau­coup de mes amiEs, et désor­mais, j’ai comme eux, du mal à dire : “Je suis con­va­in­cue qu’un jour vien­dra, où des comptes seront demandés pour ce qui a été fait, ces pop­u­la­tions ne seront plus mas­sacrées, il n’y aura plus de péri­odes semblables”

Drôles de situations.

Oui, aujour­d’hui je suis peut être relâchée, je com­para­is en lib­erté, oui, peut être un cer­tain nom­bre de mes amiEs (col­lègues) ont été libéréEs, mais, à tout moment nous pou­vons être arrêtéEs. Et beau­coup de jour­nal­istes sont arrivéEs à un point où ils/elles ne peu­vent plus tra­vailler. Les jour­naux, les télévi­sons sont fer­més. Oui, il y a des alter­na­tives qui on été crées, par exem­ple JINHA, con­tin­ue ses activ­ités en tant que Şûjin, oui nous con­tin­uons, mais nous n’ar­rivons pas à attein­dre les sources de l’in­for­ma­tion. Les espaces où les sources peu­vent don­ner des inter­views, des com­mu­niqués, sont fer­més. A la fois nos sources sont recher­chées, et à la fois nous, nous sommes recher­chés. C’est telle­ment com­pliqué que, par­fois nous leur don­nons ren­dez-vous, dans un endroit où il n’y a pas de police. Nous dis­ons, “Viens à tel endroit, à tel heure, je vais te chercher et on va se voir, on va par­ler”, parce que nous ne pou­vons pas utilis­er de télé­phones. Ce sont de drôles de situations.

Nous ne pou­vons pas aller au ciné­ma pour voir un film, nous ne pou­vons pas organ­is­er une quel­conque activ­ité artis­tique. Parce que aus­si bien nous les jour­nal­istes, que les gens qui par­ticipent, sont recherchés.

Je viens d’apprendre que trois villageois ont été exécutés

Ce soir, main­tenant, je peux vous don­ner cet exem­ple. Depuis le 11 févri­er, 11 vil­lages de Nusay­bin sont mis sous cou­vre-feu, et nous ne pou­vons pren­dre aucune nou­velle des vil­la­geois. Il y a cinq min­utes, nous avons appris que trois vil­la­geois avaient été exé­cutés. Nous ne pou­vons, ni nous ren­dre sur place, ni nous informer sur l’i­den­tité de ces per­son­nes. Nous avons pu appren­dre de nos sources, des vil­la­geois, par des moyens secrets, seule­ment le fait que trois vil­la­geois aient été exé­cutés. Mais qui sont-ils ? Nous ne le savons pas. En tant que jour­nal­istes nous n’ar­rivons plus à faire notre tra­vail. Si on se rendait sur place, nous seri­ons nous aus­si exé­cutéEs. Nous sommes désor­mais sûrs de cela. Nous ne dis­ons plus “peut être, c’est pos­si­ble”, nous dis­ons “Si nous le faisons, nous serons tués”.

Il s’ag­it de Koruköy, ou Xer­abê en kurde.

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La compassion de l’Etat”

Un autre exem­ple dont j’ai été témoin. Une femme, qui n’a pas quit­té sa rue pen­dant cinq mois [à Nusay­bin, lors du cou­vre-feu]… Une femme qui a mon­tré une sim­ple résis­tance en restant dans sa mai­son. Elle a une cinquan­taine d’an­nées, et 5 enfants. Après les bom­barde­ments [de sa mai­son], elle sort avec un dra­peau blanc ; quand elle sort, les caméras tour­nent, les caméras des médias “alliés” [au régime]. C’est à dire que les mil­i­taires four­nissent des images pour les médias alliés, ils ont donc un autre méti­er… Ils dis­ent “Bien­v­enue dans les bras com­patis­sants de l’E­tat”, “Les bras com­patis­sant de l’E­tat sont un foy­er pour vous…” des choses comme cela. Ce genre de choses ont été “servies” sur les médias pen­dant longtemps et en continu.

Qu’y a‑t-il dans les dossiers

Quand j’é­tais en prison… ‑Et, j’ai été arrêtée avec des accu­sa­tions très divers­es. Il parait que je suis mem­bre d’or­gan­i­sa­tion [illé­gale], dans mon dossier il y avait beau­coup de témoignages sur moi. En prison, au bout d’un mois, j’ai appris qu’une de mes codétenues, était une per­son­ne qui avait déposé un témoignage à mon encon­tre. Quand je lui en ai par­lé, elle a été sur­prise “Quand est-ce que j’au­rais don­né mon témoignage ?”. En fait, ils font sign­er des doc­u­ments sous tor­tures lour­des, tu signes sans qu’ils te lais­sent lire. Beau­coup de jour­nal­istes sont actuelle­ment en déten­tion de cette façon. Moi aus­si, je risque d’être con­damnée, seule­ment avec des témoignages comme cela. Mais cette femme ne le savait pas. Elle ne me con­nais­sait même pas. C’est au bout d’un mot qu’elle apprend que je suis Zehra Doğan, et je com­prends qu’elle a témoigné à mon encontre.-

Revenons à cette maman qui était sor­tie avec son dra­peau blanc. On par­le des “Bras com­patis­sants de l’E­tat”, mais la maman a le vis­age com­plète­ment bour­sou­flé. C’est une mère qui a été tor­turée pen­dant six jours, avec des sacs en plas­tiques passés sur la tête, avec usage de d’eau à pres­sion. Tout cela, c’est parce que tout sim­ple­ment elle est restée chez-elle. Cette femme est jugée actuelle­ment, et une peine de per­pé­tu­ité incom­press­ible [sub­sti­tu­ant la peine de mort après son abo­li­tion en 2004 en Turquie] est envis­agée. Per­son­ne ne sait tout cela. Si on regarde son dossier, l’acte d’ac­cu­sa­tion, il sera écrit qu’elle est “un mem­bre de guérilla”.

Pas des journalistes mais des terroristes !

Je voudrais ajouter dernière­ment ceci. Vous savez bien, ils dis­ent “en Turquie il n’y a pas de jour­nal­istes jugés, en cours de juge­ment” ou encore “Il n’y a pas de dizaines de jour­nal­istes en prison”. En fait, c’est vrai !

Parce que si vous regardiez nos dossiers, les actes d’ac­cu­sa­tions étab­lis à notre encon­tre, vous diriez, “Bah voilà, c’est le dossier d’un mem­bre de guéril­la aguer­ri”, ou celui d’un mem­bre du YPS.2Les jour­nal­istes sont con­nus dans les local­ités, et ils tapent à l’œil. Ils les fichent, ensuite ils col­lectent des dépo­si­tions de témoins “secrets”, et des témoignages pré­parés d’a­vance, signés par des per­son­nes qu’ils ont mis­es en garde-à-vue, tor­turées durant des jours. Après ils les arrêtent.

Lors de mon procès, je ne suis pas jugée en tant que jour­nal­iste. Ils ne m’ont pas trop demandé, pourquoi je fais de l’in­for­ma­tion. Ils ont plutôt essayé de trou­ver des ‘preuves’ sur les accu­sa­tions qu’ils por­taient à mon encon­tre, “appar­te­nance à une organ­i­sa­tion” etc. Ils utilisent ces méth­odes pour établir les dossiers, pour se don­ner rai­son et pour le dire à l’opin­ion publique, “Nous ne jugeons pas les jour­nal­istes. Ces per­son­nes ont d’autres activités”.

L’atmosphère pesante

Au Kur­dis­tan, et même en Turquie, parce que c’est éten­du sur la Turquie, il y a sérieuse­ment une guerre. Une guerre psy­chologique est menée, mais pas que. Par exem­ple ici, à cette heure-là, si je sors dans la rue, et si tout sim­ple­ment je crie, je peux être mitrail­lée sur le champs. Juste crier… Je ne par­le pas de “par­ler” de “s’ex­primer”… Je pense que cet exem­ple décrit bien comme l’at­mo­sphère est pesante.

S’il vous plait informez-vous, mais pas dans les médias alliés

C’est pour cela que, en ce qui con­cerne la Turquie, comme les médias alter­nat­ifs sont qua­si inex­is­tants aujour­d’hui, comme nous n’ar­rivons plus à tra­vailler, ce serait bien si vous pou­viez suiv­re les infor­ma­tions dans des quelques sources sûres. Parce que dans les infor­ma­tions pro­duites par les médias alliés, vous lisez sans doute qu’i­ci la vie est belle, et que le pays est un par­adis. Je vous prie, vrai­ment s’il vous plait, informez-vous et à de bonnes sources.

Ajout du 19 févri­er : Zehra décrivait là une “opéra­tion en cours” depuis le 11 février…

De plus en plus de sources en effet con­fir­ment mas­sacre, arresta­tions, tor­ture, com­mis par les forces spé­ciales turques dans la région de Nusay­bin (Korukoy). Le blo­cus est tou­jours en cours, et les témoignages dif­fi­ciles à recueil­lir sous la men­ace des forces de répres­sion qui blo­quent toute infor­ma­tion. Des réc­its de femmes amenées à l’hôpi­tal font men­tion de cli­mat de ter­reur, et de “pres­sions” sur les femmes et jeunes femmes. Des éluEs qui ont réus­si à attein­dre un des vil­lages, avant d’être arrêtés ont par­lé de “regroupe­ments de per­son­nes” sur les places et “men­aces et inter­roga­toires col­lec­tifs”. Le sys­tème est rôdé depuis 2015… mas­sacre, destruc­tions, arresta­tions, traces pour enquêtes dis­per­sées. Mais les forces spé­ciales ne peu­vent s’empêcher de com­mu­ni­quer sur les réseaux soci­aux des images et pho­tos de leurs “exploits”… y com­pris pour ter­roris­er les pop­u­la­tions ailleurs… Les sources “offi­cielles” font état de 3 morts, 39 arresta­tions et 2 “dis­parus” depuis une semaine… Le bilan risque d’être bien plus élevé.


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