Cet arti­cle sur le Roja­va présente les ques­tion­nements poli­tiques autour des expéri­ences com­mu­nal­istes en cours au sein du con­fédéral­isme Nord syrien. Il émane de courants de la gauche radicale.


Le siège de Kobanê par l’Etat Islamique (EI) a attiré l’attention du monde entier sur le PYD kurde (Par­tiya Yekïtiya Demokrat, Par­ti de l’union démoc­ra­tique), la force dirigeante dans les régions à majorité kurde du nord de la Syrie. Le PYD nomme cette région Roja­va, lit­térale­ment « pays du soleil couchant », égale­ment traduit par « Kur­dis­tan de l’Ouest ».

Le dis­cours du PYD, tour­nant autour de ter­mes tels que la démoc­ra­tie et l’égalité et insis­tant sur les droits des femmes, a un fort pou­voir d’attraction dans la gauche mon­di­ale. De même, la lutte des com­bat­tants des YPG/YPG (Unités de pro­tec­tion du peu­ple, Unités de pro­tec­tion des femmes), organ­isés par le PYD con­tre l’EI, béné­fi­cie d’une très large sympathie.

Des ini­tia­tives de sou­tien à « la révo­lu­tion du Roja­va » ont sur­gi dans divers pays. Une cam­pagne inti­t­ulée « des armes pour le Roja­va » a levé plus de 135 000 dol­lars en Alle­magne. D’autres ini­tia­tives se sont cen­trées sur une aide human­i­taire et un sou­tien politique.

Au Roja­va, le PYD déclare qu’il est en train de con­stru­ire une société démoc­ra­tique avec des droits égaux pour les femmes, dans laque­lle cohab­itent dif­férents groupes eth­niques et religieux ; le pou­voir poli­tique est cen­sé s’y exercer à tra­vers les struc­tures de con­seils autonomes. Le PYD affirme qu’une révo­lu­tion inédite a lieu au Roja­va, inspirée par la pen­sée de Abdul­lah Öcalan, le leader empris­on­né du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (Par­tiya Kark­eren Kur­dis­tan, PKK). Même après son arresta­tion en 1999, Öcalan est demeuré le leader poli­tique et l’idéologue du mou­ve­ment. Pour com­mencer à com­pren­dre l’expérience en cours au Roja­va, ain­si que l’attitude de la gauche1à son égard, il con­vient de con­sid­ér­er l’idéologie d’Öcalan et de com­par­er ce à quoi elle pré­tend avec la réal­ité du ter­rain.2

Les origines du PKK

Öcalan est né en 1949, au sein d’une famille paysanne kurde. Les provinces kur­des de Turquie ont tou­jours été les plus déshéritées du pays, en par­tie à cause de la poli­tique raciste et dis­crim­i­na­toire de l’Etat turc envers les Kur­des. Par­ler kurde était con­sid­éré comme un crime, l’utilisation des let­tres x, q et w – qui exis­tent dans l’alphabet kurde, mais pas dans le turc – pou­vait don­ner lieu à des pour­suites. Même les pub­li­ca­tions qui men­tion­naient juste le mot « kurde » étaient frap­pées d’interdiction. L’Etat turc essayait par là d’assimiler la minorité kurde au sein de la majorité turque.

Öcalan jeta les bases du PKK quand, au début des années 1970, il con­stru­isit les « Révo­lu­tion­naires kur­des » (Sores­geren Kur­dis­tan, SK). Ce groupe fit sien la notion du soci­o­logue turc Ismail Besik­ci, d’un Kur­dis­tan colonie inter­na­tionale, occupé par la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak. Lorsqu’en 1977, le groupe devint le PKK, il avait gag­né un petit crédit par­mi les tra­vailleurs kur­des qui avaient quit­té la cam­pagne pour aller gag­n­er leur vie dans les villes. Le SK était un pro­duit de la « nou­velle gauche » en Turquie, mais avec des dif­férences impor­tantes. Par rap­port aux autres groupes kur­des, le PKK était « la seule organ­i­sa­tion dont les mem­bres étaient presque exclu­sive­ment issus des class­es les plus pau­vres – la jeunesse dérac­inée des vil­lages et petites villes qui savait ce qu’était l’oppression, voulait de l’action et non de l’idéologie sophis­tiquée. »3Le PKK tran­chait égale­ment en déclarant que la lutte armée était une tâche urgente.

Des vari­antes de maoïsme et de tiers-mondisme étaient alors fortes au sein de la gauche turque, et les posi­tions du PKK reflé­taient claire­ment ces influ­ences. Ses représen­tants déclaraient que le but immé­di­at était une révo­lu­tion « nationale-démoc­ra­tique » pour un « Kur­dis­tan indépen­dant et démoc­ra­tique ». Le com­bat devait pren­dre la forme d’une lutte pop­u­laire reposant sur les paysans, con­duite par un PKK esti­mant être le représen­tant des class­es laborieuses. Les « pays social­istes » étaient les alliés de la révo­lu­tion, mal­gré les accu­sa­tions de révi­sion­nisme con­cer­nant les par­tis dirigeants de l’URSS et de la Chine, mais aus­si « les par­tis ouvri­ers des pays cap­i­tal­istes » et « les mou­ve­ments de libéra­tion des peu­ples opprimés ». Après la révo­lu­tion « nationale démoc­ra­tique », la lutte devait se diriger vers une révo­lu­tion social­iste.4

Lorsque l’armée fit son coup d’Etat en 1980, le PKK était devenu le par­ti kurde le plus impor­tant de Turquie. La gauche turque subit la répres­sion, des dizaines de mil­liers de ses mem­bres furent arrêtés, tor­turés et tués. Öcalan y échap­pa car peu de temps avant le coup d’Etat, il s’était ren­du au Liban, et de là en Syrie. Le régime de Hafez al-Assad lui per­mit d’installer une base opéra­tionnelle en Syrie, et le PKK lança sa guéril­la con­tre l’Etat turc, com­bat qui con­nut son apogée au milieu des années 1990.

Le PKK était un « par­ti de guéril­la », ce qui le dis­tin­guait d’autres par­tis kur­des. Dans le PKK, on était à la fois mem­bre du par­ti et guérillero. On attendait même des cadres qui n’avaient pas de respon­s­abil­ités mil­i­taires qu’ils soient prêts à rejoin­dre la guéril­la à tout instant. Selon le dirigeant du PKK Duran Kalkan, « ce n’était pas qu’une ques­tion mil­i­taire, plus impor­tant était son sens idéologique et moral ». A pro­pos du con­grès du par­ti en 1986, Kalkan déclara : « Une telle guéril­la intro­duit une coupure totale avec l’ordre exis­tant. Elle rompt à un cer­tain niveau avec le sys­tème hiérar­chique de l’Etat et du pou­voir. C’est pourquoi il y a eu un sérieux renou­veau idéologique au 3ème con­grès dans la con­cep­tion du social­isme réel. La ligne social­iste réelle de la lib­erté et des droits égaux petit-bour­geois de l’individu et de la famille a été dépassée. Une telle mesure a des con­séquences dans la société car elle réclame des change­ments impor­tants pour rap­procher lib­erté et égal­ité. Cela détru­it la vie famil­iale indi­vidu­elle. »5

Révolutionner la personnalité

Kalkan met­tait l’accent sur un élé­ment dis­tinc­tif de l’idéologie du PKK et d’Öcalan : l’ambition de créer un « homme nou­veau », car­ac­térisé par un cer­tain type de per­son­nal­ité et de men­tal­ité. D’après Öcalan, il existe une men­tal­ité kurde méta­physique, une âme kurde. Selon lui, « de nom­breuses qual­ités attribuées aujourd’hui aux Kur­des et à leur société étaient déjà présentes dans les com­mu­nautés néolithiques habi­tant dans la chaîne des mon­tagnes du Cau­case du Nord, la région que nous appelons le Kur­dis­tan ».6Cepen­dant, les Kur­des ont été dépouil­lés de leur « véri­ta­ble » iden­tité par les ten­ta­tives d’assimilation de l’Etat turc et par les struc­tures sociales tra­di­tion­nelles, qu’Öcalan nomme « féodalité ».

A tra­vers la cri­tique, l’autocritique et de durs efforts, les mem­bres du PKK étaient donc exhortés à s’émanciper des opin­ions et atti­tudes appris­es dans leur « anci­enne vie » et à se refaçon­ner en un « homme nou­veau ». Le jour­nal du par­ti, Serxwe­bûn, écrivait : « l’homme nou­veau ne boit pas, ne joue pas, ne pense jamais à son pro­pre plaisir ou con­fort, et il n’y a rien de féminin en lui. Ceux qui dans le passé s’adonnaient à de telles activ­ités trancheront rad­i­cale­ment avec elles dès qu’ils ou elles se trou­veront par­mi les hommes nou­veaux. La philoso­phie et la moral­ité de l’homme nou­veau, la façon dont il se tient assis ou debout, son style, son ego, ses atti­tudes et réac­tions sont unique­ment les siennes. La base est son amour pour la révo­lu­tion, la lib­erté, le pays et le social­isme, un amour qui est aus­si solide qu’un roc. Appli­quer le social­isme sci­en­tifique à la réal­ité de notre pays crée l’homme nou­veau. »7

Déjà en 1993, Öcalan procla­mait que lorsque le PKK dis­cu­tait du « social­isme sci­en­tifique », il ne se référait pas au marx­isme mais à son idéolo­gie pro­pre, qui « dépasse les intérêts des Etats, des nations et des class­es ».8Au fur et à mesure que le remod­e­lage des men­tal­ités devint un thème cen­tral dans la con­cep­tion du social­isme du PKK, les notions marx­istes de class­es et de révo­lu­tion furent rem­placées par des ter­mes comme « human­i­sa­tion », « social­i­sa­tion » et « per­son­nal­ité libérée ». La con­cep­tion de la libéra­tion des femmes est ain­si forte­ment liée à son but de remod­el­er les indi­vidus. La mise en pra­tique de la libéra­tion des femmes fut dévelop­pée dans la sec­onde moitié des années 1990, lorsque la par­tic­i­pa­tion des femmes dans le mou­ve­ment kurde, à la fois comme mil­i­tantes poli­tiques et comme com­bat­tantes, s’accrut.9Les idées du PKK sur la libéra­tion des femmes ont été forte­ment influ­encées par le mythe d’un passé matri­ar­cal, lorsque « la femme était la déesse de la créa­tion ».10L’oppression com­mença avec le développe­ment de la société de class­es. Ces notions sont claire­ment emprun­tées au livre d’Engels, L’origine de la famille, de la pro­priété privée et de l’Etat.

Cepen­dant, une dif­férence impor­tante entre la théorie de l’oppression des femmes d’Engels et celle du PKK réside dans le fait que ce dernier nég­lige les fac­teurs socio-économiques. Engels écrivait qu’une divi­sion du tra­vail apparut avec le développe­ment des class­es sociales, qui eut comme effet de faire pass­er au sec­ond rang le tra­vail des femmes. Öcalan met au con­traire l’accent sur des aspects tels que la « men­tal­ité », un mot clé de son idéolo­gie, et la « per­son­nal­ité ». L’oppression des femmes est dès lors décrite comme le résul­tat d’attitudes trans­mis­es de généra­tion en généra­tion, et qui sont inté­grées par les femmes. De telles atti­tudes patri­ar­cales oppri­ment les femmes en les ten­ant éloignées de la vie sociale et exer­cent un con­trôle sur le corps, les com­porte­ments et la sex­u­al­ité des femme. Cette expli­ca­tion laisse com­plète­ment de côté le rôle des fac­teurs socio-économiques.11

Libération des femmes, un discours essentialiste

Des unités féminines indépen­dantes ont été créées dans la guerre de guéril­la. Plus tard a été for­mée une armée fémi­nine indépen­dante, une pra­tique adop­tée par le mou­ve­ment kurde syrien lorsqu’il créa les YPJ (Unités de défense des femmes). La moti­va­tion pour créer ces unités exclu­sive­ment féminines était que cela libérait les femmes du sex­isme des hommes et les oblig­eait à rompre avec les notions tra­di­tion­nelles d’obéissance et de ser­vil­ité féminines. Dans les organes mixtes du PKK et du PYD, il existe des quo­tas par sexe. Il faut y inclure au moins 40 % de femmes, et chaque poste à respon­s­abil­ité est géré par deux per­son­nes, un homme et une femme.

La pen­sée du PKK est forte­ment essen­tial­iste. Les femmes et la nature sont sou­vent assim­ilées et les femmes sont cen­sées béné­fici­er de cer­taines car­ac­téris­tiques, comme l’empathie, l’horreur de la vio­lence et une prox­im­ité avec la nature. Le dis­cours du PKK sur la libéra­tion des femmes prend en compte la caté­gorie des femmes, qu’il con­sid­ère sou­vent un tout homogène, comme dépas­sant les dif­férences poli­tiques. Ain­si que le proclame son organ­i­sa­tion de femmes, « l’idéologie de la libéra­tion des femmes est une alter­na­tive à toutes les visions du monde exis­tant jusqu’à présent, qu’elles vien­nent de la gauche ou de la droite. »12 Aujourd’hui, ce sont les femmes en tant que telles qui sont l’avant-garde de la lutte de libération.

Dans les années 1990, les ques­tions de lutte de classe et de for­ma­tion de classe ont large­ment dis­paru de l’idéologie du PKK. Au fur et à mesure qu’il pas­sait de l’idée stal­in­i­enne du par­ti-Etat pro­prié­taire des moyens de pro­duc­tion à la créa­tion d’un « homme nou­veau », sa con­cep­tion du social­isme devint plus abstraite, et de plus en plus repoussée à un futur loin­tain. « Une civil­i­sa­tion démoc­ra­tique » rem­plaça un Kur­dis­tan indépen­dant et social­iste comme but du mou­ve­ment. Joost Jonger­den, un expert du PKK, décrit « la civil­i­sa­tion démoc­ra­tique » comme un terme para­pluie pour trois pro­jets entre­croisés : la république démoc­ra­tique, l’autonomie démoc­ra­tique et le con­fédéral­isme démoc­ra­tique.13

Le « confédéralisme démocratique »

La république démoc­ra­tique implique une réforme de l’Etat turc, pour qu’il recon­naisse l’existence de minorités, notam­ment kur­des, par­mi sa pop­u­la­tion, et qu’il dis­so­cie la citoyen­neté de l’origine turque. De la même façon, le PYD demande que l’Etat syrien aban­donne l’idéologie pan-ara­biste du par­ti Baas. L’autonomie démoc­ra­tique est un con­cept emprun­té à Mur­ray Bookchin (1921–2006), un lib­er­tarien social­iste améri­cain, qui prône une com­bi­nai­son de mou­ve­ments soci­aux et de coopéra­tives qui pré­fig­ur­erait une future société égal­i­taire. Bookchin était trot­skyste à la fin de la Deux­ième Guerre mon­di­ale et, à l’instar de nom­breux trot­skystes, espérait une vague de révo­lu­tions ouvrières. Comme ses espérances ne se réal­isèrent pas, et que le mou­ve­ment trot­skyste demeu­rait petit et isolé, Bookchin recon­sid­éra ses idées.

Il aban­don­na le marx­isme, qui d’après lui avait com­mis l’erreur fon­da­men­tale de voir en la classe ouvrière une classe révo­lu­tion­naire. De la même manière, le PKK ne con­sid­éra jamais que l’émancipation de la classe ouvrière con­duirait au social­isme. Le PKK à ses début était plutôt méfi­ant envers la classe ouvrière, qu’il con­sid­érait comme priv­ilégiée par rap­port à la paysan­ner­ie et asso­ciée trop étroite­ment à l’Etat turc dans les villes. Au début des années 1990, Öcalan affir­ma qu’il n’y avait pas de divi­sions de classe pronon­cées dans la société kurde.14La divi­sion essen­tielle s’établissait entre « col­lab­o­ra­teurs » et « patri­otes », et non entre cap­i­tal­istes et pop­u­la­tion laborieuse.

Pour Bookchin, le point faible du cap­i­tal­isme n’était pas la con­tra­dic­tion entre le cap­i­tal et le tra­vail, mais celle entre le cap­i­tal et l’écologie. Le cap­i­tal, accu­mu­lant indéfin­i­ment, détru­it l’environnement. La lutte pour sauver l’écosystème revêt un car­ac­tère ant­i­cap­i­tal­iste et peut unir tous ceux qui voient leur vie men­acée par la détéri­o­ra­tion de leur envi­ron­nement. Mal­gré l’importance que le PKK accorde égale­ment à l’écologie, celle-ci n’y a cepen­dant pas la place cen­trale qu’elle avait chez Bookchin.

Pour Öcalan, la con­tra­dic­tion qui déter­mine les luttes de libéra­tion est celle entre les iden­tités opprimées et l’Etat. Öcalan impute l’oppression de cer­taines iden­tités à des poli­tiques éta­tiques qui retar­dent par rap­port au développe­ment de la nou­velle civil­i­sa­tion, inévitable du fait des pro­grès tech­nologiques.15La tâche est dès lors de forcer l’Etat à met­tre en oeu­vre le poten­tiel démoc­ra­tique qui existe déjà. A cette fin, des struc­tures « d’autonomie démoc­ra­tique » doivent être con­stru­ites au delà des fron­tières exis­tant entre Etats et à l’intérieur des nations exis­tantes. Ces struc­tures sont basées sur la recon­nais­sance et la représen­ta­tion de dif­férentes iden­tités, comme les groupes eth­niques, les femmes ou les ouvri­ers. Dans le Kur­dis­tan turc, ces struc­tures sont sou­vent entre­croisées avec celles des munic­i­pal­ités où des par­tis kur­des légaux ont eu des élus.

Les struc­tures de l’autonomie démoc­ra­tique sont cen­sées se fédér­er par en bas, dans un sys­tème de « con­fédéral­isme démoc­ra­tique ». Öcalan décrit cette organ­i­sa­tion comme « un mod­èle pyra­mi­dal dans lequel ce sont les com­mu­nautés locales qui dis­cu­tent, débat­tent et pren­nent les déci­sions. Les délégués élus de la base jusqu’au som­met for­mant une sorte d’organe lâche de coor­di­na­tion. Ils sont élus par le peu­ple pour un an. »16

L’identité kurde, l’Etat, la démocratie

L’idéologie actuelle du PKK rejette toute ten­ta­tive de créer de nou­veaux Etats, dans la mesure où ils sont intrin­sèque­ment des organes d’oppression. Les ger­mes de sa cri­tique des Etats peu­vent être trou­vés dans son his­toire récente. Depuis ses débuts, le PKK a tou­jours cri­tiqué l’Union sovié­tique et l’Internationale Com­mu­niste du début des années 1920 pour leur sou­tien cri­tique envers le nation­al­isme kémal­iste. Qui plus est, aux yeux du PKK la direc­tion sovié­tique priv­ilé­giait la sécu­rité nationale de l’URSS par rap­port aux principes inter­na­tion­al­istes et anti-impérialistes.

La cri­tique de la prépondérance de la rai­son d’Etat sovié­tique a été général­isée aux autres Etats-nations en tant que tels. Une autre rai­son de l’abandon de son pro­jet de créer un Etat kurde réside dans le car­ac­tère très divers des pop­u­la­tions qu’il con­sid­ère comme kur­des. Par exem­ple, dans le Kur­dis­tan turc, les iden­tités ont évolué en fonc­tion d’aspects con­fes­sion­nels. En Ana­tolie de l’est, le PKK se trou­vait con­fron­té au fait que beau­coup de gens se con­sid­éraient Alévis et non Kur­des.17Il aurait fal­lu impos­er une assim­i­la­tion cul­turelle pour créer un Etat unifié à par­tir de cette hétérogénité de pop­u­la­tions, ce à quoi le PKK se refusait.

Öcalan affirme que le com­bat du PKK est seule­ment la dernière rébel­lion kurde con­tre le pou­voir d’Etat cen­tral­isé. Dans un remar­quable exem­ple d’auto-orientalisme, les Kur­des sont présen­tés comme un peu­ple sans his­toire qui, depuis l’époque suméri­enne (qua­trième mil­lé­naire avant notre ère), s’est rebel­lé con­tre le pou­voir d’Etat, en demeu­rant tout ce temps le même « dans son essence ». Le « péché orig­inel » qui a causé l’oppression des Kur­des a été la for­ma­tion de l’Etat en tant que tel, con­tre lequel ils ont essayé de préserv­er leur cul­ture « naturelle » de lib­erté. Öcalan décrit son but comme la « renais­sance » d’une société idéal­isée qui est sup­posée avoir existé durant le néolithique dans ce qui est actuelle­ment le Kur­dis­tan. Les aspects posi­tifs de ce passé mythique – un rôle cen­tral attribué aux femmes dans la société, une iden­tité kurde « pure », une égal­ité sociale – sont à recon­quérir sous une forme modernisée.

Öcalan n’est pas pour le ren­verse­ment des Etats exis­tants. Il faut plutôt les rem­plac­er, à un cer­tain moment, par les struc­tures du con­fédéral­isme démoc­ra­tique. La cri­tique des Etats exis­tants d’Öcalan est plutôt ambiguë dans la mesure où la démoc­ra­tie qu’il prône est sou­vent assim­ilée aux Etats cap­i­tal­istes par­lemen­taires occi­den­taux. Il affirme ain­si que dans les pays européens, un « type de démoc­ra­tie » s’est dévelop­pé et que c’est ce qui a con­duit à « la supré­matie de l’Ouest ». « La civil­i­sa­tion occi­den­tale peut, en ce sens, être appelée civil­i­sa­tion démoc­ra­tique. »18Et en 2011 : « En principe, le sys­tème démoc­ra­tique occi­den­tal ‑qui a été instau­ré grâce à d’immenses sac­ri­fices- con­tient tout ce qui est néces­saire pour résoudre les prob­lèmes soci­aux. »19« L’Europe, berceau [de la démoc­ra­tie], a générale­ment lais­sé de côté le nation­al­isme au vu des guer­res du 20ème siè­cle et a établi un sys­tème poli­tique adhérant à des stan­dards démoc­ra­tiques. Ce sys­tème démoc­ra­tique a déjà mon­tré ses avan­tages sur les autres sys­tèmes, y com­pris le social­isme réel, et est main­tenant le seul sys­tème accept­able dans le monde. »20

Classes et économie au Rojava

Le cap­i­tal­isme ne s’est pas beau­coup dévelop­pé au Roja­va. Cette région est essen­tielle­ment agri­cole avec une petite classe ouvrière mod­erne. Mais le Roja­va est très pro­duc­tif, et dans la Syrie baa­siste, la région ressem­blait à une colonie interne. Elle pro­duit des matières pre­mières comme du blé et de l’huile, qui étaient trans­for­més ailleurs.21une économie d’Etat.

La vision d’Öcalan d’une alter­na­tive socio-économique à de telles con­di­tions peut être décrite comme social-démoc­rate : « A mes yeux, la jus­tice veut que le tra­vail créatif soit con­sid­éré en fonc­tion de sa con­tri­bu­tion à l’ensemble de la pro­duc­tion. La rémunéra­tion du tra­vail créatif qui con­tribue à la pro­duc­tiv­ité de la société doit être con­sid­éré en pro­por­tion d’autres activ­ités créa­tri­ces. Fournir des emplois à cha­cun sera une tâche publique. Cha­cun sera capa­ble de par­ticiper au sys­tème de san­té, d’éducation, des sports et des arts en fonc­tion de ses capac­ités et de ses besoins. »22

Les propo­si­tions économiques rel­a­tive­ment vagues du PYD pour le Roja­va peu­vent égale­ment être dites social-démoc­rates. Le but est une économie mixte avec des ser­vices soci­aux forts. Le « con­trat social » du Roja­va déclare que les ressources naturelles et la terre sont la pro­priété du peu­ple et que leur exploita­tion doit être régulée par la loi. En même temps, ce con­trat pro­tège la pro­priété privée et affirme que rien ne doit être expro­prié. Env­i­ron 20 % des ter­res du Roja­va sont entre les mains de grands pro­prié­taires fonciers, et leur pro­priété est garantie par le con­trat social. Des exploita­tions agri­coles formelle­ment détenues par l’Etat ont été dis­tribuées à des familles pau­vres. La for­ma­tion de coopéra­tives est encour­agée par le Tev-Dem (Tevgera Civa­ka Demokratîk, Mou­ve­ment pour une société démoc­ra­tique), la struc­ture de gou­verne­ment du Roja­va. A plus long terme, les coopéra­tives sont sup­posées devenir la forme dom­i­nante d’entreprise.

Le PYD par­le du Roja­va comme d’une nou­velle expéri­ence, une nou­velle forme de révo­lu­tion basée sur les leçons tirées de l’échec de mou­ve­ments précé­dents. Il en va de même pour le choix de ne pas expro­prier des pro­priétés privées, expliqué par le refus d’utiliser la force afin d’éviter l’autoritarisme qui a défig­uré des ten­ta­tives précé­dentes de con­struc­tion du social­isme. Le refus du PYD d’expulser com­plète­ment du Roja­va les troupes gou­verne­men­tales syri­ennes et de rejoin­dre l’insurrection con­tre Assad est expliquée par les mêmes raisons. Et pour­tant, c’est l’insurrection con­tre l’Etat syrien qui a don­né au mou­ve­ment kurde l’occasion de for­mer le Roja­va, le régime d’Assad ayant décidé de se con­cen­tr­er sur son com­bat con­tre les rebelles.

Nous devons faire atten­tion à ne pas pro­jeter sur le Roja­va des idées euro-cen­trées de révo­lu­tion social­iste. Mais en l’absence d’une classe ouvrière qui dans son com­bat pour l’auto-émancipation puisse être la force motrice d’un change­ment social, il est clair que c’est le PYD lui-même qui joue le rôle décisif. Avant d’être large­ment bal­ayée par les deux pôles con­tre-révo­lu­tion­naires du régime d’Assad et du jihadisme salafiste, l’auto-organisation autonome a été un élé­ment impor­tant de la révo­lu­tion syri­enne, comme l’ont mon­tré les struc­tures de base qui se sont répan­dues en Syrie dans la pre­mière phase de la révo­lu­tion. Les con­seils au Roja­va sont cepen­dant la créa­tion d’une force poli­tique, non d’initiatives autonomes par en-bas. Le PYD est la force dom­i­nante dans le Tev-Dem. Les forces armées du Roja­va (YPG, YPJ et les forces de sécu­rité, les Asayis) sont entraînées dans l’idéologie du PYD et prê­tent ser­ment à Öcalan.

Solidarité concrète et regard critique

La survie du Roja­va face aux attaques de l’Etat islamique représente sans aucun doute une vic­toire pour la gauche. Le mou­ve­ment kurde mérite une sol­i­dar­ité con­crète dans sa lutte pour l’auto-détermination, d’autant plus quand au Roja­va la pop­u­la­tion tente de met­tre en place une alter­na­tive progressiste.

Il n’y a aucune rai­son pour que la gauche ne puisse pas com­bin­er la sol­i­dar­ité avec le pro­jet du Roja­va et un regard cri­tique sur ses lim­ites. Peut-être que le Roja­va peut pos­er la ques­tion du dépasse­ment du cap­i­tal­isme, mais la réponse ne pour­ra être apportée que dans un con­texte plus large au niveau de la région, en coopéra­tion avec d’autres forces.

Au vu des ten­sions entre le mou­ve­ment kurde et de nom­breux Arabes en Syrie et ailleurs, cette per­spec­tive devient de plus en plus dif­fi­cile. Le rôle décisif du PYD au Roja­va et son refus d’expulser com­plète­ment les troupes du gou­verne­ment syrien et de rejoin­dre l’insurrection con­tre Assad ont entraîné l’accusation de « col­lab­o­ra­tion » avec la dic­tature. Des groupes rebelles arabes, mais aus­si d’autres groupes groupe kur­des syriens, décrivent le Roja­va comme « une dic­tature du PYD ».

Lorsqu’il y a des rap­ports sur des vio­la­tions des droits de l’homme, le pre­mier réflexe devrait être de s’inquiéter. Amnesty Inter­na­tion­al a tiré la son­nette d’alarme à pro­pos d’informations selon lesquelles des unités des YPG auraient expul­sé des civils arabes.23Sal­ih Mus­lim, vice-prési­dent du PYD, a admis que les com­bat­tants de l’YPG avaient com­mis « une erreur » lorsqu’ils avaient ouvert le feu sur un groupe de man­i­fes­tants à Amûde, en juil­let 2014.24L’ONG Human Rights Watch a égale­ment émis des cri­tiques sur la répres­sion de con­tes­tataires au Roja­va.25Pré­ten­dre que la cri­tique entre d’une cer­taine façon dans les plans de l’ennemi – par exem­ple à tra­vers la déc­la­ra­tion du com­man­dant général des YPG, Sipan Hemo, selon laque­lle le moment choisi pour pub­li­er le rap­port d’Amnesty Inter­na­tion­al prê­tait à « sus­pi­cion » parce que se pré­parait alors… une grande bataille con­tre Daesh –, n’est pas très con­va­in­cant.26

De telles accu­sa­tions, de même que la posi­tion du PYD con­cer­nant les inter­ven­tions impéri­al­istes, créent le risque de détéri­or­er davan­tage les rela­tions entre Kur­des et Arabes. La coopéra­tion entre les YPG et les forces de la coali­tion, ain­si que ses offres de coopéra­tion faites à la Russie, dont l’essentiel des bom­barde­ments ne vise pas l’EI, peu­vent être com­préhen­si­bles dans une lutte pour la survie, mais la gauche ne devrait pas fer­mer les yeux sur les con­séquences d’une coopéra­tion avec les puis­sances impérialistes.

Dans la gauche des pays occi­den­taux, « sol­i­dar­ité » a sou­vent sig­nifié soutenir et sym­pa­this­er avec des mou­ve­ments de pays du Sud, mou­ve­ments qui étaient sou­vent idéal­isés, avec les rêves et espoirs que des mil­i­tants de gauche occi­den­taux pro­je­taient sur de telles expéri­ences loin­taines. La décep­tion, assor­tie de la fin des rela­tions, deve­nait qua­si inévitable. Pren­dre sérieuse­ment en compte l’affirmation sou­vent répétée selon laque­lle la gauche doit appren­dre des expéri­ences inter­na­tionales, sig­ni­fie qu’elle devrait con­sid­ér­er de tels développe­ments dans toute leur com­plex­ité et leurs contradictions.

Alex de Jong

Kur­dî > Komînek li Rojava?

Publié initialement dans le numéro 60 (hiver 2016) de la revue étatsunienne New Politics,27cet article été traduit par Régine Vinon pour la revue “l’Anticapitaliste”.

Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…