Abdul­lah Öcalan a théorisé durant une par­tie de  son incar­céra­tion  le con­cept du “con­fédéral­isme démoc­ra­tique”, appliqué aujour­d’hui dans le proces­sus en cours au Roja­va. Dès 1993, il tente une con­ver­sion rad­i­cale du mou­ve­ment marx­iste-lénin­iste dont il est le leader, en un mou­ve­ment décen­tral­isé, s’ori­en­tant vers une démarche plus libertaire.

Si la fig­ure d’Ö­calan fait fig­ure de tri­bun, et son image se trou­ve large­ment mise en avant, il sem­ble pour­tant plus impor­tant de s’in­téress­er à la vision poli­tique pro­posée par ce dernier.

L’idéolo­gie marx­iste-lénin­iste est tou­jours présente au sein des mem­bres du PKK, bien que cela tende à dis­paraître (elle survit surtout dans la dias­po­ra en Europe, liée à des restes des par­tis de la gauche com­mu­niste). Par défaut, le cen­tral­isme démoc­ra­tique s’op­posera tou­jours au con­fédéral­isme démocratique.

Il est vrai que les deux ter­mes : “cen­tral­isme” et “con­fédéral­isme” dont le sens dif­fère large­ment, imposent claire­ment deux visions dif­férentes, l’une s’in­scrivant dans la tra­di­tion du cen­tral­isme, avec un appareil poli­tique très fort au niveau de l’Assem­blée Nationale ou du “Par­lement” du mou­ve­ment, alors que l’autre tend à priv­ilégi­er les dif­férentes struc­tures démoc­ra­tiques à la base. Le choix entre la base, et non la vision par le haut, implique un car­ac­tère ren­for­cé sur la ques­tion démoc­ra­tique, mais aus­si per­met le ren­force­ment de l’in­di­vid­u­al­i­sa­tion des per­son­nes dans cette “nou­velle” forme démocratique.

L’ex­péri­ence du mou­ve­ment Com­mu­nard en avril 1871 en France s’est dévelop­pée prin­ci­pale­ment dans la ville de Paris, bien que de nom­breuses autres villes (Lyon, Mar­seille, etc.) se soient jointes au mou­ve­ment com­mu­nard, con­nais­sant sou­vent un échec impor­tant à cause de la répres­sion et de la guerre éta­tique. L’échec se sol­de dans la cap­i­tale par la semaine sanglante, ordon­née par Adolphe Thiers, dont le nom­bre de vic­times se compte en dizaine de mil­liers et par d’autres mil­liers de déportés vers le bagne de Cayenne. Le pro­jet ini­tial ne tour­nait pas autour d’un jacobin­isme ren­for­cé, mais autour des idées girondines (décen­tral­isées) et celle d’un con­fédéral­isme cen­sé unir les villes.

La com­mune de Paris envoie d’ailleurs un appel n°68 aux départe­ments, on peut y lire que

Paris n’aspire qu’à fonder la République et à con­quérir ses fran­chis­es com­mu­nales, heureux de fournir un exem­ple aux autres com­munes de France. Si la Com­mune de Paris est sor­tie du cer­cle de ses attri­bu­tions nor­males, c’est‑à son grand regret pour répon­dre à l’é­tat de guerre provo­qué par le gou­verne­ment de Versailles.
Paris n’aspire qu’à se ren­fer­mer dans son autonomie, plein de respect pour les droits égaux des autres com­munes de France.

Dans une autre déc­la­ra­tion adressée au Peu­ple Français datée du 19 avril 1871, on peut y lire :

La recon­nais­sance et la con­sol­i­da­tion de la République, seule forme de gou­verne­ment com­pat­i­ble avec les droits du peu­ple et le développe­ment réguli­er et libre de la société.
L’au­tonomie absolue de la Com­mune éten­due à toutes les local­ités de la France et assur­ant l’in­té­gral­ité de ses droits, et à tout Français le plein exer­ci­ce de ses fac­ultés et de ses apti­tudes comme homme, citoyen et travailleur.
L’au­tonomie de la Com­mune n’au­ra pour lim­ites que le droit d’au­tonomie égal pour toutes les autres com­munes adhérentes au con­trat, dont l’as­so­ci­a­tion doit assur­er l’U­nité Française.

On con­state que le lien entre la volon­té de créer un con­trat social entre les com­munes ressem­ble au Con­trat Social du Roja­va.

Pourquoi un con­fédéral­isme, plutôt qu’un fédéral­isme ? L’im­por­tance était don­née aux dif­férentes villes qui devaient créer cette union, puisque dans le principe, il s’agis­sait d’une union de villes, où la pièce maîtresse était la ville. Cette union libre se serait car­ac­térisée, non pas par un gou­verne­ment nation­al, comme il en est dans de nom­breuses fédéra­tions, avec une struc­ture nationale, et une struc­ture fédérale, mais par une struc­ture confédératrice.

rojava

Carte de la zone d’in­flu­ence de la “Makhnovchtchi­na”

On pour­rait égale­ment par­ler de l’Ukraine Lib­er­taire de Nestor Makhno, où la ques­tion du con­fédéral­isme a large­ment été théorisée par ce dernier, afin de ren­dre toute la force aux “assem­blées” for­mant la base. L’a­n­ar­chiste inhumé au cimetière du Père-Lachaise n’au­rait sans doute pas pen­sé que son idée qu’il avait mise en dynamique pen­dant la guerre Ukraini­enne aurait été reprise près de 100 ans après ces évène­ments. L’Union Paysanne lut­ta con­tre les armées Alle­man­des, puis con­tre les Blancs (Dénikine) et enfin l’Ar­mée Rouge de Léon Trotsky.

Le con­fédéral­isme de guerre inter­roge sur sa capac­ité à met­tre en dynamique un con­fédéral­isme paci­fique, c’est-à-dire dans une péri­ode où il n’y a pas de con­flit armé. Dans les deux cas cités ci-dessus, nous sommes face à une guerre civile plus ou moins com­plexe, où la forme con­fédérale est choisie, afin de sat­is­faire au mieux les exi­gences des par­ti­sans con­tre l’or­dre et le pouvoir.

De ce fait, le con­fédéral­isme n’a pu résis­ter avec le temps, aucun état n’est un état con­fédéral. Si l’ex­em­ple de la Suisse tient encore à garder le terme “con­fédéra­tion”, il n’en reste pas moins qu’il s’ag­it d’un état fédéral assez basique. Le regroupe­ment d’é­tats pour­rait toute­fois trou­ver son sens dans l’actuelle “Union Européenne”. Même si de nom­breuses per­son­nes ten­dent à met­tre en évi­dence qu’il s’ag­it d’un “fédéral­isme”, ce qui appa­raît naturelle­ment comme faux.

Cette logique con­fédérale ne peut que s’in­scrire dans le proces­sus en cours au Roja­va. Alors que la guerre fait rage dans ce pays, notam­ment sur trois fronts bien dis­tincts : 1/ con­tre Daesh, 2/ Con­tre les dji­hadistes islamistes soutenus la Turquie, 3/ Con­tre Bachar Al-Assad et les islamistes (le Hezbol­lah, et les Gar­di­ens de la Révo­lu­tion Irani­enne). On se rend compte que la tem­po­ral­ité de l’ex­péri­ence tend à join­dre les faits cités ci-dessus.

La désagré­ga­tion des Etats-nation créés de toute pièce au Moyen-Ori­ent durant le XXe siè­cle, à grands coup de traités et de partages entre puis­sances colo­niales, fait ressur­gir la ques­tion kurde, mais surtout pose ques­tion sur sa solu­tion, non dans le cadre d’un nou­v­el Etat-nation, mais celui d’une coex­is­tence démoc­ra­tique au sein de la mosaïque régionale. C’est aus­si une des com­posantes de la guerre syri­enne. Et para­doxale­ment, cette guerre a per­mis l’au­tonomi­sa­tion d’une par­tie non nég­lige­able en peu­ple­ment du territoire.

La guerre a donc, par néces­sité, accéléré le proces­sus d’au­tonomie, puis ren­due légitime celui de la propo­si­tion con­fédérale, comme solu­tion. Elle agit davan­tage pour le moment comme force mil­i­taire (FDS), et on peut se ques­tion­ner en effet sur son avenir dans l’or­gan­i­sa­tion com­mu­nale de la vie “civile”. Toutes les réal­i­sa­tions de ces dernières années pour­raient être à nou­veau anéanties par les puis­sances régionales et inter­na­tionales, dans ce grand partage d’in­térêts et les rap­ports de forces qui se dessi­nent dans de grandes “con­férences de paix” à venir, exclu­ant les ten­ants du Con­fédéral­isme, et les com­bat­tant sur le terrain.

En effet, les con­di­tions de la guerre civile et de la guerre dans la guerre, ont per­mis la créa­tion de la mise en mou­ve­ment des forces pro­gres­sistes au Rojava.

Toute­fois, sans vic­toire déci­sive et totale con­tre la bar­barie, le con­fédéral­isme d’Ö­calan pour­rait n’être qu’une expéri­ence de référence, comme celles his­toriques de la Com­mune ou de Nestor Makhno.

Pierre Le Bec

Kur­dî > Roja­va • Aliyên Hevrûkir­inê Bi Komînê re (Parîs)


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