Nous débutons la publication d’un long récit. Il sera publié en 6 parties. Toute ressemblance avec des lieux, des personnes, des faits ayant existé est totalement volontaire. Et comme disait le poète : “Que la montagne est belle”. Alors, comment l’imaginer ? Ayfer raconte…
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Nous avons appris hier la libération de Ruken,1après quatre jours passés en garde à vue, privée de tout contact avec le monde extérieur. Réfugiée au Kurdistan irakien depuis 2004, elle s’était rendue à Istanbul pour se faire opérer des sinus. Ruken a toujours le nez qui coule, du coup, mais c’est le cœur léger que le train nous emporte vers l’Est.
Le ciel est descendu aux deux-tiers des montagnes. En contrebas, l’automne effeuille peupliers, platanes et tilleuls sur l’herbe verte au bord du large Rhin, d’où poussent deux ou trois buildings, entre Bonn et Beuel.
Au même instant, le défilé des drapeaux rouges, verts et jaunes arpente les artères de ce qui fut la capitale : « Turkische arme, raus aus Kurdistan ! Turkische arme, raus aus Rojava !… Erdogan, terrorist ! Erdogan, terrorist !… Biji berxwedan a YPJ ! Biji berxwedan a YPG !… Hoch die internationale solidarität ! »
Sur le côté, la grande Ayfer prend des photos. Quelques policiers, très détendus, marchent le long du cortège, casque à la main. On pourrait presque croire qu’ils défilent avec nous !
On n’est pas si cool sur les bords de l’Euphrate, où la Turquie prend la relève de Daesh, que l’armée des humains a déconfit.
C’est la fin du petit dej. Le ciel embrouillé masque toujours la cime des montagnes. J’ai dans l’idée d’interviewer Ayfer, notre hôte, sur son engagement. Sa petite sœur Zeynep fera l’interprète. Je me lance.
- Quelles raisons t’ont poussée à quitter ta famille pour rejoindre la Montagne?
- Très jeune, j’ai pris conscience de la division de la société en classes. Son hypocrisie me révoltait. J’ai aussi grandi dans l’atmosphère des histoires racontées par mes grands-parents, histoires de répressions et de massacres à caractère génocidaire.
Je pense notamment à la répression de la révolte de Cheikh Saïd par Kemal Atatürk en 1925.
Les militaires avaient enfermé ma grand-mère chez elle. Ils ont menacé de la brûler vivante si elle refusait d’être déplacée vers l’ouest, hors de la région kurde, en direction d’Ankara, dans une zone de steppe dépourvue des montagnes verdoyantes auxquelles nous étions habitués.
Sur le point d’être exécuté, son oncle maternel s’est caché les yeux avec sa ceinture de tissus ; son oncle paternel s’est mis à prier. Au moment de tirer, le chef du peloton a crié « Birinci bölük ateş!» (c’est ainsi que prononçait ma grand-mère. Cela signifie : « première ligne, feu ! »). En racontant, ma grand-mère imitait le bruit des tirs. Saufs quelques uns qui ont pu s’échapper, tous les hommes sont morts devant le peloton d’exécution. Les maisons ont été brûlées. Il n’est resté que les femmes, les enfants et les animaux pour le déplacement.
En fait, il s’agissait de les faire mourir en route, comme les Arméniens pendant le génocide.
Elles ont marché pendant trois jours, sans aucun bagage. Ma grand-mère était pieds nus. Pour échapper au viol, les femmes s’enduisaient le corps avec leurs excréments mêlés à du charbon de bois.
Parvenus à un affluent de l’Euphrate, les soldats ont poussé les animaux dans l’eau, où ils se sont noyés. Ils ont ensuite déclaré : « A présent, vous allez suivre vos animaux ! » Ils ont entrepris de les pousser de force.
Mais alors, quelqu’un est arrivé du ciel, m’a-t-on toujours raconté. Il se tenait sous un grand cercle (s’agissait-il d’un parachute ?). Il a crié : « Berat ! » (« amnistie ») Et tous ont été libérés… Mais il était encore dangereux de retourner au village. Pendant deux ans, ils ont erré dans la nature en se cachant des soldats.
Peu après l’évacuation du village, la grand-mère de ma grand-mère est arrivée sur les lieux avec son cousin handicapé, qui ne pouvait pas marcher normalement. Ils se sont cachés dans une grotte. Les militaires les y ont découverts. Ils les ont tués à la baïonnette.
Les deux oncles de ma grand-mère et son cousin ont été assassinés après avoir été torturés. On l’a constaté en observant leurs corps. L’un de mes arrière-grands oncles, par exemple, (celui qui s’était caché le visage avec sa ceinture de tissus) avait trois fractures aux doigts. De son vivant, il était maçon. Certaines maisons qu’il a construites sont encore visibles dans la ville de Hani.
J’ai comparé tous ces témoignages familiaux avec ce que disaient les livres d’Histoire et les romans qui se trouvaient dans la bibliothèque de l’oncle Mohamed, dont beaucoup étaient interdits : Marx, Zola, Staline (Analyse des problèmes nationaux), L’histoire de mon fils (Le peureux tremble et le brave se bat), de la Bulgare Tsena Çonos (au sujet de son fils pendant la révolution bulgare)… Je suis alors une éponge absorbant l’eau des livres. Je voyage de par le monde à travers eux. Je lis même les journaux qui servent à emballer les clémentines. En les déballant, je prends garde de ne pas les déchirer. Je lis les feuilletons, les nouvelles des people, notamment Isabelle Adjani et Stéphanie de Monaco. Cette dernière me paraissait révolutionnaire en raison de sa relation amoureuse avec son chauffeur. Dans la rue, je m’arrête et m’accroupis pour lire les papiers tombés à terre.
Je compare l’oppression des Kurdes à celle de la classe ouvrière. A ce moment, je me sens communiste avant tout. Ma culture kurde est un combat de second plan.
Mon oncle Mohamed est un communiste sans parti. Au lycée, il faisait partie d’un groupe de curieux qui se formaient par eux-mêmes. Plus tard, l’oncle Mohamed a dit : « Si la Montagne avaient été présente à Diyarbakir à cette époque, nous aurions été proches d’elle. »
J’ai dix ans en 1978.
Quand je rejoins les hauteurs, environ treize ans plus tard, je suis professeur de langue et littérature au lycée d’Akpazar dans la région de Dersim-Tunceli. Le week-end, je retourne chez mes parents à Diyarbakir. La semaine, je loge dans une collocation de professeurs femmes célibataires.
Mes parents rentrent au village, à Riz, pendant les trois mois de l’été. Ce village était notre Paradis de l’enfance, notre Antalya. On y vivait dans la liberté, la mixité, les fruits frais, les raisins et les fraises.
Mon petit frère Aziz est le premier de notre fratrie à avoir rejoint la Montagne. Puis ce fut Ayfer.2
Mon père était ouvrier. Il réparait les routes, les asphaltait et construisait des viaducs, sous des températures allant jusqu’à 45–50° l’été et ‑15° l’hiver. Il travaillait pour une entreprise publique.
Membre du syndicat majoritaire, de tendance kémaliste, il n’avait pas de conscience révolutionnaire.
- Tu viens de nous expliquer le contexte général qui t’a menée vers l’engagement. Y‑a-t-il eu un élément déclencheur précis ?
- Oui. J’ai pris la décision existentielle du « choix des braves » vers l’âge de huit ans, lorsque j’étais en classe de CE2, après la lecture du livre de Tsena Çonos. A l’époque, je n’avais jamais entendu parler de la Montagne.
C’est en 1989, à l’âge de 21 ans, que j’ai eu mes premiers contacts avec des cadres3de la Montagne. Ma famille a tout fait pour me garder du côté de la « vie normale ». Je suis partie en 1992, à l’âge de vingt-quatre ans.
- Quels sont alors les objectifs de la Montagne ?
- Un Kurdistan unifié, indépendant et socialiste. Nous étions très influencés par le mouvement de libération vietnamien. A l’époque, le chanteur kurde Shivan Perwer chantait « Ape Ho » (« Oncle Ho »). Nous nous avancions dans le sillage d’Ho-Chi-Minh, pour qui « rien n’est plus prestigieux que la liberté et l’indépendance ».
La révolution kurde est au départ un plagiat de la révolution vietnamienne. La Montagne a traduit un article d’un groupe maoïste français sur la révolution vietnamienne. Elle a simplement remplacé « Vietnam » par « Kurdistan ». Le mouvement a aussi été inspiré par les révolutions française, turque et chinoise.
La lutte armée a commencé dès la création de la Montagne, en 1978, à l’occasion de la révolte paysanne de Siverek. Cette ville de la région d’Urfa comptait environ 100 000 habitants. Dans les villages alentour, les paysans ont exproprié les agas4féodaux. Ces derniers ont fait appel à l’armée turque. Face à l’armée, les insurgés ont tenu un an.
Suite à cela, la Montagne s’est exilée en Syrie. Entre 1977 et 1984, ses combattant.e.s se sont entraînés dans un camp que leur avait laissé un groupe de montagnards palestiniens à Béka, au Liban. Une fois prêts, ils sont repassés en Syrie, puis en Turquie, où ils ont gagné les hauteurs.
Le 15 août 1984, la Montagne s’empare de deux villes, le temps d’une après midi : Eruh et Shemdinli.
En 1992, il y a près de 50 000 montagnards. C’est une époque de manifs et de soulèvements populaires. De nombreux jeunes rejoignent la Montagne.
Les actions montagnardes consistent alors à attaquer des casernes, mais aussi à couper les autoroutes pour haranguer les automobilistes ou contrôler leurs identités afin d’enlever les militaires et les policiers. Ces derniers étaient gardés quelques temps sur les cimes, puis libérés sans conditions.
De leur côté, les hélicoptères de l’armée bombardent les hauteurs.
L’objectif stratégique de la Montagne est de bouter l’armée turque hors du Kurdistan, de la décourager par une guerre d’usure.
Théoriquement, la Montagne a vocation à convaincre aussi les Turques non-Kurdes. En pratique, c’est un échec, bien que la moitié de ses dirigeants soient des Turques non-Kurdes.
- Tu as dû éprouver de la culpabilité vis-à-vis de ta famille, de tes parents, de tes sœurs Zeynep, Ruken et G…
- C’est ce qu’il y a de plus douloureux, oui… Au moment de partir, je me suis trouvée prise entre deux culpabilités : celle d’abandonner ma famille et celle de ne pas prolonger le combat de tous les êtres chers que j’avais perdus. J’ai mis un an à faire mon deuil.
- Comment s’est passé ton départ ?
- J’ai fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Je n’avais donc plus le choix. Ma famille voulait que je me réfugie en Europe. Je leur ai fait croire que j’allais suivre leur conseil. En fait, j’ai rejoint les hauteurs.
- Quel était le motif exact de ton mandat d’arrêt ?
- Jusqu’à ce que je sois affectée au lycée, en décembre 1989, personne n’y faisait de politique, ni les profs, ni les élèves. Le lycée se trouve dans une bourgade de 4000 habitants des environs de Dersim. Peu après mon arrivée, les habitants et les lycéens ont commencé à donner des signes de politisation. On m’a suspectée d’en être à l’origine.
Objectivement, la région de Dersim a une tradition intellectuelle de gauche. Plusieurs élèves avaient des parents Kurdes mais ne se reconnaissaient pas comme tels en raison de l’enseignement assimilationniste qu’ils avaient reçu.
Tout aussi objectivement, je suis à l’origine de l’implantation de la Montagne dans le village.
Je n’avais que vingt et un ans. Mes élèves étaient des enfants de paysans qui avaient commencé tardivement l’école. Notre différence d’âge était donc très faible.
Dix-sept jeunes du village sont partis rejoindre les hauteurs. D’autres les ont suivi. En tout, cela faisait une trentaine. Il en est résulté un effet domino difficilement quantifiable. Le village est devenu un bastion de la Montagne.
Deux ans plus tard, dans la vallée de Zap, au Kurdistan irakien, j’ai retrouvé le commandant Ekrem qui avait accueilli mes élèves dans le maquis de la région de Dersim. Il m’a félicitée : « Nous n’étions qu’une poignée. Nous sommes nombreux grâce à toi ! »
- Peux-tu nous en dire plus sur ton travail de professeur ?
- J’étais donc professeur de littérature turque, principalement, mais il m’arrivait aussi d’enseigner l’Histoire et la sociologie. On m’appelait parfois pour des remplacements en collège. Le directeur de la cité scolaire était un homme de gauche. Il m’imposait quarante-cinq heures de cours par semaine, afin de me protéger de la tentation du militantisme.
Les dix-sept jeunes qui sont partis les premiers provenaient de différentes classes. Certains n’étaient déjà plus au lycée. Deux ou trois n’y avaient jamais été. »
Sur le visage des maisons, l’Art nouveau des volutes absorbe un reste de soleil. Avant d’aller faire les courses au supermarché turc, nous allons rendre visite au centre culturel kurde de Bonn. On entre par l’arrière cours.
Cumhur amca (« oncle Cumhur »), le camarade moustachu qui nous accueille, a la voix affaiblie par le tabac. Il est adorable. Plutôt que de squatter la grande salle au pied de la télé, nous nous attablons devant le guichet-cuisine, en compagnie de Cumhur. Sa fille a rejoint les hauteurs à l’âge de treize ans. Capturée par l’armée turque suite à une échauffourée à Nusaybin, elle a passé neuf ans en prison, de treize à vingt-deux ans. Son fils, également parti sur les cimes, est « mort deux fois »… La première, par erreur, en 1989, en raison d’un camarade homonyme tombé au combat. Il a ressuscité dix ans plus tard, au point de téléphoner à ses parents, deux ans après sa résurrection, pour la leur confirmer. Sa seconde mort, en 2008, ne fut pas une erreur.
Zeynep a connu Cumhur lorsqu’elle travaillait pour un organisme de défense des droits de l’homme à Istanbul. Elle l’a aidé à élaborer son dossier de regroupement familial afin qu’il puisse rejoindre son épouse en Allemagne.
Sortie de prison, sa fille a tenté de rendre visite à son frère à Kandil. On lui a dit qu’il n’était pas là. On ne saura peut-être jamais si ce refus émanait du frère lui-même ou de ses supérieurs. Dans les deux cas, il y a la peur de s’affaiblir en revoyant les êtres chers de l’autre vie.
La fille est aussi à Bonn aujourd’hui.
Un rouquin vient prendre le relais de Cumhur. Je le reconnais. C’était un des organisateurs de la manif. Il est turque. Il a fui la Turquie juste avant le coup d’État de 1980, à l’âge de dix-huit ans. La dernière fois qu’il y est retourné, avec sa carte de citoyen allemand, la police turque l’a quand-même gardé quarante-huit heures dans la prison de l’aéroport, que je connais bien ! Il est communiste. Lucide sur la réalité du « socialisme réel ». La Révolution au Rojava nous inspire le même espoir. Cumhur amca nous ressert du menemen5. Il y a un autre homme à notre table, très discret, le regard un peu humide. Lui aussi renferme en lui, sans doute, une histoire incroyable. Tout Kurde est un roman. Il faudrait tous les ouvrir, les lire et les traduire.
Lionel C.
Kurdistan allemand, Toussaint 2016