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Une très longue inter­view, dans un style très fam­i­li­er, avec Aslı Erdoğan, réal­isée peu après la déci­sion de mise en lib­erté pro­vi­soire début jan­vi­er avait été pub­liée par un jour­nal turc.  Cette inter­view ayant été en par­tie cen­surée, Ayşe Arman, la jour­nal­iste qui en est à l’o­rig­ine, l’a ensuite re-pub­liée inté­grale­ment sur son blog.

En voici une tra­duc­tion française fidèle à l’at­mo­sphère des échanges.

 

Bien­v­enue. Entre nous, com­ment tu te sens ?

- Comme un pois­son qui est sor­ti de l’eau [expres­sion turque pour dire “per­due, débous­solée”]. Le choc d’y entr­er [en prison] est une chose, celui de sor­tir en est une autre. Je ne m’at­tendais pas à sor­tir. Ils te pren­nent un beau jour, ils t’ar­rachent de la vie que tu con­nais, que tu sais, et après, ils te met­tent un coup de pied en dis­ant “vas‑y retourne à la vie !”. La porte des quartiers s’ou­vre, tu restes dehors, ensuite, “clac”, elle se referme dans ton dos. Cela s’est passé comme ça. Mais moi, je suis encore en prison à 70%.

De quoi a‑t-on la nos­tal­gie à l’intérieur ?

- Ah… de tout. L’ar­bre par exem­ple. Tu te dis “si je pou­vais voir un arbre”. J’avais les larmes aux yeux dans la cour. Tu restes 4 mois et demi, dans un lieu où tu ne resterais pas une seule minute, dans le béton, sans couleurs et laid. Après tu sors, et tout à coup tu vois, non pas un arbre, mais des milliers.

Ça te parait beau­coup ? Trop ?

- Oui. A l’in­térieur, tu vis avec 20 per­son­nes, pen­dant des mois, dans un petit espace, à apercevoir le moin­dre fris­son sur leur vis­age, nous étions si proches. Main­tenant je suis avec des mil­lions de per­son­nes, mais je suis si loin. Les coups de fils, les flux d’in­for­ma­tion, la con­fu­sion, le chaos… C’est trop. C’est comme un aveu­gle qui se met­trait à voir. J’es­saie de m’y habituer. J’ai même pu appel­er la mer, “La mer”, en regar­dant trois fois. Je suis égale­ment quelqu’un qui digère lentement.

T’at­tendais-tu à être libérée ?

- Non, pas du tout.

Que s’est-il passé dans ta tête quand tu as enten­du la déci­sion de libération ?

- Je n’ai pas pu y croire. Parce que j’avais déjà ressen­ti la joie de la libéra­tion et j’avais été déçue, je me suis dit “Ne te laisse pas te duper”. Mais le Juge a vrai­ment dit “Libéra­tion”. Il fal­lait que je me reti­enne devant tout le monde, je me suis retenue. Après, je me suis effon­drée entre les gen­darmes, et j’ai éclaté en sanglots.

Et tu pleures tou­jours, quand tu es seule à la maison ?

- Je pleure. Je pleure pour mes amies de la prison. Je pleure pour leurs his­toires. Je pleure pour moi. Je pleure pour mon pays. C’est à dire que je pleure.

Es tu allée récupér­er tes affaires, quand tu as été libérée ?

- Oui.

As-tu pu dire au revoir à tes amies de la prison ?

- Voilà, ce moment n’a pas pu être comme je l’au­rais voulu ! Tout s’est passé très vite. Tu fais tes adieux, quand tu quittes un endroit auquel tu t’es habituée, une mai­son. Tu as un rit­uel à toi, tu t’ar­rêtes, tu empa­que­ttes tes sou­venirs. Mais moi, j’avais seule­ment une demie heure, pour quit­ter le lieu où j’ai vécu 4 mois et demi et faire mes adieux aux gens avec qui j’ai vécu. Les gar­di­ens dis­aient sans arrêt “Allez, allez”. Je n’ai pas pu dire au revoir comme il faut.

Com­ment tes amies de quarti­er t’appelaient ?

- Cer­taines m’ap­pelaient Aslı, mais la plu­part m’ap­pelaient “Aslı Hoca”, peut être par respect, ou parce que je suis plus âgée qu’elles, peut être une dis­tance, qui sait. [Hoca : maître, prof, un mot de respect util­isé dans la langue courante, même entre amis]

Quel était la moyenne d’âge dans le quartier ?

- 31. La plu­part avaient autour de vingt ans. Il n’y avait que 2 per­son­nes de la quarantaine.

As tu pen­sé des fois “je ne sor­ti­rai jamais d’ici” ?

- Bien sûr. Cette sen­sa­tion vis­ite tout le monde. Elle m’a vis­itée aus­si. Dans les pris­ons les sui­cides auraient lieu dans les pre­mières semaines. J’é­tais presque sûre que je ne sor­ti­rais jamais. Tu sais ce que je voulais ? Une voy­ante. Si elle m’avait dit “tu sor­ti­ras à telle date”, je l’au­rais crue. Mais une voy­ante comme ça c’é­tait impossible.

N’y avait-il per­son­ne s’in­téres­sant à l’as­trolo­gie, pour faire ton thème astral ?

- Mon thème astral est une cat­a­stro­phe ! Un cauchemar !

Com­ment le sais-tu ?

- Parce que je l’ai tracé moi même. Je ne croy­ais jamais à des choses comme l’as­trolo­gie. Un jour un livre est tombé sous ma main. J’ai fait mon thème, après tout je suis physicienne…

Et alors ?

- Et alors, mon thème dis­ait que j’al­lais être mise en prison.

Ce n’est pas vrai…

- Vrai­ment. Mes planètes étaient regroupées par­faite­ment, mais un con­flit des plus hor­ri­bles, appa­rais­sait sur mon thème. Plu­ton, c’est à dire l’as­tre de la mort était dans la mai­son de la mort. J’ai écrit à Susan Miller, “La mort est dans la mai­son de la mort. Com­ment l’in­ter­prétez-vous ?” Elle m’a répon­du, et elle a inter­prété comme “Cela veut dire que vous allez per­dre tout ceux que vous aimez, prison, sui­cide, trau­ma­tisme sur trau­ma­tisme”. De même qu’elle finis­sait sa let­tre par un“God bless you”. Si tragique.

C’est ter­ri­ble…

- Oui, et comme si cela ne suff­i­sait pas, dans mon thème, Plu­ton se posi­tionne à un angle de 180° avec ma planète de vie, le Soleil. Je me suis ren­seignée, c’est en fait, la posi­tion la plus con­flictuelle qui puisse exis­ter dans un thème astral. La vie et la mort à 180°. Et sais-tu chez qui on trou­ve aus­si ce conflit ?

Chez qui ?

- Chez Niet­zsche ! L’in­ter­pré­ta­tion : “sui­cide ou folie”. Aucun être humain ne pour­rait porter longtemps un car­ac­tère dans lequel la mort et la vie se font la guerre.

Qui sait, on peut peut être inter­préter cela comme du “génie”…

- Chez les hommes, cela peut être inter­prété comme du “génie” mais chez les femmes c’est de la “folie”. Ce que je veux dire par là, la prison était dans mon thème astral et cela est devenu réal­ité. Je ne suis pas fan d’as­trolo­gie. L’as­trolo­gie m’a bluffée. Mais j’y crois main­tenant. C’est un art d’in­ter­pré­ta­tion. Il nous pro­pose des métaphores con­cer­nant la vie. Tu apprends à pos­er des ques­tions à la vie.

As tu la sen­sa­tion [la peur] qu’on vien­dra te pren­dre à tout moment, de nouveau ?

- Mal­heureuse­ment oui ! Mal­gré tout il y a cette peur. Main­tenant je reste chez ma mère. La porte sonne, je sur­saute en me deman­dant “C’est la police ?”

Quel genre de vie as tu con­stru­it pour toi en prison ? Tu étais avec qui ?

- Avant, on les appelait “détenues poli­tiques”, main­tenant ils nous privent aus­si de ce terme, et nous appel­lent “détenues du ter­ror­isme”, voilà, j’é­tais avec elles. Le regard de l’E­tat com­mence déjà par là. J’é­tais curieuse quant aux détenues de droit com­mun, mais quand je les ai vues après, je me suis dit que je n’au­rais pas pu sur­vivre là bas. Trop de bagar­res et de bruits…

Quelle est la dif­férence avec les quartiers politiques ?

- Il y a une vie “com­mu­nau­taire”. Je n’ai pas pu m’in­té­gr­er totale­ment. Je me suis habituée à vivre seule depuis mon enfance. Il y avait une dis­ci­pline que la vie de “com­mune” appor­tait. Il y avait des horaires pré­cis de silence, d’é­d­u­ca­tion. Je ne par­tic­i­pais pas à l’é­d­u­ca­tion, mais le silence est une bonne chose.

Com­ment se pas­sait la vie?

- Chaque jour était la répéti­tion de celui d’a­vant. Selon les règle­ments de cette vie en “com­mune”, chaque jour, une per­son­ne était de garde [de corvée]. Elles ne m’ont jamais mise de garde, à la fois parce que je ne fai­sais pas par­tie de la com­mu­nauté, et aus­si peut être par respect pour mon âge. La garde se lève à 7h, pré­pare le petit déje­uner pour 20 per­son­nes, prend le pain, s’il y en a. A 8h, elle appelle “Les amies le thé est prêt”. Et en même temps, dans la prison, l’or­dre “Mes­dames l’ap­pel est com­mencé !” est annon­cé. Nous descen­dons au petit déje­uner, et à ce moment nous trem­blons, parce qu’il fait un froid glacial.”. Per­son­ne n’a la force de dire “Bon­jour”. Juste au moment du petit déje­uner les gar­di­ens arrivent. Après, les autres rou­tines de la journée. Toute la journée la télévi­sion reste allumée. Les pris­on­nières suiv­ent de très près ce qui se passe à l’ex­térieur. Par exem­ple, les infor­ma­tions ne sont jamais ratées. A 21h30, c’est le moment du silence. Cha­cun retourne à ses travaux.

Et toi, as tu pu écrire ?

- Pas trop. C’est comme si mon monde intérieur ne m’ap­parte­nait pas. Par­fois je lisais. Par­fois je dan­sais [danse clas­sique]. Dans la cour, en voulant danser, j’ai fail­li attrap­er une pneu­monie. Etre malade à l’in­térieur, est un gros problème.

Que pen­sais-tu faire dès que tu serais dehors ?

- Beau­coup de choses. Mais je me suis promis une chose. Je trou­verai un tatoueur/se en urgence. On tatouait sur le bras des pris­on­niers juifs leur matricule, ma déten­tion était telle­ment arbi­traire que je me suis sen­tie comme une pris­on­nière de camp de con­cen­tra­tion. Je vais aller me faire tatouer 16.08.2016, la date de mon arresta­tion. Peut être que je ferai aus­si tatouer “Görüldü” [lit­térale­ment “vu”- cachet mis sur les cour­ri­ers dis­tribués aux détenus après lec­ture pour cen­sure, au sens “approu­vé”]
Quant à ce dont j’é­tais nos­tal­gique… le son de la mer. J’ai été arrêtée cet été, juste au moment où je me dis­ais que j’al­lais nag­er. Aller dans un café, et boire un café. Et puis la musique clas­sique. Il n’y a pas de musique dans la prison.

Pourquoi ?

- C’est comme ça. Depuis les années 2000, beau­coup de choses auraient changé dans les pris­ons. Il y avait des mag­né­tos. Main­tenant il n’y a pas de mag­né­to, pas de CD, il est même inter­dit de cuisin­er. Tu rigoles, on n’avait même pas de coussins, pour cause état d’ur­gence. Les gar­di­ens fai­saient des rafles pour ramass­er les coussins.

Oui, mais pourquoi ?

- Pour que tu t’as­soies sur des chais­es en plas­tique, en plein hiv­er ! Tu restes assise pen­dant une demie heure, tu as mal au ven­tre à en mourir. Dans l’e­space com­mun il n’y a que des chais­es et tables blanch­es. J’au­rais pu ne pas sor­tir de mon lit, toute la journée, mais les détenues expéri­men­tées m’ont prév­enue, “Ne fais surtout pas ça. Bouge. Lève toi, fais du sport. Par­ticipe au ménage. Sinon, si tu entres en dépres­sion, tu n’en sor­ti­ras pas. Tu resteras dans un coin, toute rétré­cie comme un chat. De toutes façons, ton lit n’est pas chaud non plus. Durant ces dernières semaines, il fai­sait très froid, je rem­plis­sais de l’eau bouil­lante dans des bouteilles d’eau de jav­el, et les pre­nais dans mon lit.

J’avais enten­du dire qu’on met­tait de l’eau chaude dans des bouteilles d’eau.

- C’est ce que les filles fai­saient. Moi je préférais les bouteilles de jav­el de 2 litres. Leur plas­tique est plus épais. Mais quoi que tu fass­es en 2 ou 3 util­i­sa­tions, leur bou­chon com­mence à fuir. Deux nuits avant le procès, je me suis couchée encore avec mes bouteilles d’eau bouil­lante. Heureuse­ment elles n’ont pas éclaté, mais elles ont fuit goutte par goutte. Et je n’ai rien sen­ti. Je me suis réveil­lée le matin, je trem­blais. Parce que toute l’eau avait coulé dans le lit. Tout était imbibé, lit, couette…

Cat­a­stro­phe !

- Oui. Mes dents claquaient. J’avais le moral à zéro. Mais, voilà, entre les femmes du quarti­er, il y a une sol­i­dar­ité fan­tas­tique. Une d’en­tre elles s’est tout de suite ren­due compte. “Aslı Hoca, qu’y a‑t-il, tu fais la tête?”. Je lui ai expliqué “Le lit est tout mouil­lé, je ne sais pas com­ment ça séchera”. “Bah, ce n’est pas un prob­lème !”, ont-elles dit. Une a mis le lit sur son dos, l’a jeté dehors, l’autre a sor­ti la cou­ette, une autre a séché les draps. Après, elles se sont mar­rées “Avec l’é­mo­tion du procès, tu aurais eu des fuites ou quoi Aslı Hoca ?”. Alors je me suis déten­due et j’ai com­mencé à rigol­er. A l’in­térieur, il y a une ami­tié impos­si­ble à décrire.

C’est beau ! Je pense tou­jours qu’on peut rester fidèle à soi-même où qu’on aille. Est-ce pos­si­ble à l’intérieur ?

- Ca ce n’est pas pos­si­ble ! Tu ne peux pas (re)créer ton monde en prison. Parce que le lieu ne t’ap­par­tient pas, le temps ne t’ap­par­tient pas. Et tout le sytème est bâti pour te le rap­pel­er. Dis­ons que tu as com­mencé à écrire quelque chose, ils entrent [gar­di­ens] inopiné­ment, allez, fouille… Sans crier gare 30 gar­di­ens entrent à l’in­térieur. Tu trou­ves dif­fi­cile­ment l’âme et l’én­ergie pour créer. Il n’est pas pos­si­ble d’écrire un roman, ou quoi que ce soit.

Com­bi­en de livres as-tu pu lire ?

- Avec l’é­tat d’ur­gence ils ont imposé une nou­velle règle. 15 livres par pris­on­nier. Tu ne peux pas en détenir plus. Heureuse­ment les filles [pris­on­nières] poli­tiques avaient une bib­lio­thèque com­mune. Je pou­vais trou­ver des livres.

Tu es restée com­bi­en de temps ?

-136 [jours]

Avec quels adjec­tifs peux-tu décrire cette période ?

- C’est dif­fi­cile. Une obscu­rité gris fon­cée. Imag­ine une cour en béton, sans âme. Il y a une petite ouver­ture sur le ciel. Les sons ne parvi­en­nent pas à l’in­térieur. Et ta voix ne va pas à l’ex­térieur. Tu ne peux pas voir ce qu’il y a en dehors de ce béton. Une horreur.

Quand j’é­tais en prison, il y avait près de 150 jour­nal­istes et auteurs, arrêtés comme moi. Plus ça a passé, plus le nom­bre a aug­men­té. Mais ce nom­bre qui aug­mente ne ras­sure pas. Je n’ar­rive pas à me con­sol­er quand la tragédie s’a­grandit. Peut être, quand j’é­tais enfant, la pen­sée “il y a beau­coup de gens dans ma sit­u­a­tion” me con­so­lait un peu, mais elle ne me con­sole plus. Au con­traire, ça empire. La Turquie prend une direc­tion très inquié­tante. Tu n’es pas exemp­tée de cela, quand tu es en prison.

As-tu pu t’ac­cou­tumer au quarti­er dès le départ ?

- Non.

Tu t’es sen­ti étrangère, invitée, pièce rapportée ?

- Oui, parce que j’é­tais déjà comme ça, déjà dans la vie. Partout où j’al­lais, j’é­tais à côté, pièce rap­portée. Quand je par­ticipe à un débat, je donne aus­si cette impres­sion “Je n’ap­par­tiens pas à ce lieu”. Là aus­si, au début, c’é­tait pareil.

Mais les pris­on­nières poli­tiques étaient accueil­lantes, n’est-ce pas ?

- Oui­ii ! Très. Elles m’ont soutenue incroy­able­ment. Par­ti­c­ulière­ment pen­dant les cinq pre­miers jours où je suis restée en cel­lule d’isole­ment. Celles qui arrivent sont mis­es en cel­lule d’isole­ment le pre­mier jour. Mais ils m’ont gardé un peu plus longtemps, 5 jours. Dans une pièce de 4, 5 m². C’é­tait très sale, ils ne m’ont rien don­né pour net­toy­er, pas­sons, je suis restée sans eau. Ils ne m’ont pas don­né d’eau pen­dant 2 jours.

Pourquoi ?

- Je n’en ai aucune idée. J’ai demandé l’ou­ver­ture d’une enquête, ils nient qu’ils ne m’ont pas don­né d’eau. Mais ils savent très bien qu’ils ne m’ont en ont pas don­né, il y a des enreg­istrements de vidéo sur­veil­lance. Ils m’ont dit “Tu n’avais qu’à boire au robi­net”. L’eau coulait toute jaune, j’au­rais pu attrap­er la jau­nisse. Dans la pièce il y avait de l’urine. Ca puait énor­mé­ment. Durant ces cinq jours, ils me don­naient à manger de temps à autre. Mais la soif était le pire. Pas de thé, pas de cigarettes…

Qu’as tu fait ? Com­bi­en de kilos as tu perdus ?

- les pre­miers 8 jours, je sup­pose 5 kg. C’est pen­dant cette péri­ode là, que j’ai appris à pen­dre la corde.

Com­ment ça ?

- Je pendais une corde depuis ma cel­lule, et la pris­on­nière à l’é­tage en dessous, attachait une bouteille d’eau à la corde. Elle m’en­voy­ait même de l’eau bouil­lante et du thé en haut. Elles ont envoyé des plats, mais aus­si des cig­a­rettes, une radio, et des choses à lire.

Où as-tu trou­vé la corde ?

- Elles l’ont lancée vers le haut et je l’ai attrapée. Après tu la laisse pen­dre petit à petit en bas, elles attachent des choses et tu la tires. Mais bien sûr le thé qui est dans la bouteille, tu doit le faire entr­er tout douce­ment entre les bar­reaux. Moi je n’ai pas su le faire, je me suis brulée avec le thé bouillant.

Comme un film. Ce que tu racon­tes est surréaliste.

- Oui, les pre­miers jours je ressen­tais inten­sé­ment ce sur­réel. J’avais l’im­pres­sion que ce que je vivais n’é­tait pas ma vie, mais que j’é­tais tombée dans un film qui se pas­sait dans une prison. Ce sont des rêves, ce n’est pas réel. Peut être que cette sen­sa­tion pro­tège du choc. Parce que en vivant ces choses, je me regar­dais de l’ex­térieur, comme toi, et je me dis­ais “ce serait une belle scène de film”, je descendais la corde.

Je pen­sais qu’on pou­vait cuisin­er dedans.

- Non inter­dit ! Mais bien sûr les pris­on­nières sont très créa­tives. Elles sont capa­bles de tri­er, je ne sais pas moi, par exem­ple le blé dans la soupe, et cuisin­er un autre plat. Où elles cuisi­nent ? Dans un vieux samovar en panne. Il n’y a pas de cuisinière. Elles sont vrai­ment très créa­tives. Dans ce quarti­er, des gâteaux ont été faits. Avec les choco-crèmes don­nés par l’ad­min­is­tra­tion ou qui venaient de la can­tine, elles ont cuis­iné des gâteaux mosaïques, des plats régionaux ont été pré­paré avec ces grains de boul­go­ur. Cela dépend de la créa­tiv­ité de celle qui est de corvée ce jour là. Regarde mon col­lier, il est fait avec un noy­au de pêche…

Whaou, c’est beau…

- Depuis l’é­tat d’ur­gence beau­coup de choses ont changé. Les filles de notre quarti­er, avaient cul­tivé des fleurs dans la cour, en s’en occu­pant depuis des années. Après l’é­tat d’ur­gence, cela a été inter­dit. Une descente tout d’un coup. Les gar­di­ens ont déter­ré toutes ces fleurs auquelles elles avaient apporté des soins depuis des années, et les ont jetées dans la cour extérieure de la prison et aban­don­nées à la mort. Une telle ambiance de deuil, je ne peux pas la décrire. Mais une des filles avait caché sa plante dans les toi­lettes, elle l’a sauvée comme elle a pu. Mais lors de la fouille suiv­ante, elle est par­tie aus­si. Après, une d’en­tre nous a trou­vé une graine, quelque part. Mais il n’y a pas de terre. Nous avons d’abord fait de la terre. C’est inimag­in­able, mais nous l’avons fait. Ce proces­sus a duré des semaines. Tous les jours nous buvions du thé. Ce thé [les restes du thé infusé] a été étalé sur du papi­er jour­nal, et séché au soleil. On a ajouté des coquilles d’oeuf émi­et­tées pour enrichir la terre qui va elle, nour­rir la plante. Après, la graine a été plan­tée. Et puis elle a ger­mé. C’é­tait une plante moche, mais ce n’é­tait pas grave, on la soignait comme la  prunelle de nos yeux. A chaque fouille, elle était cachée. Elle avait ger­mé avec les bons soins de 20 femmes.

Comme la rose du Petit Prince

- Vrai­ment c’é­tait ça ! On la sor­tait pour qu’elle prenne le soleil. Après, on dis­ait, “qu’elle prenne un peu l’eau de la pluie”. Ensuite, “Qu’elle ne soit pas trop imbibée”… Mais cette plante a été trou­vée aus­si. Ils nous l’ont prise.

Pourquoi ils font cela ?

- Je ne sais pas, ils y pren­nent plaisir. Les gar­di­ens cri­aient “Nous avoooons trou­véeeee une plaaante !” Ils nous demandaient avec un sadisme ironique, “quand est-ce que vous l’avez fait pouss­er, les filles ?” Notre plante a tenu le coup qua­tre mois, et ensuite elle est partie.

Tout ce que tu racon­tes est bizarre. Il n’y a pas besoin de fic­tion, c’est directe­ment un roman.

- Quand je suis arrivée dans le quarti­er, je n’avais pas le moral. Je dis­ais des choses comme “Je ne vais pas sup­port­er longtemps, je vais me sui­cider”. Et je défendais cela comme un principe. Bien sûr les filles étaient hor­ri­fiées. Elles me demandaient “com­ment ça ?!” Elles ne com­pre­naient pas. Et moi, je dis­ais “Si on regarde sous un angle philosophique, c’est mon droit le plus fon­da­men­tal.”. Nous avons eu de longues dis­cus­sions de ce genre. Avant ma sor­tie, je leur ai présen­té mes excus­es. J’ai dit “J’ai appris quelque chose de vous. J’ai vu com­ment vous avez fait des efforts pen­dant 4 mois pour faire pouss­er une plante. Et je com­prends mieux main­tenant, quel genre de caprice je fai­sais en dis­ant que je voulais me sui­cider. Grâce à vous.”

Que t’a appris le plus, le fait d’être en prison ?

- Cette lutte menée pen­dant 4 mois, pour faire pouss­er une toute petite plante, m’a beau­coup atteinte. Un autre [type de] respect pour la vie. J’ai appris beau­coup de choses de ces filles. Et surtout, j’ai appris à résister.

L’Aslı qui est allée en prison, est-elle la même Aslı qui en sort ?

- Il est dif­fi­cile que je puisse con­stater cela sur moi même, mais je pense qu’il est ques­tion de deux femmes. Je suis une Aslı dif­férente main­tenant. Il y a cer­tains trau­ma­tismes, qui sépar­ent celui qui les vit de celui qui ne les vit pas, l’un de l’autre, pour l’é­ter­nité. C’est à dire que ceux qui vont en prison se [re]connaissent d’une cer­taine façon. Il y a un lien autre qui se con­stru­it entre eux. Tu ne peux pas racon­ter à quelqu’un qui n’a jamais été en prison, ce que c’est que d’y être. Dans la salle d’au­di­ence, j’ai croisé quelqu’un que je con­nais­sais d’a­vant, et qui était sor­ti de prison récem­ment. Tout le monde m’a enlacée, mais nous, deux détenus-e‑s nous nous sommes enlacées autrement.

Qu’a ajouté à ta vie cette hor­ri­ble expérience ?

- J’é­tais une per­son­ne plus cynique. Je ne con­nais­sais pas les notions telles que “résis­ter, sur­vivre, etc”. D’ac­cord, tu peux être sol­idaire à tra­vers des écrits, tu résistes, mais je regar­dais ce genre de choses dans la vie, avec plus de dis­tance. Ma soli­tude était la chose la plus sacrée. J’ai appris d’un coup, a être sol­idaire pour sur­vivre, résis­ter, pou­voir replanter ma graine tout de suite, le lende­main du jour où l’on a pris ta plante, ne pas s’écrouler. Et j’en avais besoin. Je bais­sais les bras trop vite. On peut dire que je suis dev­enue plus courageuse. Si c’é­tait pos­si­ble, j’au­rais voulu ne pas vivre cette expéri­ence. Je n’ai pas choisi de la vivre, moi même. La seule chose que je peux faire c’est de la porter avec élé­gance. Mais je dois avouer que ce que j’ai vécu a lais­sé en moi une trace pro­fonde. J’ai con­nu 20 femmes. Dans quelles autres con­di­tions aurais-je pu con­naitre ces 20 femmes ? Et écouter leurs his­toires ? Elles me man­quent. Et je ne pen­sais pas qu’elles me man­queraient autant.

Je vais ren­tr­er chez moi dans quelques jours. C’est un peu trau­ma­ti­sant, bien sûr, car je vais retourn­er dans une mai­son que la police a perqui­si­tion­née. Tous mes doc­u­ments, papiers ont été mélangés. Une mai­son où il y a 3 500 livres, 10 000 papiers. Cela va dur­er des mois pour les ordonner.

Est-il pos­si­ble de dormir en prison ? Est-il pos­si­ble d’ou­bli­er en dormant ?

- Dans les pre­miers temps je n’ar­rivais pas à dormir. Parce que je fai­sais des cauchemars sans arrêt. Je me jetais du lit. J’é­tais arrivée à un point où j’avais peur de dormir. Après j’ai com­mencé à dormir, et même dormir trop. Et cette fois, je rêvais tout le temps de prison. J’é­tais sor­tie de la prison mais il fal­lait que j’y retourne. Mes rêves étaient tou­jours trop mau­vais. Le som­meil n’est pas un espace où tu peux t’évader.…

Les autorités de la prison croy­aient-elles que tu avais com­mis les dél­its dont tu es accusée ?

- Mais non. C’é­tait une mau­vaise blague et tout le monde le savait. Même les policiers qui sont venus chez moi, ils m’ont dit un peu plus tard, “Vous avez passé votre vie à lire et à écrire !” Pour l’amour de Dieu, qui peut croire qu’une écrivaine de 50 ans, peut être une dirigeante du PKK ? Il y a une rai­son, il y a une logique. Comme le fait que Ahmet Şık soit un mem­bre de DHKP, FETÖ et PKK [à la fois], ce procès est aus­si surréaliste…

Que savais-tu pour les sou­tiens ? tu en as eu du monde entier…

- Bien sûr, tout n’a pas été trans­mis à l’in­térieur. J’ap­pre­nais par le biais de mon avo­cat. Je me suis éton­née. Je ne m’at­tendais pas à autant. Je savais que les écrivains allaient me soutenir, mais je ne pou­vais même pas imag­in­er que que ça allait s’é­ten­dre autant, cer­cle par cer­cle, que j’al­lais recevoir des let­tres de Mar­garet Atwood, de Coet­zee. Il y a 1 200 let­tres qui atten­dent des réponses.

Il me sem­ble que ton père est à l’é­tranger, as ‑tu com­mu­niqué avec lui ?

- Nous ne nous voyons pas avec mon père.

Ta mère a été incroy­able­ment ‘debout’. Il y a eu des change­ments de dimen­sions dans votre relation ?

- Bien sûr. Nous n’avions pas eu une rela­tion mère-fille habituelle, depuis longtemps. Ma famille a éclaté quand j’avais 18 ans. Mais elle a vrai­ment éclaté. Non, pas juste un divorce, un déchire­ment. J’ai été oblig­ée d’être leur témoin du divorce. C’é­tait une mau­vaise péri­ode. Après cela, j’ai vécu beau­coup de trau­ma­tismes, l’un après l’autre. Plusieurs per­son­nes qui m’é­taient chères sont mortes. Mais j’ai appris une chose de plus en prison : dans cette vie, il faut atten­dre la sol­i­dar­ité, et l’ami­tié, des femmes. Que les hommes ne m’en veu­lent pas, ils fri­ment, mais dans ces moments là, ils sèchent. Les femmes sont beau­coup plus courageuses. Vrai­ment, si les choses se coin­cent, tu ne trou­veras pas un mec en cir­cu­la­tion. Je ne par­le pas des amoureux. Cer­tains hommes avec lesquels je suis en rela­tion pro­fes­sion­nelle aus­si, pouf, ont dis­paru, en dis­ant “Aïe, ils peu­vent aus­si nous pren­dre pour des mem­bres du PKK”. Il y a aus­si des femmes qui m’ont déçue, mais il y en a peu. Les femmes ont été fortes et sûres, en com­mençant par ma mère. Nous avons appris à être mère et fille dans cette période.

Tu as reçu trois prix pen­dant que tu étais en prison, quel a été ton sentiment ?

- Un beau sen­ti­ment, mais que veux tu faire ? Nous avons fêté cela, vingt filles, assis­es à une table en plas­tique, en mangeant des grains de tour­nesol, en chan­tant et en tapant sur la table. Les sodas et les grains de tour­nesol c’é­tait de ma part [ma tournée]. Je voulais aus­si acheter du choco­lat, j’avais promis aux filles, mais je n’avais plus d’argent.
Ils don­nent de l’im­por­tance à ma lit­téra­ture, mais je peux faire encore mieux. C’est vrai­ment de le malchance de ne pas être une écrivaine femme à Paris. Mais ces ter­res sont comme ça. Cette société ne me méprise pas pour la pre­mière fois. Ils m’ont méprisée, dis­crim­inée, m’ont lais­sé à jeun. Sans besoins financiers je n’au­rais pas fait de chroniques. Je ne cherche pas à avoir plus de lecteurs. Etre une vit­rine n’est pas une chose que j’aime, mais j’é­tais oblig­ée. Je pense qu’à cause de cela j’ai per­du quelques livres. Mais dans ce proces­sus, d’un autre côté, et curieuse­ment, mes chroniques ont mis ma lit­téra­ture au pre­mier plan.

On dirait que tu es plus con­nue à l’é­tranger qu’en Turquie, qu’on te donne plus de valeur. Pourquoi ? Est-ce que cela t’attriste ?

- Je ne pense pas que cela soit comme ça. Je ne suis pas une auteure impor­tante, célèbre. Je n’ai jamais atteint la renom­mé d’Elif Shafak. J’ai tou­jours été con­sid­érée comme “une petite auteure, bonne et respectable”. De toutes façons, seuls les milieux lit­téraires, et écrivains, me con­nais­saient. Je n’avais jamais eu une telle audi­ence. J’ai été moi même éton­née d’être dans l’ac­tu­al­ité étrangère, pen­dant la péri­ode de ma détention…

Pens­es-tu que ceux qui t’ac­cusent, qui te con­damnent, sont au courant de ce que tu écris ? Qu’ils aient lu les livres que tu as écrits ?

- J’avoue que je suis tombée sur des gens qui par­laient de moi dans des débats. Je suis sûre que ceux qui dis­ent “Aslı est une très bonne écrivaine” n’avaient lu aucun de mes livres, et ça, je peux le com­pren­dre. Les choses pour lesquelles je suis accusée sont telle­ment absur­des, s’ils avaient réelle­ment lu mes chroniques pen­dant une heure… Le fait que je sois con­tre la vio­lence est telle­ment clair et net. M’ac­cuser d’être mem­bre d’or­gan­i­sa­tion [ter­ror­iste] est vrai­ment ridicule.

Alors, selon toi, pourquoi ?

- Etais-je vrai­ment la cible, ou l’ob­jec­tif était-il d’in­timider les Turcs Blancs ? [c’est un terme rel­a­tive­ment mécon­nu en France. Cela con­cerne les turcs, n’ap­par­tenant pas aux minorités, donc dom­i­nants et laïcs]. Je ne con­nais tou­jours pas la réponse. Ai-je été choisie par hasard ? Quelqu’un de haut placé s’est-il fâché con­tre moi ? Parce que si on regarde les choses d’un point de vue poli­tique, surtout dans le con­texte de la ques­tion kurde, je ne suis pas du tout une per­son­ne impor­tante. Je ne suis que la poignée de la porte extérieure. D’ac­cord, j’écris de temps en temps pour Özgür Gün­dem, mais je n’ai ni un pro­pos poli­tique dur, ni rien. Je ne suis pas la seule lit­téraire à écrire dans ce jour­nal. De Murathan Mungan à Vedat Türkali, à Feyza Hep­çilin­girler, plusieurs per­son­nes ont écrit pour Özgür Gün­dem, ce n’est pas un délit. Quant à la ques­tion d’être ‘con­seiller’, je suis quelqu’un qui ne sait pas dire non. Si un autre jour­nal m’avait posé la ques­tion “Accepteriez-vous d’être notre con­seil­lère ?”, je n’au­rais pas pu dire non . A vrai dire, moi non plus, je n’ai pas com­pris les raisons. Soit j’ai fâché quelqu’un, soit c’é­tait un mes­sage don­né aux Turcs Blancs. “Si vous don­nez un sou­tien même indi­rect aux Kur­des, vous finirez comme cette femme”, quelque chose comme cela.

La prison, aug­mente la créa­tiv­ité ou elle la rouille ?

- Sur le long terme, elle la rouillerait. Tu ne peux pas chanter avec un couteau sur la gorge, c’est un peu comme ça. Tu es dans la lutte, mais elle s’ap­pelle la “lutte pour ta survie”. Dans ces con­di­tions, com­ment trou­veras-tu le temps et l’én­ergie pour te préoc­cu­per de l’esthé­tique d’une phrase ? Et puis, moi, pour pou­voir écrire, j’aime avoir tous mes livres sous la main. Ce n’est pas parce que je lis 3 000 livres en même temps. Rilke doit être là, où je peux l’at­tein­dre quand je veux. Ma musique clas­sique doit être là aus­si. Ce sont de petites choses. Il n’y avait rien de tout cela. Mais il y a aus­si ceci, dans des espaces de temps courts, ma créa­tiv­ité se nour­rit de frac­tion­nements et des cas­sures soudaines. Je crois que cette expéri­ence aura un retour posi­tif pour moi.

Com­ment réus­sit-on à ne pas se révolter ? Com­ment se fait-il que tu ne hurles pas “C’est de l’in­jus­tice !” jusqu’à ne plus avoir de voix ? Com­ment arrive-t-elle cette tran­quil­lité . Com­ment peut-on rester calme ?

- Je pense qu’une des qual­ités des détenues est le fait qu’ils/elles aient appris à se con­trôler. Tu es obligé de l’ap­pren­dre, car si tu cries, tu iras en cel­lule. Mais, bien sûr que les gens explosent. Un des effets ou objec­tifs de la sol­i­dar­ité des quartiers poli­tiques et la vie en com­mu­nauté, c’est aus­si d’empêcher ce genre d’ex­plo­sions. Il existe une dis­ci­pline interne au quarti­er. Il existe une porte parole du quarti­er. On s’as­soit et on dis­cute avant que les choses n’ar­rivent au point d’ex­plos­er. C’é­tait la façon de faire dans notre quarti­er. Les filles essaient de rester loin des affron­te­ments, de dis­putes inutiles. Mais s’il s’ag­it de quelque chose à laque­lle elles croient, elles savent ne pas reculer en tant que quarti­er. Elles dis­ent “si néces­saire nous nous met­trons en grève de la faim”. J’ob­ser­vais bien-sûr chaque fois, avec crainte, en me deman­dant jusqu’où cela pou­vait aller. La direc­tion peut envoy­er les mil­i­taires. Les détenues peu­vent faire la grève de la faim.

Dans ce cas devais-tu y participer ?

- Moi, par principe je ne clame pas de slo­gans, je ne scan­de pas de slo­gan d’or­gan­i­sa­tion. J’ai accep­té un seul slo­gan. Quand une des détenues se fai­sait libér­er, nous, toutes les filles, nous nous met­tions en cer­cle à la porte. On se salu­ait en pleu­rant, en nous enlaçant, une par une. Puis, quand elle sor­tait, on scan­dait “Vie, femme, lib­erté”. Là, j’ai scan­dé moi aus­si. Parce que je crois forte­ment à ces trois concepts.

Tes oeu­vres sont con­sid­érées comme “clas­siques-con­tem­po­raines”. Des cen­taines d’ar­ti­cles sur toi et tes oeu­vres, ont été pub­liés dans des jour­naux et revues comme Le Monde, Frank­furter All­ge­meine, die Welt, der Fre­itag, die Berlin­er Lit­er­atur Kri­tik. On t’a com­parée à Kaf­ka, à James Joyce. “Tu n’as pas eu envie de crier , est-ce que je mérite cela ?” [aux autorités turques]

- Non, mais il y a eu des fois où j’ai dit des choses pour me pro­téger. La police a eu une atti­tude menaçante pen­dant la garde-à-vue. Mais seule­ment la pre­mière nuit. Ils ne l’ont pas fait de nou­veau. Il y a eu des paroles comme “Nous sommes la sec­tion de lutte anti ter­ror­iste. Tu es écrivaine, mais ne compte pas trop dessus”. Je leur ai répon­du avec élé­gance “Ecoutez, je suis une écrivaine con­nue”. Ils m’ont regardé en se moquant. J’ai con­tin­ué “Par­mi mes lec­tri­ces, il y a la Reine de Norvège, mais aus­si la Chancelière alle­mande”. “Ah bon, alors, nous vous souhaitons que votre réus­site per­dure.” m’ont-ils dit. J’ai répon­du “Mais, il y a une autre dimen­sion, j’ai une pro­thèse à mon cou, s’il arrive un acci­dent, une tragédie, je pense que mes lecteurs réa­giront”. Il m’ont dit “Si vous vous com­portez avec respect envers nous, nous fer­ons de même.”. J’ai dit “Je ne me sou­viens pas de m’être com­portée irre­spectueuse­ment envers qui que ce soit.”. Là, ils n’ont rien trou­vé pour répon­dre. Si je ne suis pas trop coincée, je ne sors pas cette iden­tité au grand jour. Mais c’est quelque chose que je peux utilis­er, si la per­son­ne en face de moi trépigne du pied pour me mépris­er, pour lui dire “Ah ben stop ! Je con­nais moi aus­si ce jeu.”. Sinon, je ne suis pas idiote, au point de me pren­dre pour Kaf­ka, ni James Joyce. Finale­ment, je ne sais pas ce que je peux écrire, mais je sais plus ou moins la valeur de ce que j’ai écrit. Oui, j’au­rais pu écrire mieux, et je peux tou­jours le faire, mais je pense que la Turquie tombe sur moi sauvage­ment. Pas seule­ment sur moi, sur de nom­breuses per­son­nes. Depuis les années 2000, c’est comme ça…

En quoi as tu eu le plus de difficultés ?

- A pro­pos de ma san­té. Mon cou est une cat­a­stro­phe. J’ai une pro­thèse à mon cou. J’avais 4 hernies, ils en ont retiré une et placé une pro­thèse. Je peux tourn­er ma tête à droite, mais pas à gauche. En prison, avec le froid, cela s’est dégradé. A part cela, je souf­fre de la mal­adie de Ray­naud, à un cer­tain degré. Le sang n’af­flue pas à mes mains et pieds. J’ai des prob­lèmes de cir­cu­la­tion. Et le froid n’a pas arrangé cela non plus. Par­al­lèle­ment à ces deux choses, mes intestins sont aus­si malades. J’ai de l’asthme, et je suis dia­bé­tique. Rien de tout cela n’est mor­tel, mais tous ces prob­lèmes réu­nis, ils peu­vent être dan­gereux. Le froid, le stress… moi même je suis éton­née d’avoir tenu le coup. Quand je suis arrivée en prison, je me dis­ais “je ne vais pas pou­voir tenir plus de deux mois ici.”. Je pen­sais que j’al­lais attrap­er une lourde maladie.

Il n’est pas pos­si­ble d’avoir de l’aide médi­cale en prison ?

- Ça c’est un autre prob­lème ! Le côté le plus dif­fi­cile de la prison, c’est l’aide médi­cale. Tu vas à l’in­firmerie une fois par semaine, et là, c’est une hor­reur. C’est la sécu­rité extérieure, la gen­darmerie qui t’y amène. Ils te font mon­ter dans cet hor­ri­ble véhicule, le ‘ring’. Le ‘ring, est une chose que même les 20 pris­on­nières qui sont habituées à tout ne peu­vent sup­port­er. Je n’ai jamais vu autre chose qui soit plus inhu­main que ce véhicule. Ils font assoir six femmes menot­tées, côte à côte, dans un espace petit comme un cer­cueil. La porte claque sur vous. La fenêtre est à peine plus grande que la paume d’une main. L’été c’est très chaud, l’hiv­er c’est froid, et pas aéré. Et on est sec­ouées. Telle­ment que les gens vom­is­sent. Ils vous amè­nent à l’hôpi­tal comme ça. Ils pren­nent les femmes à l’in­térieur, une par une, accom­pa­g­nées de gen­darmes, der­rière des gros cade­nas. Les autres atten­dent dans le cer­cueil étroit. 3 heures, par­fois 4 heures. Celles qui vom­is­sent, celles qui s’é­vanouis­sent… Les gens devi­en­nent touts pâles. Tu veux à la fois aller voir un médecin, tu as atten­du des mois pour ce trans­fert et à la fois, tu te dis “com­ment je vais sup­port­er le ‘ring’ ?”.

Et si tu es souf­frante, ce voy­age doit t’af­fecter encore plus…

- Bien sûr, imag­ine un peu, par exem­ple, une des femmes a passé un test de gly­cémie. Bon sang, gardez la femme à l’hôpi­tal ! Non, ils lui font une prise de sang et la ramè­nent dans ce véhicule hor­ri­ble. Elle a un malaise. C’est un sys­tème cru­el. Ils dis­ent “Tout cela, c’est pour la sécu­rité.”. Mais, dans notre cas, c’est ridicule. Quel est l’in­térêt de trans­porter des femmes, non voy­ante, hand­i­capée, enceinte, en les met­tant, avec deux gen­darmes et trois armes ? Où peu­vent-elles fuir ? Et tu entres à l’hôpi­tal avec des menottes. Les médecins doivent faire enlever les menottes pen­dant l’aus­cul­ta­tion. Mais cer­tains médecins ne le font pas, or la per­son­ne est très malade…

Pourquoi ils ne font pas enlever les entrav­es lors de l’auscultation ?

- Parce que la pas­sion de pou­voir peut pren­dre toutes sortes de formes. Un pris­on­nier est une per­son­ne que tout le monde peut mépris­er, surtout s’il est prisonnier‑e politique…

En prison, il existe spon­tané­ment, une fra­ter­nité entre pris­on­nie-re‑s ?

- Oui ! Et c’est incroy­able. Mais elles ne s’en ren­dent même pas compte. Par exem­ple, une d’en­tre elles fait tomber une assi­ette en faisant la vais­selle, deux per­son­nes courent aus­sitôt à son aide. Une ramasse l’assi­ette, l’autre demande si elle va bien. C’est une telle sol­i­dar­ité, et elle est telle­ment intéri­or­isée que les pri­on­nières ne se ren­dent même pas compte. Elles ne savent prob­a­ble­ment pas que dehors, les gens ne se com­por­tent pas comme cela entre eux.

As tu des amis si proches dehors ?

- Il n’y en a jamais eu de tels. Je peux expli­quer comme ça ; le lende­main matin du jour où je m’é­tais entêtée à danser dans le froid, j’ai eu de la tem­péra­ture. J’ai enten­du des con­ver­sa­tions “Aslı Hoca est malade, elle n’a fumé aucune cig­a­rette aujour­d’hui”. Après, je me suis endormie. Une a mis une bouil­lotte, l’autre m’a cou­verte de sa cou­ette, une autre de son châle. Toute la journée des ver­res de tisane à la men­the, au thym ont voy­agé… 3, 4 femmes ont pris soin de moi, comme d’un bébé.

Tu as encore des amies en prison. Quel mes­sage tu voudrais leur passer .

- Elle me man­quent beau­coup, une par­tie de mon coeur est resté avec elles. Dans ma tête il y a tou­jours les chan­sons qu’elle chan­taient ensem­ble, que je suiv­ais en tapant le rythme.

Là-bas il y a une âme que je ne retrou­verai jamais à l’extérieur.


Traduction par Kedistan. | Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
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