C’est un nom arménien, pour sûr. « De Turquie. Arménien. Anatolien jusqu’à la moelle », comme il se définissait. Hrant Dink, « le coeur inquiet d’une colombe »1assassiné à Istanbul le 19 janvier 2007 par un très jeune nationaliste (piloté par qui, on attend toujours de le savoir – le procès des policiers prend son temps), a laissé une empreinte profonde, ineffacée, dans ce pays qui enchaîne les traumatismes sans se retourner.
« Tant de choses se sont passées en 10 ans, a déclaré hier à la tribune sa veuve, Rakel Dink, énumérant une longue litanie de drames : les massacres de Malatya, İskenderun, Sevag Balıkçı, Roboski, les manifestations de Gezi, Suruç, Diyarbakır, Sur, Mardin, Nusaybin, Cizre, Şırnak, Tahir Elçi, Ankara, le 15 Juillet,2Maçka, İzmir, Gaziantep, Ortaköy, l’attaque de l’aéroport et la guerre au Proche Orient. Des opérations militaires, du terrorisme, et quoi encore ». Presque au même endroit (entretemps le journal Agos a déménagé et ses anciens locaux sont en rénovation; le balcon est inaccessible, Rakel s’exprime depuis le toit d’un bus aménagé pour l’occasion, devant les bâches des travaux recouvertes d’un immense portrait de Hrant), il y a dix ans, de la même voix perçant le froid, criante de douleur, Rakel disait :
« Peu importe l’âge du meurtrier, dix-sept ou vingt-sept ans; peu importe qui il est. Je sais qu’un jour il a été un bébé. Mes frères, si nous ne questionnons pas l’obscurité qui fait de bébés des meurtriers, nous n’en sortirons pas ».3
Il va sans dire que nous n’en sommes pas sortis. Qu’aucune leçon n’a été tirée de la cabale de haine menée du plus haut sommet de l’Etat contre Hrant, de la rage du nationalisme, de l’extrême polarisation du pays qui se faisait jour. Mais il y a dix ans, Istanbul a connu l’une des plus impressionnantes mobilisations de son histoire –100.000 personnes réunies face aux locaux d’Agos, là où Hrant a été abattu de trois balles dans la tête. Abattu en pleine journée, à 15h30 au milieu d’un boulevard où paraît-il4il y avait plus de policiers que de civils, son corps recouvert d’un drap blanc et aussitôt pris en photo, cette photo inoubliable du corps à terre, où l’on ne voit qu’une chose: il avait un trou dans la chaussure. 100.000 personnes scandant « Nous sommes tous Hrant Dink, nous sommes tous arméniens »– alors qu’il ne reste aujourd’hui, après le génocide et des décennies de purges volontaristes de l’Etat turc, bon an mal an que 60.000 Arméniens en Turquie (contre plus d’un million sous l’Empire ottoman et 300.000 dans les premières années de la République; chiffres cités par Hrant, “éternel sujet de controverse”, les sources turques et arméniennes divergeant de plusieurs millions). Alors qu’Agos ne vendait pas plus de 4.000 exemplaires par semaine. Aslı Erdoğan, dont le nom n’est plus inconnu à personne, écrivait alors dans Radikal : « Etions-nous vraiment si nombreux ? Alors pourquoi nous sentions-nous si seuls depuis tant d’années ? […] J’aurais tant voulu que ce qui nous rassemble ne soit pas un assassinat ».5Les images du cortège infini accompagnant le cercueil jusqu’au cimetière arménien de la vieille ville restent en mémoire indélébiles. Le pont pris d’assaut par les pèlerins et leurs pancartes noires et blanches sur lesquelles on peut lire les slogans: « 1.500.000 + 1 »; « Etat assassin »; « 301 assassin », aussi.
301, l’article du code pénal –toujours en vigueur– qui punit l’insulte à l’identité turque. Article très sensible à la question arménienne, qui a donné lieu à des procès retentissants et suscité l’indignation internationale quand il a visé Elif Şafak ou Orhan Pamuk, deux des plus importants auteurs turcs. L’Union Européenne, qui faisait alors semblant d’envisager d’intégrer la Turquie, s’en était émue. Mais quand Hrant a été poursuivi, la première fois pour avoir déclaré qu’il ne se sentait « pas Turc, mais Arménien de Turquie », la deuxième fois, condamné à 6 mois avec sursis, la troisième fois condamné d’avance (mais le procès est arrivé post-mortem) les projecteurs ont détourné le regard et la campagne de haine a pu se déchainer. Quelques mois plus tard, alors qu’il envisageait en dernier recours de se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme, Hrant était assassiné. Recep Tayyip Erdoğan, alors premier ministre, s’était ému que c’était la liberté d’expression qu’on attaquait.6
Dix ans en arrière paraissent un voyage dans le temps et l’espace; dans un article du Monde Diplomatique du 23 janvier 2007 intitulé Qui a tué Hrant Dink ? je lis cet état des lieux : « Au cours de ces quinze dernières années, dix-huit autres journalistes ont été assassinés en Turquie, et douze sont actuellement emprisonnés ». Douze ! D’après les chiffres qu’on peine à obtenir, il y aurait début 2017 146 journalistes dans les geôles turques. Hier, parmi les quelques milliers de personnes réunies pour rendre un dixième hommage à Dink, il y avait Necmiye Alpay, tout juste sortie de prison mais toujours inculpée pour terrorisme, passible de perpétuité. On reconnaît sur une pancarte le portrait de Tahir Elçi, président du barreau de Diyarbakır, assassiné l’an dernier, à qui la fondation Dink a remis a titre posthume son prix annuel de défenseur des droits de l’homme en 2016. La foule scande « Pour Hrant, pour la justice » ; mais sur les locaux d’Agos est écrit en énorme ce rappel: « 10 ans, sans Hrant, sans justice ». Rakel ironise :
« On a obtenu un procès. On s’est moqué de nous, on nous a insulté, on nous a dit qu’il n’y avait pas d’organisation derrière ce meurtre. Et puis un jour, comme par magie […] l’organisation qui n’était que deux-trois jeunes nationalistes est devenue FETÖ. »7
Contrairement à tant de gens qui m’ont conseillé, s’interrogeant sur les conditions de sécurité et se parlant à eux-même, de « faire attention », Rakel donne l’exemple en enfonçant le clou : « Les Etats qui déclarent la guerre à la terreur font régner une terreur qui revient au même. » Les applaudissements fusent, défient le bruit de l’hélicoptère de police qui nous survole. J’aperçois Aslı Erdoğan sous un porche, avec son éternel bonnet rose. « C’est tellement triste, me dit-elle. Il n’y a personne, il n’y a jamais eu si peu de monde ». Autour de nous pourtant, une foule dense sous la pluie froide. Certains renoncent après le discours de Rakel et en partant, plantent leur pancarte ronde, texte blanc sur fond noir, dans la terre au pied des arbres. De petites pousses de slogans bilingues, turcs-arméniens. Certains repartent avec, j’en vois même qui sont venus avec des pancartes qui datent des années précédentes. Mon voisin filme tant bien que mal avec ses moufles, le poing levé quand il faut scander « Nous sommes tous Hrant ». Il y a des femmes voilées, des femmes teintes au henné, de très longues tresses grises, un jeune homme aux cheveux bleus, un pope, plein de bonnets et de calvities, des bonnes têtes d’Anatoliens, deux garçons très beaux qui se tiennent la main. Hrant est devenu le nom des minoritaires de Turquie dont la sociologie recoupe de plus en plus, malheureusement, les démocrates de ce pays. Arméniens, Kurdes, Alévis, LGBTI, libres penseurs, auteurs, journalistes – tous ceux qui, pour reprendre la formule d’Aslı Erdoğan, paient aujourd’hui « le prix lourd de la crise de démocratie ».
Sur le bateau qui me ramène chez moi, je dépose au bord de la fenêtre le numéro spécial d’Agos et la pancarte « Nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens » que j’irai planter sur l’autre rive, en Anatolie. Les voisins me regardent avec bienveillance. Résonnent les mots de Rakel encore:
« Il ne s’agit pas seulement de vivre ensemble mais, plus important, de vivre heureux et égaux. Et libres, et dignes. Allons, finissons-en avec l’inquiétude des colombes dans ce pays ».