Le procès d’Aslı Erdoğan, demain 29 décem­bre, ne sera finale­ment peut être pour le régime d’Er­doğan qu’une audi­ence ordi­naire, un dossier de “jus­tice” qu’il faut “traiter”. Il est si dif­fi­cile de pren­dre la mesure de ce que sig­ni­fie l’ab­surde injus­tice, mise au ser­vice d’un total­i­tarisme ordinaire.

Nous sommes partagés entre la néces­sité de recon­naître une vive intel­li­gence poli­tique à ce régime AKP en Turquie, et en par­ti­c­uli­er à son Prési­dent et son entourage immé­di­at, et le besoin d’un con­stat à effectuer d’un appareil d’é­tat délabré par les purges, les arresta­tion des mag­is­trats, des fonc­tion­naires, des juristes …

L’ex­pres­sion du “fait du Sul­tan”, appuyé sur un appareil répres­sif corseté autour d’une police et d’u­nités spé­cial­isées, avec force sup­plétifs, s’or­gan­ise au tra­vers d’un chem­ine­ment d’obéis­sances, de fidél­ités intéressées, d’ob­scures intérêts big­ots, de classe, de men­tal­ités de larbins, de déla­teurs, lorsqu’il s’ag­it de déci­sions d’injustices.

Mais le procès d’Özgür Gün­dem est-il une déci­sion d’im­por­tance à pren­dre pour Erdoğan ?

Dans ce chem­ine­ment qui va du décret pub­lié, à la fer­me­ture d’un jour­nal, puis à la garde à vue de ses “employés“et “col­lab­o­ra­teurs”, suiv­ie le plus sou­vent d’une déci­sion d’in­car­céra­tion prise à la va vite, comme à la chaîne, par un pro­cureur “allié et dévoué”, il est dif­fi­cile de décrire les rôles, les respon­s­abil­ités, la part effec­tive de cha­cunE dans l’exé­cu­tion, et la part infime de libre arbi­tre qui sub­sis­terait. Il faudrait pour cela sans doute, avoir sous les yeux la paperasserie qui l’ac­com­pa­gne. Cha­cunE à son niveau y exerce une vio­lence à la mesure de son impor­tance dans cette hiérar­chie de l’in­jus­tice. Les vic­times de sévices ont même témoigné de l’e­sprit “routinier“parfois, mais “appliqué”, de la tor­ture qui fut pra­tiquée à leur encontre.

Cette descrip­tion de la dilu­tion des respon­s­abil­ités a été méthodique­ment faite, à d’autres épo­ques, pour d’autres crimes, d’autres régimes, d’autres bar­baries. Et, tout comme le pop­ulisme d’un chef laisse à penser qu’il a le sou­tien effec­tif de tous, les ordres et déci­sions du même, diluées dans la chaîne, don­nent l’im­bé­cile illu­sion de la “jus­tice”. Le fait du Sul­tan ne devient que cela.

Il est quand même à remar­quer qu’il existe des gra­da­tions, et que là, y entre un peu de stratégie poli­tique. Pour le pou­voir, unE otage doit servir de mon­naie d’échange. Une per­son­nal­ité comme Can Dün­dar fut util­isée pour faire taire, puis dis­paraître, la presse kémal­iste “cri­tique”, et men­ac­er la “libérale”. Sa libéra­tion fut tout autant un peu de miel dans les rouages de l’u­nité nationale. Ce qui n’empêche pas que la famille de Can Dün­dar soit retenue en Turquie, alors qu’il est réfugié en Europe. Lui aus­si avait fait l’ob­jet d’une demande de “prison à vie”.

Mais mesur­er la mon­naie d’échange est utile là. La chaîne absurde de l’in­jus­tice fut la même. Mais celle des “sou­tiens” est à plus d’un titre à observ­er. Au sein même du sys­tème par­lemen­taire mori­bond, le deux­ième par­ti du pays s’é­tait mobil­isé, le coup pas­sant si près. A l’ex­térieur, la sociale démoc­ra­tie européenne et les libéraux se sont émus à voix haute. Ces deux faits objec­tifs ont pesé dans la déci­sion de ne plus réclamer que des peines de 5 à 6 ans de prison,  lais­sant les “prévenus” libres pour la suite . Nous n’é­tions pas encore il est vrai, dans cet état d’ur­gence, deux­ième phase du coup d’é­tat civ­il d’Erdoğan.

Reste que les sou­tiens, la pop­u­lar­i­sa­tion, la vis­i­bil­ité, ont été essen­tiels dans la prise de décisions.

Il se trou­vera sans doute quelque esprit cha­grin pour me faire remar­quer qu’il s’a­gi­rait peut être là tout sim­ple­ment de “jus­tice”… Je ne leur répondrais que ceci : le géno­cide des Arméniens ne fut pas une “expul­sion qui aurait mal tourné” après une déci­sion de “jus­tice” mal comprise…

Car c’est bien le nom et la nature de ce régime là, en Turquie aujour­d’hui, qui nous manque, ou qu’on ne veut “dire”, tant le mot pique la langue.

Com­ment donc, par­ler de fas­cisme pour ce beau pays où on peut encore faire du tourisme, se con­grat­uler entre expa­triés, sans se souci­er de savoir qui on mas­sacre, où, com­bi­en ? Seule­ment s’alarmer des atten­tats per­pétrés par ces “pro kur­des”, tou­jours prompts, tant ils ont le sang chaud… Si, si, “je vous l’as­sure, c’est bien le PKK”, nous cria une journée entière, en “direct” d’Is­tan­bul, une cer­taine Con­stance, qui avait lu le Figaro, alors que le gou­verne­ment AKP venait de recon­naître qu’il y avait bien du Daesh là dessous…

Je demande juste un instant à celles et ceux qui là cri­ent que j’ex­agère, de regarder quelques films du Berlin des années 1930, d’abord en images noir et blanch­es, sin­istres, puis en ver­sion couleur, ou re-col­orisées. Le Berlin de 1936 se dévoile soudain comme une splen­deur digne de dépli­ants touris­tiques… Et vous accepterez alors l’idée que lors des jeux olympiques de l’époque, il y eut tant de touristes insou­ciants… Oui, c’est vrai, j’ou­bli­ais, pour les pays européens Hitler n’é­tait “qu’en voie de…”. Et même encore en 1938, lors des “accords de paix” à Munich. Pour­tant, en 1936, la per­sé­cu­tions des Juifs, des Tzi­ganes, et de minorités, avait large­ment débuté. L’Es­pagne pop­u­laire crevait bien­tôt d’a­ban­don… Mais com­para­i­son n’est pas raison…

Que nous dit Aslı Erdoğan, chaque fois qu’elle peut faire pass­er une let­tre ? Le même mes­sage que cer­tains ath­lètes ten­tèrent de faire pass­er en 1936, et qui d’ailleurs avait entraîné un boy­cott par cer­tains pays.

Nous par­venons à un point où nos pro­pres renon­ce­ments à renouer avec l’hu­man­isme frise la néga­tion des réal­ités. Pour la Syrie, une vision con­v­enue des “bons et des méchants”, dou­blée d’un ali­bi en “rafale”, a fait dis­paraître l’empathie, et jus­ti­fié ensuite qu’on érige des murs pro­tecteurs, la noy­ade en Méditer­ranée étant trop voyante.

Ne pas nom­mer ce qui se déroule en Turquie procède de même. D’au­tant que ce régime là n’est pas “sus­pendu” dans la région, mais y joue plus qu’un rôle de fig­u­rant, majeur dans la pour­suite et la relance des con­flits. Les mas­sacres au Bakur, les bom­barde­ments récur­rents du Roja­va, l’ir­rup­tion en Syrie et la ten­ta­tive d’y impos­er une “colonie” tam­pon, alliés à un jeu oppor­tuniste tant avec Daesh qu’avec le nou­v­el allié russe, tout cela fait de la Turquie un dan­ger incon­tourn­able pour le con­ti­nent européen.

Ce fas­cisme là a besoin de la guerre pour se main­tenir, autant que pour être au dia­pa­son des replis iden­ti­taires européens face aux “crises” de la mon­di­al­i­sa­tion capitalisme.

Et l’hu­man­isme là dedans n’est pas une valeur marchande…

Alors oui, être là, à la veille d’un procès, par­o­die de jus­tice dont l’is­sue est décidée déjà en haut lieu, à atten­dre et sup­put­er, est insupportable.

Et comme l’on sait qu’une déci­sion de “libéra­tion” d’Aslı Erdoğan et de ses compagn(e)ons de geôle ferait un peu de “bruit” dans cette Turquie en hiv­er, il est tout aus­si com­pliqué de “devin­er” ce qu’il adviendra.

Erdoğan qual­i­fi­ait il y a peu “d’ob­scurs et d’ignares”, de “pseu­dos intel­lectuels”, les uni­ver­si­taires qui récla­maient la paix. D’ob­scures “écrivaines” en prison pour­raient servir de mon­naie d’échange, là encore, pour on ne sait quelle trac­ta­tion géopoli­tique, ou d’ex­em­ple, pour celles et ceux qui voudraient encore espér­er, hors de la turcité oblig­a­toire.

J’imag­ine ce soir la fébril­ité de cette veil­lée à Istan­bul, pour celles et ceux par­tis de France ou d’ailleurs, pour assis­ter à ce déni de jus­tice et réclamer la lib­erté. Mais je sais que pour beau­coup, Kaf­ka ne leur est pas un étranger.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…