Quelque chose d’important a eu lieu dans nos vies en décembre. Hier, lundi 12 décembre 2016, huit soirées de soutien à Aslı Erdoğan étaient organisées à Nantes et Toulouse, à Ajaccio, Brest ou Bordeaux, à Belfort ou Séné, à la Maison de la Poésie qui est passage Molière, à Paris. C’est important, inédit et ça ne s’arrête pas, ça continue d’autres jours à Tunis et Montréal, dans les bonnes librairies de Suisse romande et plus loin, ça s’organise à Prague et jusqu’en Roumanie, en Allemagne comme en Italie.
En Turquie c’est la peur dans les rues. Les maisons d’édition sont fermées, les journaux sont aux ordres, les Forces spéciales de la police nationale turque brûlent des enfants, réfugiés au fond des caves de Cizre, dans la commune de Şırnak, sous les décombres de ces immeubles qu’elles bombardaient la veille. “Il y a des moments où la réalité est la réalité”, écrit Aslı. La voix de l’écrivaine emprisonnée porte l’ultime parole, celle d’une femme qui ne veut pas se taire face aux massacres du peuple kurde. A Nantes et Toulouse, d’Ajaccio jusqu’à Brest ou Bordeaux, à Séné comme à Paris, nous écoutons sa voix que la prison des femmes à Istanbul n’a pas suffi à endiguer. Au contraire. Ecoutons-la, sa voix de femme qui refuse l’épaisse loi du silence : “Le monde qui n’est nulle part, qui n’existe en aucun passé – qui n’est pas rêvé, qui n’est pas imaginé, qui n’est pas vaincu – voilà que le monde est ici. Il est apparu.”
Aslı Erdoğan est écrivaine. De toutes ses forces, elle tente de raconter ce que ses yeux ont pu enregistrer : la très grande humanité des civils torturés dans les caves effondrées des villes kurdes ; la saloperie encore plus grande des hommes en armes, vêtus de noir et cagoulés pour obéir aux ordres d’un sultan dont les jours sont comptés. Aslı Erdoğan est écrivaine et elle raconte, c’est son premier engagement, celui de toute sa vie. « Son militantisme est aussi un humanisme », a dit Timour Muhidine. Et Timour a raison. Aslı écrit une littérature de combat. Comme Camus. Et pas de chance pour l’Etat turc, Aslı est une immense écrivaine dont les images sont impossibles à oublier. Un peu comme des brûlures qui ne peuvent pas cicatriser. Jamais.
Devant la Maison de la Poésie, ceux qui sont venus pour écouter lire ces images ne pourront pas tous entrer. L’écho dans Paris est devenu trop important. À l’intérieur du théâtre, les deux cent places assises n’ont pas suffi. Nous le saurons à l’avenir. Les images d’Aslı remplissent les salles, appellent tous ceux qui refusent la terreur à venir écouter. Et ce lundi, dans la petite maison de la poésie, c’est Sophie Bourel qui nous lira ces images. En attendant, la comédienne s’est assise dans le noir, tout au bord de la scène, pendant que Christian Tortel présente les invités de la soirée. La maman d’Aslı est venue d’Istanbul, son visage est avec nous qui avons lu les écrits de sa fille : Mine Aydostlu a la beauté et la douceur qu’Aslı a reçues d’elle. Elle est accompagnée par Yiğit Bener, un écrivain important en Turquie, qui traduira pour nous ce que la mère d’Aslı est venue expliquer.
J’ai noté leurs paroles, parce qu’elles essayaient de dire vrai. Les mots sont importants et je craignais qu’ils puissent se perdre ou s’oublier. Autour de ce duo tout juste arrivé d’Istanbul, Selin Altıparmak, jeune comédienne d’origine turque venue pour lire les textes d’Aslı Erdoğan dans leur langue d’origine. À leurs côtés, Pierre Astier et Timour Muhidine. Pierre est l’agent littéraire d’Aslı, Timour son éditeur. Tous deux défendent son écriture pour en faire naître ces objets de papier que nous pouvons tenir ensuite entre nos mains. Des livres devenus importants dans nos vies, abrités par Actes Sud et maintenant partout dans les vitrines des librairies. Des livres qu’on peut toucher des yeux, ouvrir à deux mains quand on veut lire des vies venues d’ailleurs. Sur la scène sont venus d’autres alliés d’importance comme Emmanuelle Collas, qui dirige les éditions Galaade où sont publiés tant d’auteurs turcs : des voix kurdes et rebelles, celles des minorités justement que R.T. Erdoğan ne pense qu’à massacrer.
Dans la Maison de la Poésie, la tension est palpable. Je regarde autour de moi les visages. C’est vrai que les regards sont graves et concentrés. Nombreux sont ceux qui notent les paroles prononcées sur la scène. Des journalistes, peut-être. Des écrivains ? James Noël, le poète haïtien est assis à côté. Plus loin se trouve Marielle Anselmo, poète elle aussi, et c’est une force que des poètes soient solidaires d’Aslı. C’est à eux, écrivains et journalistes, qu’Aslı a adressé une lettre, écrite dans sa cellule de la prison des femmes à Istanbul. Une lettre manuscrite datée du 5 décembre, que Maître Erdal Doğan, son avocat, avait fait suivre à Kedistan. Naz Oke l’avait traduite et je l’ai lue comme je pouvais, face à une salle qui écoutait les mots d’Aslı Erdoğan en silence. Sur la scène, projeté sur grand écran, le visage en noir et blanc de l’écrivaine nous surplombait.
Et puis, chacun a parlé. J’ai recopié leurs paroles, des paroles chaleureuses, solidaires. Pour empêcher qu’elles ne se perdent. Je vous les rend ici, une par une, dans l’ordre où elles furent prononcées. Précieuses en temps de guerre.
Mine Aydostlu, la maman d’Aslı : « Aslı risque la prison à perpétuité, plus dix-sept ans et demi. »
« Elle a plusieurs hernies discales et doit porter une minerve, qui lui est refusée en prison. Elle souffre depuis longtemps d’hypoglycémie, de diabète, elle a besoin de suivre un régime spécial qui lui est également refusé. »
Timour Muhidine, son éditeur chez Actes Sud : « Depuis plus de vingt ans, j’ai connu Aslı en liberté. Cinq mois après son emprisonnement, je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’elle soit derrière des barreaux. »
Timour encore : « Bien sûr qu’il y a du militantisme dans ses chroniques. Et son militantisme est un humanisme. » « Elle n’a jamais cessé d’être écrivaine, Aslı. Et l’angoisse est la base de son écriture. »
Mine Aydostlu : « Merci à vous de publier son prochain livre. En Turquie, aucun éditeur n’a eu le courage de le faire. »
Yiğit Bener, écrivain turc et traducteur de Louis-Ferdinand Céline en turc. Parfaitement francophone, un ami proche d’Aslı à Istanbul : « Pour commencer, une pensée pour les 44 morts de l’attentat de samedi, à Istanbul. Il faut comprendre que ce climat crée de la colère et de la frustration dans la population. Le coup d’État de cet été a permis de purger tous ceux qui, de près ou de loin, sont liés au mouvement kurde. Dans le cas d’Aslı, l’accusation de terrorisme est absurde. Je ne suis pas juriste, mais pour prouver qu’Aslı n’est pas une terroriste, il suffit de la lire. Depuis le début de son écriture, elle est obsédée par la mort et la souffrance des autres, obsédée par les villes, aussi. Ce n’est pas un hasard qu’elle soit bouleversée par la destruction des villes kurdes. Le terrorisme, c’est le contraire d’Aslı. C’est Viva la muerte ! »
Pierre Astier, l’agent littéraire d’Aslı : « Notre premier devoir, dès le 17 août, a été de prévenir tous les éditeurs d’Aslı à travers le monde. La Foire du livre de Francfort a été un moment important dans la prise de conscience. Can Dündar, ex-rédacteur en chef de Cumhuriyet, réfugié en Allemagne, y avait lu sa demande de libération pour Aslı. Ensuite, il y a eu la mobilisation des réseaux sociaux, les pétitions qui ont recueilli près de 45 000 signatures aujourd’hui. La prise de conscience est quasi-planétaire et Aslı est devenue une héroïne malgré elle. »
C’est le moment où Christian Tortel demande à Sophie Bourel, restée dans l’ombre jusqu’à présent, de lire un premier texte d’Aslı, « Guerre et guerre ». C’est l’une des chroniques écrites pour la presse, qui figurera dans le recueil d’Aslı à paraître le 4 janvier 2017, aux éditions Actes Sud. J’ai noté juste une phrase, impressionné par la manière dont un texte peut venir s’incarner d’un seul coup à l’intérieur du corps d’une comédienne : « Assez ! Assez de toute cette haine ! » Les mains de Sophie Bourel sont animales et scandent le rythme des mots qu’elle prononce, rageuse maintenant elle aussi.
Je continue d’énumérer les paroles. Parce qu’elles étaient puissantes, et qu’il n’y a rien à ajouter.
Timour Muhidine : « Aslı est la première, en Turquie, à établir un lien entre la Shoah et l’élimination des kurdes aujourd’hui. »
Emmanuelle Collas, capitaine des éditions Galaade : « Aslı est universelle. Elle n’est pas seule. En Turquie, tous ceux qui écrivent sont en danger. En publiant leurs livres, Galaade suit une voie littéraire et politique pour défendre la liberté et faire tomber les murs. »
Selin Altıparmak, jeune comédienne entre la France et la Turquie : « Je tiens à dire que plein d’artistes, plein d’intellectuels sont maintenant incarcérés avec Aslı. »
Yiğit Bener : « C’est vrai. Il faut dire leurs noms. Necmiye Alpay, une critique littéraire importante en Turquie, elle a 70 ans. Il y a aussi Turhan Günay, un chroniqueur littéraire âgé de 70 ans lui aussi. Toute sa vie, son rôle a été d’accompagner la littérature. C’est un colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze, débonnaire et gentil. Cet homme n’a fait que lire des livres tous les jours de sa vie, alors maintenant, en prison, on lui interdit de lire des livres. »
« Une jeune poète, Eren Aysan, a été incarcérée, dont le père, Behçet Aysan, poète lui aussi, est mort dans l’incendie criminel à Sivas. »
Yiğit Bener : « La littérature turque est multilingue. Elle a beaucoup de souffrances humaines à raconter. »
Christian Tortel : « En littérature, les passeurs sont très importants. Et pour la littérature turque, il y a Actes Sud, Galaade, Bleu autour… »
Sophie Bourel lit un texte extrait de « Dernier Istanbul », de Murathan Mungan, un poète et un auteur culte en Turquie. Le premier à avoir affirmé son homosexualité, dès les années 80. Un livre à paraître en février 2017 aux éditions Galaade, traduit par Sylvain Cavaillès. Juste deux phrases volées et restituées ici :
« Dans ce pays tout le monde a perdu. Les pédés aussi ! »
« Quand je tombe mes mains saignent. »
Emmanuelle Collas : « Il y a Murat Özyaşar, il est kurde, un Kurde de Turquie. Il parle une langue cassée, parce qu’il vit dans une région occupée. Il est nouvelliste, et la nouvelle est un genre très important dans l’histoire de la littérature turque. Il a été arrêté en octobre, placé en garde-à-vue plusieurs jours. Nous nous sommes mobilisés, il a été libéré. Mais il était enseignant et se retrouve aujourd’hui sans travail, sans aucun revenu. »
Sophie Bourel lit la nouvelle de Murat Özyaşar, 6.35. C’est direct et violent. Il y a des morts. « 6.35, c’est le dieu des psychopathes ! »
Christian Tortel : « Si Murat est sorti, est-ce qu’Aslı a elle aussi des chances de sortir ? »
Pierre Astier : « Comment faire pour amplifier la mobilisation ? »
Yiğit Bener : « La réponse tient en une seule phrase : ”La justice turque est libre et indépendante.” »
Timour Muhidine : « Je vais faire l’oiseau de malheur. C’est assez mal parti. Aslı concentre en elle tout ce que le pouvoir n’aime pas. Je crois que le combat risque d’être long. »
Mine Aydostlu, la maman d’Aslı : « C’est vrai, ça peut devenir un combat de longue haleine. Mais dans les lois turques rien, absolument rien n’autorise à condamner les conseillers d’un journal. Si le droit existe encore en Turquie, alors l’accusation ne pourra pas tenir. En cinq ans, depuis le jour de sa création, le comité consultatif ne s’était jamais réuni. »
Pierre Astier : « Aslı va être maintenant éditée au Danemark, en Grèce et en Albanie. Et je trouve admirable la mobilisation des libraires à travers le monde. »
Yiğit Bener : « Pour les gens de ma génération, nous avons vécu huit coups d’Etat en Turquie. Quatre ont réussi, quatre ont raté. Alors on en a marre. Mais en fait c’est le monde entier qui va mal, si on regarde les élections aux Etats-Unis et en France. »
Mine Aydostlu, s’adressant à la salle : « La solidarité, votre solidarité à vous, elle est extrêmement importante pour nous maintenant. »
Timour Muhidine : « Depuis août, en Turquie, partout dans les librairies, on trouve les huit livres d’Aslı sur les tables, dans les vitrines et même dans les Duty Free de l’aéroport, incontournables, de plus en plus présents. »
Il y a eu de longs applaudissements. Les gens se sont levés pour applaudir et près de moi, un homme pleurait tout en frappant des mains. Moi aussi.
Un témoin
Image à la une : Composition Anne Rochelle