Quand Aslı Erdoğan fut jetée en prison, le 16 août dernier au soir, c’é­tait en pleine péri­ode de “purge“en Turquie. Des réac­tions de sol­i­dar­ité, mal­gré une péri­ode esti­vale, certes en petit nom­bre, sur­girent d’un peu partout.

Des écrivains, des “académies”, des amiEs, des édi­teurEs, des respon­s­ables cul­turellEs, firent des appels, lancèrent une péti­tion (qui se pour­suit), des jour­naux et mag­a­zines lit­téraires s’en firent l’é­cho, sans que cela pour­tant n’émeuve davan­tage les dirigeants de gou­verne­ments européens, vis­i­ble­ment en “vacance d’in­térêt”, si ce n’est à ce moment là en vacances tout court.

Relisez donc cet arti­cle, pub­lié à chaud cet été, par le mag­a­zine Actu­aLit­té, si vous ne l’aviez pas vu pass­er sur les réseaux soci­aux. Il présente bien l’ar­resta­tion d’août 2016, qui précé­da la demande de “prison à vie” qui inter­vien­dra plus tard.

Les grandes purges du coup d’é­tat civ­il d’Er­doğan s’ac­cen­tuèrent et se pro­longèrent de telle façon, que très vite, on ne pu retenir les noms de celles et ceux qui furent arrêtéEs, sous régime d’é­tat d’ur­gence. Et comme ici, nous en étions encore à con­stater un “déficit de démoc­ra­tie” et une “rigueur dis­pro­por­tion­née” dans les réac­tions d’après putsch man­qué, le froid des geôles turques accom­pa­gna l’ar­rivée de l’au­tomne, en même temps que s’ou­vraient les “criées élec­torales” divers­es et variées.

C’est Aslı elle-même, et son regard acéré d’in­tel­lectuelle human­iste, mais aus­si son sens poli­tique, qui du fond de son univers car­céral, lança un appel, non pour elle, mais à l’usage de tous les dirigeants sourds ou malen­ten­dants d’Eu­rope. Une sorte de let­tre, comme un “j’Ac­cuse” turc.

Celles et ceux qui con­nais­sent un tant soit peu la per­son­nal­ité d’Aslı, ou qui la décou­vre aujour­d’hui, savent qu’elle n’en est pas à son pre­mier appel, son pre­mier engage­ment, sa pre­mière “mil­i­tance”.

Elle présen­ta en 2008 ses “excus­es au Peu­ple arménien” par exem­ple. Chroniqueuse dans le jour­nal Özgür Gün­dem, depuis 2011, l’auteure pre­nait fait et cause pour la Paix et l’ou­ver­ture pro­posée par le mou­ve­ment kurde, se dres­sant de fait con­tre le régime du prési­dent Erdoğan, qui pré­parait la guerre.

Ce fut chose faite en 2015, lorsque les forces armées et sup­plétifs ultra-nation­al­istes furent lancées con­tre les quartiers et villes du Bakur, com­met­tant mas­sacres, atroc­ités, destruc­tions mas­sives, dans un bel élan à car­ac­tère géno­cidaire. ToutE intel­lectuellE digne de ce nom, se devait alors de se dress­er con­tre l’in­hu­man­ité et la guerre. C’est ce que firent en Turquie nom­bre d’u­ni­ver­si­taires entre autres… depuis, exilés, démis de leurs postes, ou pour­chas­sés. C’est ce que firent un cer­tain nom­bre de jour­nal­istes, qui ne pou­vaient accepter de servir la pro­pa­gande de guerre et de divi­sion d’Er­doğan, voire de con­tin­uer à regarder ailleurs.

Özgür Gün­dem et d’autres moyens d’ex­pres­sion liés à l’op­po­si­tion démoc­ra­tique, se retrou­vèrent en pre­mière ligne très rapi­de­ment, même si le régime fut un temps occupé à régler des comptes immé­di­ats avec de plus grands médias pro FETÖ ou “kémal­istes cri­tiques”. A dater du vote au Par­lement pour la “lev­ée d’im­mu­nité par­lemen­taire” des députés du HDP, puis de la mise en place de l’é­tat d’ur­gence, accep­té dans le cadre d’une pseu­do unité nationale (des kémal­istes aux ultra nation­al­istes, en pas­sant par l’AKP), les dés étaient jetés pour les règle­ments de comptes.

Le putsch “tombé du ciel” lança la curée.

Voilà ce “déficit de démoc­ra­tie”, ou cette “démoc­ra­tie en péril”, telle qu’ils se présen­taient en août et sep­tem­bre. Nous en étions ici à chercher où s’ar­rêterait le curseur pour un régime “en voie de dur­cisse­ment”… Alors qu’une fas­ci­sa­tion du régime présen­tait déjà sa face hideuse de pop­ulisme islamique big­ot et ultra-nationaliste.

Com­ment, dans de telles con­di­tions, attir­er l’at­ten­tion sur les arresta­tions, se mobilis­er sur des noms, crier l’in­jus­tice, alors qu’i­ci tout “sem­blait” réversible, et que même un arti­cle d’un grand quo­ti­di­en dit de gauche par­lait par exem­ple d’un “Erdoğan affaib­li” et d’une “coali­tion forte de la gauche turque” pré­parant sa “réac­tion populaire” ?

Fort heureuse­ment, nous n’en sommes plus là, et les faits ont ramené à la rai­son même les plus enclins à soutenir la deux­ième force poli­tique turque, le CHP, (de “cen­tre gauche” paraît-il), qui a accu­mulé en quelques mois toutes les veu­leries et trahisons, renouant avec son kémal­isme nation­al­iste de tou­jours, et son par­lemen­tarisme oppor­tuniste et craintif.

Non, Erdoğan n’est pas affaib­li. Et même si l’ap­pareil d’E­tat a vu des pans entiers devenir inef­fi­cients, même si les direc­tions mil­i­taires ont, en changeant de main été désor­gan­isées, même si la jus­tice n’ex­iste plus que par des pro­cureurs et des juges aux ordres, cela n’est que la mar­que d’une con­cen­tra­tion fas­cisante des pou­voirs. Et, comme dans d’autres péri­odes de l’his­toire, les libéraux soci­aux répub­li­cains se pli­eront ou dis­paraîtront, après que les résis­tances eurent été écrasées, si la bête n’est pas stoppée.

Alors, stop­per Erdoğan, ce serait stop­per un développe­ment fas­cisant d’un régime nation­al­iste guer­ri­er et big­ot, pas seule­ment vouloir dénon­cer et enray­er une “démoc­ra­ture”, ou en sup­primer les “bavures”.

C’est donc une résis­tance à soutenir, aider, pop­u­laris­er ici, et les con­ver­gences qui vont avec. Et nous en sommes loin.

Et faire en sorte qu’a­vant qu’il ne soit trop tard, les pris­on­niers poli­tiques, leurs noms, leurs vis­ages, arrivent sous les yeux de dirigeants européens encore capa­bles de réa­gir, est essen­tiel et urgent. Ils sont en réal­ité, des poli­tiques aux intel­lectuels, ou sim­ples opposants, des otages d’un régime qui n’a plus aucune ligne rouge. Et ces “otages” seront util­isés con­tre les vel­léités de résis­tance en Turquie, dès lors où le pou­voir d’E­tat jugera une offen­sive guer­rière sup­plé­men­taire utile à son assise.

Gar­dons nous bien de penser que la sit­u­a­tion est qua­si ana­logue aux années 80 ou 90, et qu’une alter­nance vien­dra, inévitable, comme c’est la règle en “république”, pour libér­er les pris­on­nièrEs poli­tiques. Ce serait d’ailleurs bien mal con­naître ces années là, que de penser ainsi.

Des “dis­pari­tions” de mil­i­tantEs recom­men­cent… Des “sui­cides” sont recen­sés… Les “tor­tures” en prison, qui n’avaient jamais réelle­ment cessé sont de plus en plus sig­nalées… Des men­aces publiques ont été proférées à l’en­con­tre des “pris­on­nierEs”, men­ace de “pendai­son par le peu­ple”, si la sit­u­a­tion venait à empir­er… Tout cela mar­que l’urgence.

Alors, quand des con­sciences s’éveil­lent ici, quand des réflex­es human­istes, toutes affaires ces­santes, refont jour, il faut entretenir la flamme de résis­tance qu’ils/elles font brûler. Et quand cela se pro­duit sur un appel aus­si sim­ple à com­pren­dre, que celui d’Aslı, il faut tout faire pour qu’il fasse écho.

Stop­per Erdoğan néces­site une prise de con­science que ce régime est non seule­ment un total­i­tarisme pré­da­teur en marche au Moyen-Ori­ent, mais aus­si la pointe avancée turque d’un nation­al­isme que l’on con­naît bien. Il a présidé aux guer­res colo­niales d’il y a un siè­cle, lors de l’écroule­ment et du dépeçage de l’Em­pire Ottoman. Il a jus­ti­fié toutes les guer­res “mon­di­ales”, ces “inter­na­tion­al­i­sa­tions” des con­flits… Et ces mêmes nation­al­ismes, affublés de noms divers comme “sou­verain­isme”, “patri­o­tisme répub­li­cains”, et prospérant sous des pop­ulismes var­iés, recon­stru­isent aus­si leurs murs sur les ter­ri­toires européens en ce moment même.

Oui, si la pente facile des replis iden­ti­taires fait que per­son­ne ne réagisse face à la mon­stru­osité turque, autrement que par des votes de recom­man­da­tions adressées à une com­mis­sion, nous serons sec­oués inévitable­ment par des séismes poli­tiques et soci­aux venus d’ailleurs et cou­vés ici.

Il est une région du Moyen-Ori­ent, en Syrie, qui stoppe Erdoğan aujour­d’hui les armes en main tous les jours : le Rojava.

Si les YPG et YPJ, aujour­d’hui les FDS, con­sid­èrent Erdoğan comme un pré­da­teur au même titre que Daesch ou Bachar, com­ment pour­rions-nous ignor­er aus­si leur appel… et leur mise en garde,  qui est stricte­ment sur le fond de la même veine que celle d’Aslı Erdoğan.

Le mou­ve­ment kurde, et autour de lui toutes les forces de démoc­ra­tie anti-nation­al­istes au Moyen-Ori­ent, mon­trent l’ex­acte chemin inverse des pop­ulismes iden­ti­taires européens. Et ce faisant, ils pointent la respon­s­abil­ité des ter­giver­sa­tions européennes face au guer­ri­er néo ottoman turc, et les con­séquences à venir inévita­bles. Cette vision trans-nationale, ou supra- nationale, devrait son­ner un réveil des consciences.

Alep, Raqqua, le Roja­va, Diyarbakır, ne devraient pas être des ajouts “inter­na­tionaux” oblig­és sur un pro­gramme élec­toral, pour appâter l’al­ter mon­di­al­iste, mais bien une clé pour com­pren­dre la fail­lite des Etats-nation, et l’en­grenage des guer­res néo-colo­niales qu’il con­tin­ue de sus­citer, pour le moment encore à dis­tance. Dans ces con­di­tions, les guéguer­res élec­toral­istes entre répub­li­cains patri­otes pour d’im­prob­a­bles élec­tions devi­en­nent comme des leur­res. Les dan­gers à moyen terme sont déjà iden­ti­fiés, et on con­tin­ue à regarder ailleurs.

Et chaque fois dans l’his­toire, que les class­es sociales se sont noyées dans le bain du pop­ulisme nation­al iden­ti­taire, pour soutenir des régimes fas­cisants, les con­séquences furent dra­ma­tiques et compt­abil­isées en mil­lions de morts.

Pensez-vous Mon­sieur, nous n’en sommes pas là !”  Sara­je­vo. jan­vi­er 1992, Kigali. jan­vi­er 1994, Alep. Jan­vi­er 2011… L’his­toire récente est pleine de ces Munich de la pensée.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…