Savez-vous ce que c’est que d’être inter­sexe en Ana­tolie, ou encore dans un quel­conque vil­lage de Turquie ?
Moi, je le sais. Je con­nais ces douleurs. Celle d’être un enfant à qui on donne des surnoms. Celle d’en­ten­dre les soupirs de ma mère devant les ques­tions. Ecoutez le de moi, qui, il fut un temps, ne savais pas par­ler en turc.

Je pense que j’avais, 5 ou 6 ans… Je me sou­viens que quelques femmes du vil­lage avec ma mère m’avaient fait allonger de force, et entre mes pleurs et hurlements, obser­vaient mon entre­jambe, en tâtant et en com­men­tant. Elles con­so­laient ma mère : “Regarde là, on voit, sa place est évi­dente. Ils l’ouvrirons, avec l’aide du Dieu” et elle les rejoignait avec recon­nais­sance “Amen, Inchal­lah”.

Je perce­vais pour la pre­mière fois qu’un morceau de moi était mau­vais, un“öcü” [créa­ture malé­fique qui fait peur]. Une com­mu­ni­ca­tion avait com­mencé entre mon cerveau et cette région de mon corps. De peur, je me suis tenue des jours et des jours, loin des per­son­nes âgées. C’é­tait au print­emps 1978.

Le fait que je soit forte physique­ment, me per­me­t­tait de gag­n­er tous les jeux et mes amiEs qui ne sup­por­t­aient pas cela, me don­naient de nom­breux sobri­quets. Il s’agissait des surnoms en kurde faisant référence au fait que j’étais à la fois une fille et un garçon, qui décrivaient mes organes géni­taux, qu’illes citaient l’un après l’autre. Je deve­nais dingue, et je lais­sais ce choeur der­rière, je cour­rais à la mai­son pour me plain­dre à ma mère. Ma mère les maud­is­sait et me flat­tait “Ils ne vien­nent pas à ta cheville” et en général, les engueulait.

Quand je suis arrivée à l’âge d’aller à l’é­cole, j’ai com­pris mieux ce que c’é­tait l’ex­clu­sion. J’ai appris à met­tre de la dis­tance entre les gens et c’est à cette époque là que j’ai com­mencé à par­ler avec moi même.

L’é­cole allait com­mencer, les affaires sco­laires de mes paires étaient achetées, illes me les ont mon­trés. J’ai cou­ru à toute vitesse de la place du vil­lage jusqu’à la mai­son. A la mai­son, il y avait mon père, ma mère et mon grand frère. Toute essouf­flée, j’ai demandé quand est-ce qu’ils allaient m’a­cheter mon matériel. Il y a eu un silence et j’ai cru enten­dre ma mère dire, même si je ne com­pre­nais pas tout, “Qu’on le/la laisse y aller”. Mon père, à répon­du ma mère, sans regarder mon vis­age et avec colère, “Arrête de grogn­er. Les enfants de trois vil­lages vien­nent à la même école. Il/elle ren­tr­era à la mai­son, tous les jours avec un prob­lème. Les enfants ne le/la lais­seront pas tran­quille. Illes lui tomberont sur la tête, tu veux qu’on soit déshon­orés ?”. Ma mère a répliqué “Qu’ils s’oc­cu­pent de leur affaire, mon enfant n’a rien”. Je me sou­viens de cela. Mon frère a soutenu mon père et a défendu le fait que je ne devais pas aller à l’é­cole. Il m’a regardé avec dégout et a grom­melé “Dégage ! Y a pas d’é­cole !”, puis m’a poussé, gif­flé et misE à terre. Désor­mais, sa parole avait de la valeur, il ne restait plus qu’une semaine jusqu’à son mariage. Il m’a aus­si con­seil­lé fer­me­ment, “Quand les instits passent au vil­lage, ne te mon­tre pas, cache-toi. Sinon je t’écrase sous mon pied.”. Il ne me restait plus qu’à dire “D’ac­cord mon frère”. Si c’é­tait seule­ment lui… Il y avait des camions qui trans­portaient les ouvri­ers à l’u­sine. Quand je les voy­ais, je me cachais à tout prix, parce que, eux aus­si, cri­aient après moi, avec mes fameux sobri­quets. Tous les matins et tous les soirs, c’é­tait des heures où je mourai de nouveau.

Je n’ai pas renon­cé, parce que j’é­tais plus intel­li­gentE et plus fortE que toutEs. Ma mère me don­nait ma ration le matin, et j’emmenais nos bêtes sur les prairies proches de notre vil­lage, pour les faire paitre. Au pâturage, j’avais organ­isé les enfants de mon âge, cha­cun devait m’ap­pren­dre à tour de rôle, ce qu’ille avait appris à l’é­cole. Behiye, Şevket, Satı, Fat­ma… J’avais appris toutes les let­tres, les nom­bres et ensuite lire. Mais cela n’a pas duré très longtemps, car illes m’ont toutEs mouchardéE à leur famille. Alors les par­ents se sont pointés à notre porte. C’est encore ma mère qui a trinqué.

J’é­tais donc la source de honte de ma famille, et le “öcü” qu’il fal­lait cacher. Quand il était ques­tion de l’ar­gent, illes n’avaient por­tant pas honte. Par­ti­c­ulière­ment mon frère. Quand j’ai eu 10 ans, il m’a emmenéE à l’u­sine de briques avec lui. Les “con­seils” ont duré ici aus­si. “Ne par­le avec per­son­ne. S’ils te dis­ent quelque chose, tu nous dis, ne bats per­son­ne”. Comme j’é­tais grandE et fortE, on me don­nait du boulot dans tous les secteurs de l’u­sine et je réus­sis­sais toutes les tach­es. Les gens ne s’oc­cu­paient pas de moi en tra­vail­lant et du fait que je sois pra­tique, je gag­nais l’ap­pré­ci­a­tion de touTEs. Nous avions acheté une télé, et grâce à cela j’ai appris à par­ler très bien le turc. Le soir, le trans­port d’ou­vri­ers qui nous rame­nait s’ar­rê­tait au cen­tre-ville pen­dant trois min­utes, alors je sautais du véhicule pour courir acheter les jour­naux, Güneş, Cumhuriyet ou Bul­var, celui que je trou­vais. Cer­taines per­son­nes de notre trans­port rigo­laient, d’autres appré­ci­aient. Illes savaient touTEs que je n’é­tais jamais alléE à l’é­cole, mais ceux et celles qui y étaient alléEs, ne savaient pas lire comme moi.

Mon cher frère, plus sa dom­i­na­tion sur moi s’af­faib­lis­sait, plus il pre­nait des déci­sions agres­sives. Il m’a inter­dit d’a­cheter des jour­naux. Pas de prob­lème, alors j’ai acheté des livres. Et j’ai con­tin­ué à lire tout ce que je trouvais.

Ce sont les choses que j’ai vécu au vil­lage jusqu’à mes 12 ans. J’e­spère partager avec vous prochaine­ment, les étapes suiv­antes de ma vie.

Şer­ife


interseksuel-salala-logoCet arti­cle est pub­lié sur İnt­ers­eks­üel Şalala, en turc et en kurde et en anglais :
Köyde inter­seks bir çocuk olmak
Lİ Ana­to­lia navin û li gun­dek tirkiye Nêre­mo bûn tiştek çawa ye hûn dizanin?
To Be an Inter­sex Child in a Village


Pour aller plus loin, non pas géo­graphique­ment mais dans le sujet, nous vous invi­tons à lire ce reportage avec Vin­cent Guil­lot.


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