Un temps suspendu, une respiration poétique. Et même si le poète Şeyhmus Dağtekin n’est pas “engagé”, plongé dans le tourbillon militant, il habite près de la source. Il rafraîchit la nuit noire sans faire taire le bruit de l’eau qui jaillit.
A la source, la Nuit
.…. Quand j’étais petit, ma vie se déroula dans cette immensité déjà plusieurs fois millénaire sur la terre. Cette terre qui avait de toutes les couleurs dans ses entrailles et nous en abreuvait selon la saison ou les humeurs du temps. Cette terre qui promenait sur ses flancs toutes les tortues. Ces tortues qui n’arrêtaient pas de nous conter dans leurs regards le souvenir des pierres que nos grands-pères avaient dû lancer sur leurs carapaces quand ils avaient notre âge. Elles sortaient leurs cous aussi secs, aussi ridés, aussi vieux que la terre et nous suivaient de leurs doux regards avec un mouvement en lenteur et en grâce quand on ne les effarouchait pas d’un geste brusque et hostile.
Nous sommes tous de la terre et nous retournerons à la terre, nous disaient les grands, et nous nous approchions des tortues qui, dans leur marche si basse, si près du sol, se confondaient avec la poussière, avec les cailloux et nous invitaient à les voir plus près de la terre, à voir la terre de plus près.
Que les tortues soient de la terre, à la rigueur. Mais comment nous, avec notre chair à nous, notre sang à nous, pouvait-on être de la terre ? On voyait bien que le raisin, les figues, les poires sortaient de la terre, du moins que la vigne, le figuier, le poirier, que l’amandier étaient plantés dans la terre, que leurs fruits se mettaient à sécher dès qu’ils tombaient de leurs branches et que, en pourrissant, ils redevenaient terre, redevenaient poussière. Il en allait de même quand ils passaient par les entrailles de la tortue ou celles de l’homme. Mais comment les hommes et même les tortues pouvaient-ils être de la terre, eux qui marchaient sur la terre, qui s’élevaient de la terre, eux qui à chaque pas se détachaient et tentaient de mettre la plus grande distance entre eux et la terre ? Cela restait un mystère pour nous.
Şeyhmus Dağtekin, poète et romancier, né et élevé dans un village kurde en Turquie, vit à Paris depuis 1987. Il écrit en turc, en kurde ou directement en français. Ses textes ont été publiés dans de nombreuses revues et figurent dans des anthologies.
“L’écriture, l’art, consistent pour moi à embrasser l’être d’un même regard, du plus petit au plus grand, pour instaurer une autre façon d’être ensemble.
Sortir du rapport de forces et de domination pour entrer dans un rapport d’amour où l’autre est la condition même de mon existence.”
Un itinéraire d’artiste toujours méfiant à l’égard des destins figés, des identités assignées.
Şeyhmus Dağtekin a reçu le Prix de l’Académie française Théophile Gautier pour “Juste un pont, sans feu”. Il est également lauréat du Prix Mallarmé 2007 pour ce même recueil (Le Castor Astral, 2007), du Prix international de poésie francophone Yvan Goll pour “Les chemins du nocturne” (Le Castor Astral, 2000) et son roman “A la source, la nuit” (Robert Laffont, 2004) a reçu la mention spéciale du Prix des Cinq Continents de la Francophonie.
Il était l’invité de “D’ici et d’ailleurs” sur France Inter le 29 octobre 2016.
Zoé présente l’émission :
Ce soir il sera question des montagnes du Kurdistan, du bruissement des arbres, et d’un monde d’avant le livre. Il sera question de territoire ouvert, d’horizon et de lignes de fuite, ce soir il sera question d’un berger qui a lu Joyce et Dostoievski, le pied gauche au village, le pied droit dans l’univers.
Ecoutez cette belle émission sur le site de France Inter
Et en bonus, vous pouvez lire les livres de Seyhmus dans la bibliothèque numérique de l’Institut Kurde de Paris. Vous y trouverez deux de ses œuvres ci-dessous, en pdf mis à votre disposition. Il vous suffit tout simplement de cliquer sur les liens.
Bonne lecture !
A l’ouest des ombres, Le Castor Astral, 2016
Elégies pour ma mère, Le Castor Astral, 2013
Ma maison de guerre, Le Castor Astral, 2011
Au fond de ma barque, L’idée bleue, 2008 (disponible également en kurde à la bibliothèque Çaryek esman bi şûn de)
Juste un pont sans feu, Le Castor Astral, 2007, Prix Théophile Gautier de l’Académie française
La langue mordue, Le Castor Astral, 2005
À la source, la nuit, Robert Laffont en 2004, mention spéciale du Prix des Cinq Continents de la francophonie.
Couleurs démêlées du ciel, Le Castor Astral, 2003
Le verbe temps, Le Castor Astral, 2001
Les chemins du nocturne, Le Castor Astral, 2000, Prix international Yvan Goll
Artères-solaires, L’Harmattan, 1997.
Biographie