Il reste encore quelques moyens d’expression sur un chemin de résistance en Turquie, qui seront sans doute éteints demain par le régime. Nous nous faisons donc un devoir de les traduire. Un article de Celal Başlangıç publié le 28 octobre 2016 sur Gazete Duvar.
Le chemin qui part du côté du Président de la République et qui va vers le PKK se raccourcit
Uğurcan Koç, un élève de collège, qui avait été “embrassé” par le Président Abdullah Gül en 2009, est “monté à la montagne” [rejoindre la guérilla, dans la langue populaire] six ans plus tard. Parmi les 13 combattants du PKK, tués dans la campagne de Dersim, il y a quelques jours, il y avait Uğurcan, abattu un an plus tard, après avoir pris les armes.
Il devait être très ému ce jour là, parce qu’il allait voir pour la première fois son Président dans la ville où il était né et avait grandi.
C’était en novembre 2009. Le Président de la République Abdullah Gül, venait en chef d’Etat, à Tunceli, connue davantage sous son nom historique et populaire, Dersim.
Uğurcan portait probablement ses plus beaux vêtements, parce que Dersim n’est pas une ville très souvent visitée par les Présidents de ce pays. Elle était quelque part, maudite.
Le premier Président qui était venu dans cette ville, c’était Turgut Özal en 1990. Mais lui, Uğurcan, n’était même pas né à cette époque.
Uğurcan Koç, élève de collège, planifiait de faire part au Président Gül, de sa “requête” pour Munzur.1
A cet âge là, il n’avait certainement pas l’idée de “monter à la montagne”.
Au moment où Gül sortait de Cemevi [lieu de culte des Alévis], Uğurcan a crié « Nous ne voulons pas de barrage à Munzur ! ».
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Un enfant de 13–14, un peu boulot, propre sur lui, qui lui criait quelque chose… Le Président Gül lui a fait signe de venir.
Le temps d’une respiration, Uğurcan a couru vers lui. Gül a donc enlacé cet enfant sympathique et entreprenant.
Et lui, n’a pas voulu le laisser sans réponse, il a voulu embrasser sa main. [Salutation de respect du cadet envers l’ainé].
Dans tout cela, il a réitéré sa “requête” : « Nous ne voulons pas de barrage à Munzur. Que les mains qui se tendent vers Munzur, se cassent ! »
Après ce dialogue chaleureux avec le Président, il a fait un signe de victoire comblant les objectifs des journalistes qui mitraillaient.
Mais, il est évident qu’à ce moment là, “monter à la montagne” n’était pas dans sa tête.
C’était un gamin un peu frondeur. Il a arrêté l’école à la deuxième année du collège. Pendant un temps, il a travaillé comme aide dans des bus inter-villes.
Quand la période du “processus de résolution” a commencé, il avait atteint ses 18 ans. Il est même passé devant le tribunal pour “agrandir” son âge, parce qu’il voulait aller faire son service militaire, Uğurcan…
A votre avis, un jeune qui avance son âge pour aller au service militaire pourrait-il penser à “monter à la montagne” ?
Finalement, il y est allé au service. Il était devenu un “Mehmetçik” [‘Petit Mehmet’, surnom donné aux soldats ordinaires] mais il avait du surpoids. Pour cette raison, il a terminé son service six mois avant la fin, avec un rapport d’exemption.
Mais Uğurcan avait un procès qui courait après lui, depuis son service militaire. D’après ce qu’on raconte, un procès avait été ouvert à son encontre, pour avoir écrit “PKK” sur un banc, dans la région où il était soldat appelé.
C’était le début de l’année 2015. Mais Uğurcan, en retour du service, n’avait toujours pas pensé à “monter à la montagne”.
Uğurcan avait vu pour la première fois un Président dans sa ville et lui avait dit « Nous ne voulons pas de barrage à Munzur ». Mais pas seulement Uğurcan, tous les habitants de la ville avaient lutté pour que des barrages ne soient pas construit à Munzur, considéré comme leur patrimoine. Mais ils n’avaient pas pu empêcher la plupart des constructions.
Malgré cela, Uğurcan n’était pas “monté à la montagne”.
La Turquie avançait vers les élections du 7 juin 2015, traversant le « processus de résolution » en faillite.
Peut être que Uğurcan, à 20 ans, était un de ces jeunes qui ont participé à la campagne du HDP…
Mais plus Selahattin Demirtaş disait « Nous ne te laisserons pas devenir Président !», plus le fait que HDP allait bel et bien dépasser le barrage des 10%, plus les bombes ont explosé dans des locaux du parti.
Il s’avère que Uğurcan n’a pas pensé à “monter à la montagne”, même quand un attentat à la bombe a fait 5 morts lors du meeting du HDP le 5 juin, à Diyarbakır.
Par la suite, le fait que le HDP dépasse le barrage aux élections du 7 juin, le fait que l’AKP perde la chance d’être le seul pouvoir au Parlement, les attaques contre les locaux du HDP, les attaques contre les commerces des Kurdes dans l’Ouest de la Turquie, les propos des portes paroles du AKP « Le peuple a choisi le chaos », tout cela n’avait pas encore mis l’idée de “monter à la montagne” dans la tête de Uğurcan.
Il était d’ailleurs toujours dans la ville de Dersim, quand le 20 juillet, un attentat suicide de Daech massacra des dizaines de jeunes socialistes et anarchistes.
Le 24 juillet, pendant les jours de “massacre politique”, où la “table des résolutions” renversée se transformait en une guerre brûlante, où les avions de chasse bombardaient montagnes et terres, où les arrestations ciblant particulièrement les cadres politiques des partis comme le HDP et DBP s’intensifiaient, Uğurcan n’était toujours pas “monté à la montagne”.
Ekin Van, combattante du PKK avait été tuée à Varto, en début août. Sa dépouille mise à nue, avait été jetée au milieu de la ville. Son corps nu, portant des traces de tortures avait été servi sur les médias sociaux, par le personnel officiel de l’Etat.
Cela doit être après l’exposition de ce corps nu d’une combattante de PKK tuée, après les couvre-feux qui ont débuté le 16 août, après les opérations lancées sur les villes kurdes, qu’il a du “monter à la montagne”, Uğurcan.
Combien de personne ont-t-elles su qu’en août 2015, Uğurcan avait pris le chemin de la montagne pour ses 20 ans ?
Nous l’avons appris seulement le 25 octobre 2016, par l’info relayé par Ferit Demir de l’agence DHA. Uğurcan était donc à la montagne depuis un an :
« Il s’est avéré qu’un des 13 terroristes du PKK “saisis morts” 2lors de l’opération menée les 16–18 octobre, dans la vallée de Kutu Deresi, localité du Tunceli centre, est Uğurcan Koç (21 ans) qui, il y a 7 ans, alors qu’il était élève de collège, s’était enlacé avec Abdullah Gül, le Président de l’époque. »
Oui, Uğurcan était donc “monté à la montagne” en août 2015, alors qu’il avait 20 ans. Et il a été abattu en octobre 2016, à 21 ans, dans les montagnes de Dersim.
Pendant que lui, il se déplaçait arme en main, la Turquie avait commencé à vivre une des périodes les plus chaotiques. Et cette période d’affrontements sanglante continue encore aujourd’hui.
Des quartiers, des rues, des maisons ont été mises à terre dans les villes kurdes. Des dizaines, des centaines, des milliers de civils et politiques kurdes ont été arrêtés, emprisonnés.
Dans les villes, des barricades et des fossés étaient installées. Les villes ont été mises sous siège, des bombes ont explosé, des quartiers ont été bombardés aux canons. Des êtres humains qu’on ne peut plus compter par centaines, mais par milliers ont perdu leur vie, civils, vieux, enfants… Des jeunes armés dans les villes, les combattants du PKK, militaires, policiers, gardes…
La Turquie se transformait petit à petit en une mer de sang, les villes était détruites, bombardées, ceux qui n’étaient pas morts, sans maison, sans abri, devenaient des exilés sur leurs propres terres.
Pendant ce temps là, Uğurcan était sur les montagnes de Dersim. Dans cette période, combien de Uğurcan sont “montés à la montagne”, qui sait ?
Les membres de conseils des mairies, les membres de conseils municipaux, les maires élus par les Kurdes, se faisait relever de leurs fonctions, mettre en garde-à-vue, jeter en prison, pendant que Uğurcan marchait dans les montagnes, arme à la main.
Comment pouvez-vous deviner combien de Uğurcan qui ont vu leurs élus limogés, arrêtés, emprisonnés, se sont mis sur le chemin de la montagne ?
Les Kurdes avaient fondé le HDP et le DBP, pour définir leur avenir par l’intermédiaire de leurs propres organisations politiques, pour faire de la politique civile… Ils voulaient se retrouver par l’intermédiaire du HDP, avec l’Ouest de la Turquie, proposer un modèle de gouvernement pour la totalité du pays, alors que tous les anciens partis qu’ils avaient créés avaient été dissous, depuis les années 90.
Mais, qu’était-ce encore ? Comme dans les années 90, il y avait encore une arnaque de “levée d’immunité”. Les enquêtes à l’encontre de leurs députés, tombaient comme des gouttes de pluie. Dès que les députés ouvraient la bouche, des enquêtes s’ouvraient aussi. La justice décidait de “de les faire comparaitre par la force”.
Tout cela se passait dans les jours où Uğurcan, armé, marchait dans la montagne, et qui sait combien de Uğurcan y montaient encore ces jours-là.
La Turquie avançait en sang et en larmes vers des élections anticipées. Parce que le pouvoir AKP avait considéré les élections du 7 juin à refaire, parce qu’il les avait perdues. L’objectif était donc d’aller vers les élections, dans un environnement de conflit, dans un chaos sanglant.
20 jours avant les élections, le 10 octobre, dans un meeting où syndicats et organisations démocratiques dont la majorité soutenait le HDP, criaient la Paix, le massacre le plus important de l’histoire de la Turquie se déroulait. Les 5 juin, 20 juillet et 10 octobre, des gangs djihadistes vétus d’uniformes de Daech, sont devenus des bombes vivantes, pour transformer les résultats des élections du 7 juin et donner l’avantage pour l’AKP aux élections du 1er novembre. Le HDP était désormais mis dans l’impossibilité d’aller sur les places, faire campagne.
C’est juste à ce moment là, qu’Uğurcan était monté à la montagne. Il doit bien y avoir une institution étatique capable de savoir combien d’Uğurcan l’ont “suivi à la montagne” en se disant « On ne peut plus faire de la politique dans ce pays ».
Le voyage de vie de 21 ans de Uğurcan, qui avait commencé à Dersim, s’est terminée sur les montagnes de Dersim. Son corps a été récupéré de l’Institut de médecine légale de Malatya et a été rendu à la terre, toujours à Dersim.
Aujourd’hui, le processus qui à poussé Uğurcan à “monter à la montagne” continue toujours, et s’intensifie.
Désormais, une ville de Turquie, qui s’appelait Şırnak est quasiment effacée de la carte. Les tentes et abris bricolés par ceux dont les maisons ont été bombardées et détruites, dans les vallées près de la ville, sont également détruites, ces jours-ci. Les gens à qui on a enlevé les maisons, n’ont plus de refuge non plus.
Dans les Uğurcan qui vont “monter à la montagne”, combien de jeunes kurdes se sont ajoutés, à votre avis ?
Après l’enterrement de Uğurcan, les co-maires de Diyarbakır, Gültan Kışanak et Fırat Anlı ont été arrêtés. Les habitants de Diyarbakır qui ont voulu protester contre cette décision, qui ont voulu s’approprier leurs élus, ont été frappés, matraqués, arrosés, gazés. Il est interdit dans les rues de Diyarbakır, non pas marcher dans la rue à trois, mais presque de se mettre debout dans un café. L’internet a été coupé dans 21 villes de la région, pour que les gens ne puissent pas communiquer. De certains endroits arrivent des nouvelles annonçant même la coupure des lignes téléphoniques fixes. Il y a des gens qui vont dans d’autres villes pour pouvoir communiquer, envoyer un message, utiliser les médias sociaux. Après toutes ces difficultés, les médias alliés au pouvoir, les “souverainistes de gauche”, étalent des manchettes à la saveur de danse du ventre :
« Le peuple n’a pas soutenu le HDP », « Personne n’a soutenu les maires terroristes » disent-ils.
Combien de Uğurcan de ces terres, berceaux de tant de mensonges, de telles grandes injustices, d’un tel déshonneur, mettent dans leur tête de “monter à la montagne”, pensez-vous ?
Désormais, ici, c’est le pays où la dépouille d’un enfant qui s’enlace avec son Président, qui essaye d’embrasser sa main, revient de la montagne sept ans plus tard en tant que combattant du PKK.
Ne voyez-vous donc pas encore que tant que le chemin de la politique civile sera bouché, les miettes de démocratie dans les administrations locales étant grattés, la souffrance, l’oppression, la violence s’étant intensifiées et même encore plus basique, ne serait-ce qu’Internet étant coupé, le chemin qui part du côté du Président vers le PKK se raccourcit chaque jour qui passe !
Note de Kedistan : On peut ajouter désormais sur la liste l’arrestation des journalistes, et le démantellement de Cumhuriyet, maillon de presse “démocratique” pourtant peu favorable à la “montagne”. Quand ils sont venus chercher… Vous connaissez la suite.