Il y a un an, le 10 octo­bre 2015, un atten­tat à la bombe, attribué à Daech, a enlevé la vie à 109 per­son­nes et fait 500 blessés.

Une com­mé­mora­tion uni­taire avait été organ­isée par l’Association de sol­i­dar­ité et Paix 10 Octo­bre, les syn­di­cats DISK et KESK, l’Union des archi­tectes et des ingénieurs de Turquie (TMMOB) et L’Unions des toubibs de Turquie (TTB), ain­si que des organ­i­sa­tions de société civile démoc­ra­tiques, et des par­tis poli­tiques. Les sur­vivants, les familles des vic­times, et des sou­tiens de dif­férentes villes, comme İst­anb­ul, Malatya, Tekir­dağ, Diyarbakır se pré­paraient à par­ticiper à cette organ­i­sa­tion qui devait se pass­er à Ankara, sur les lieux de l’at­ten­tat, devant la Gare, et exacte­ment à la même heure : 10h04.

La direc­tion de la sécu­rité d’Ankara a déclaré ce same­di 8 octo­bre, que tout rassem­ble­ment et marche seront inter­dits dans toute la ville d’Ankara, com­mençant par la Gare et ses alen­tours. Seule une délé­ga­tion « sym­bol­ique » peut éventuelle­ment être autorisée, dit la déc­la­ra­tion, en pré­cisant que la déci­sion de l’interdiction est prise selon les arti­cles de loi con­cer­nant d’état d’urgence.

Vous con­nais­sez prob­a­ble­ment toutes et tous, cette pho­to, dev­enue sym­bole de l’attentat d’Ankara.

Elles fut prise quelques min­utes après l’explosion, qui est sur­v­enue lors de la man­i­fes­ta­tion pour la paix, près de la Gare d’Ankara. L’homme au regard vague, qui tient dans ses bras, une femme, avec tant de souf­france est İzzettin Çevik. Il enlace sa femme Hat­ice… Il a per­du sa soeur Nil­gün et sa fille Başak Sidar dans l’attentat.

Voici quelques extraits de l’inter­view de Mah­mut Oral pub­liée le 7 octo­bre sur le site du quo­ti­di­en Cumhuriyet.

Sou­venez-vous de ce que vous aviez ressen­ti à ce moment là ?

Je me sou­viens que j’ai pen­sé à mes enfants, à ma femme, à ma soeur… J’étais encer­clé par des blessés. Je n’arrivais à recon­naître ni ma fille, ni ma soeur. Je me suis ren­du compte que Hat­ice était près de moi, qu’elle s’était réfugiée dans mes bras et que je la ser­rais fort. Elle me demandait où était notre fille.

En regar­dant un peu plus atten­tive­ment, j’ai pu voir ma soeur parmis les gens allongés. Mais je n’arrivais tou­jours pas voir ma fille. Il y avait une per­son­ne qui por­tait des vête­ments sem­blables à ceux de ma fille. Elle était couchée comme un man­nequin de vit­rine. Ses bras, ses mains, ses pieds, sa peau, cou­verts de stries, comme fondus.

C’est seule­ment à ce moment là que j’ai réal­isé que cette per­son­ne à terre, c’é­tait ma fille. Et à ce moment même, je me suis mis en colère con­tre moi. Je me suis dit : si c’est ma fille, c’est qu’elle est morte, alors ma soeur aus­si, elle doit être morte.

J’étais en colère, parce que je m’en sor­tais indemne. Et je com­mençais à percevoir les cris, ma femme dans mes bras, les corps allongés par terre, et tous les détails… Je vivais des choses qu’on ne voudrait même pas voir dans un cauchemar.

Izzettin explique que les soins de Hat­ice con­tin­u­ent, qu’ils ont fait une demande pour une retraite pour hand­i­capé, mais que le médecin mil­i­taire chargé de l’opération et des soins a dis­paru après la ten­ta­tive du coup d’Etat du 15 juillet.

Hat­ice aurait préféré que nous soyons morts, même tous les deux, à la place de notre fille. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Nous avons réus­si à pro­gress­er dans les soins physiques. Main­tenant nous faisons des efforts pour les soins psy­chiques. Je souf­fre, mais il n’est pas pos­si­ble de décrire com­ment Hat­ice souf­fre. Je vais lut­ter jusqu’à ma mort, pour guérir son âme.

Başak Sidar a des frères et soeurs. Au début ils ont eu mal à accepter [sa mort] mais ils ont fini par s’habituer. Mais ils sont encore inca­pables de pronon­cer le prénom de leur soeur.

AnkaraIzzettin Çevik est enseignant pour les enfants hand­i­capés à Urfa. La famille d’Izzettin a ouvert, il y’a quelques mois, un café nom­mé « Güvercin » (‘pigeon’ en turc est l’équivalent de colombe). La famille avait loué le local une semaine avant l’attentat. Et le pro­jet était resté en friche. Entre temps un cou­ple de pigeons avait niché dans les lieux. A l’ouverture, des mois après… Les noms des deux « colombes » que la famille a per­dues sont présents sur l’enseigne :
Başak Sidar et Nilgün.

Il y a eu et il y a d’autres attaques à la bombe dans ce pays. Aus­si bien des civils que des policiers, et des mil­i­taires meurent. Arrivez-vous à avoir de l’empathie ?

Je pense que j’avais déjà beau­coup d’empathie avant ce qui nous est arrivé. Mais, je n’arrive tou­jours pas à avoir de la haine. La bombe a été déclenchée par telle organ­i­sa­tion, ou une autre… ce sont les sol­dats qui sont morts, ou ceux qui sont à la mon­tagne, peu importe… La guerre frappe surtout les enfants. Ca tombe tou­jours sur eux. C’est tou­jours eux qui meurent.

Ils habil­lent les enfants d’uniformes et ils les font se tuer les uns et les autres. Com­ment peut on se réjouir de la mort de l’enfant d’une famille d’Antalya, ou de Tra­b­zon ? Com­ment une per­son­ne de l’ouest peut-elle se réjouir de la mort à la mon­tagne, d’un enfant d’une famille d’ici ? Je n’arrive à haïr per­son­ne à cause de l’attentat. Je pense juste que s’il y a des gens qui se réjouis­sent de ce qui se passe, c’est hon­teux. Parce qu’en face de nous, il y a un sys­tème qui peut faire un assas­sin d’un bébé.

Comment oublier le ministre qui rigole en direct

Quelqu’un de l’Etat vous at-il appelé, pour des condoléances ?

Nous sommes de ceux qui n’appartiennent pas à l’Etat. Nous n’existons pas aux yeux de l’Etat, nous sommes ceux qui sont per­dus. L’Etat n’a pas de pen­sées pour nous, telle que “Nous pou­vons un jour nous réu­nir, nous met­tre à table avec eux”. Regardez, nous nous sommes fait huer, même dans des matchs de foot1. Comme si c’est en huant que l’équipe nationale allait gagner…

Il y a eu des min­istres qui, quand les jour­nal­istes leur ont demandé après l’attentat « Il y a des thès­es qui par­lent de faille de sécu­rité. Devant cette respon­s­abil­ité, démis­sion­nerez-vous ? », nous ont rigolé au nez [en direct à la télé]. Com­ment est-ce pos­si­ble ? Après tant de mort, au pire tu pleures, tu ne rigoles pas devant la caméra. Cela nous a brûlé le coeur. Nous ne l’oublierons jamais. Présen­ter des con­doléances, non, et ils nous ont même vexés de cette façon là.

Moi, j’ai une grande famille, j’ai beau­coup de gens qui me con­so­lent, autour de moi. Mais il y a des gens qui sont restés seuls sur­vivants. Que voient-ils dans ce tableau ? Com­ment vont-il tra­vers­er ces laideurs ?

Et l’enquête sur l’attentat ?

Il y aura un procès sur l’attentat. La pre­mière audi­ence se déroulera le 7 novembre.

Mais nous savons aus­si, qu’il y a des procès ouverts à l’encontre de nos avo­cats. La police et les mil­i­taires ont ouvert un procès… Je sup­pose que c’est à cause des doc­u­ments qui ont été révélés [doc­u­ments et écoutes télé­phoniques con­cer­nant les assail­lants, prou­vant qu’ils étaient con­nus des ser­vices de sécurité].

Il y a un autre point qui nous dérange. Selon notre avo­cat, l’Etat aurait pro­posé pour chaque enfant mort une indem­nité de 30 mille Livre turque (8 780 €). Quand nous avons par­lé de cela avec des respon­s­ables de la sécu­rité, ils ont bais­sé la tête avec honte.

Des dizaines de chaines télé, radios peu­vent être fer­mées d’un coup, des dizaines de mil­liers de fonc­tion­naires, enseignants peu­vent être limogés. Vous êtes aus­si enseignant, com­ment voyez-vous la sit­u­a­tion actuelle du pays ?

Ils essayent de dompter l’enseignant par la faim. Il n’y a plus de Droit, plus de Jus­tice. Où va cet Etat ?

Nous nous réveil­lons tous les jours avec une nou­velle chose, et en nous deman­dant si ce n’est pas le fond. Parce que quand on touche le fond, on com­mence à mon­ter. Mais nous n’avons pas encore atteint le fond. Per­son­ne n’a le soucis de revenir à la normale.

Les poli­tiques devraient devenir démoc­rates quand ils sont forts. Ceux la, ils marchent à l’envers. Plus ils se ren­for­cent, plus ils devi­en­nent anti-démocrates.

Jusqu’où ?

Chaque être vivant a un seuil de résis­tance. Si c’est de cela que vous par­lez, ils se rap­prochent de la fin.

J’ai peur que plus de sang encore soit ver­sé. Nous sommes devenus une société anx­ieuse. Nous sommes arrivés à un point où nous devenons ‘fiers’ de tuer 10, 20 per­son­nes tous les jours. Cela ne peut pas con­tin­uer comme ça.

Le côté économique est aus­si très mau­vais. Je suis enseignant, je fais soit dis­ant par­tie des couch­es aisées de la société. Au milieu du mois, je n’ai plus rien dans la poche. Les com­merçant, les petits fab­ri­cants sont dans le même cas. L’industriel, c’est pareil. Le pays est dans la dette, jusqu’à la gorge.

Des organ­i­sa­tions de société civile et des par­tis appel­lent néan­moins ce jour à la mobilisation.

La presse “alliée” elle, titre sur tout autre chose. Elle par­le de l’ex­plo­sion près d’Ankara de deux per­son­nes dans une voiture, qui étaient recher­chées comme étant les auteurs pré­sumés de la pose d’un engin piégé qui a fait dix blessés près d’un poste de police, dans le quarti­er de Yeni­bosna, jeu­di dernier à Istan­bul. Pour­tant, d’autres per­son­nes avaient déjà été arrêtées dont une femme, soupçon­née d’être respon­s­able de cet atten­tat. Elle a été arrêtée avec deux autres per­son­nes dans la province d’Aksaray, dans le cen­tre de la Turquie, dis­ait l’agence de presse Anadolu Agency, pro gou­verne­men­tale, il y a peu. Au total, selon les médias aux ordres, six sus­pects ont été arrêtés. C’est le TAK, qui avait revendiqué dès le lende­main. Et l’in­ter­dic­tion faite de com­mé­mor­er l’at­ten­tat d’il y a un an, passe de fait en dernière page, lorsqu’elle est men­tion­née. Arresta­tions, polémique (on va jusqu’à qual­i­fi­er d’Ar­ménien un des auteurs pré­sumés, et mem­bre du PKK, pour faire bon poids), cou­vrent de leurs bruits l’in­ter­dic­tion gouvernementale.

Même si on sait que le mou­ve­ment pour la Paix a été en par­tie décimé par les purges, les sus­pen­sions et évic­tions d’en­seignants, les licen­ciements de fonc­tion­naires, les arresta­tions, une part impor­tante de pop­u­la­tion n’ou­blie pour­tant pas ce mas­sacre d’il y a un an, lui aus­si inté­gré dans la vague de ter­reur enclenchée par Erdo­gan en juin 2015, suite à la rup­ture du proces­sus de paix avec le mou­ve­ment kurde.

Des rassem­ble­ments ont eu lieu, réprimés par la police, même à l’en­con­tre des familles de vic­times. 47 per­son­nes ont été mis­es en garde à vue suite à ces attaques à Genç­lik Park, Hipo­drom, Abdi İpekçi, Tan­doğan, Ulus, Atatürk Boule­vard, Hôpi­tal Ulus, Sih­hiye, Tan­doğan, Ankara Cour­t­house et Kızılay.

Suruç, Ankara, le putsch raté de juil­let, ont été instru­men­tal­isés tour à tour dans le cadre du “coup d’é­tat civ­il” tou­jours en cours. C’est là qu’il faut chercher l’ex­pli­ca­tion à cette interdiction.

Nous nous sou­vien­drons.

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