Ma tête éclate, comme un bal­lon trop gon­flé par le cha­grin et la répéti­tion de l’his­toire… Je n’au­rais pas du réou­vrir ces plaies là. Cette mémoire coag­ulée se mêle au sang frais. Tout cela pour une absurde his­toire de foot…

Je pen­sais que la jus­tice était une dame de car­ac­tère qui, tête haute, tenait fer­me­ment une bal­ance et une épée dans sa main. Une image qui rassure.

Ce que je vois moi, depuis ma fenêtre, et pas seule­ment dans ces derniers temps, c’est plutôt une drôle de besti­ole, entêtée, vio­lente et absurde.

J’ai appris aujourd’hui qu’İlhan Sami Çomak, restera en prison.

İlh­an est jugé en déten­tion depuis 22 ans, car la Dame Jus­tice traine la pat­te, fait la moue, pour ren­dre sa déci­sion et en finir. İlh­an a alors passé sa jeunesse à atten­dre en geôle pour “risque de dis­sim­u­la­tion des preuves” d’un sup­posé délit d’il y a 20 ans… Pen­dant ce temps là, İlh­an a rem­pli qua­tre fois le délai max­i­mal de … et le temps d’une perpète.

Lisez donc ensuite l’article de Kedis­tan qui explique les détails.

Aujourd’hui le 4 octo­bre. Je me suis fait un thé et je sur­v­ole les jour­naux : « La cour de cas­sa­tion a con­fir­mé la peine de per­pé­tu­ité pour İlh­an Çomak » écrivent-ils. Même les jour­naux qui à l’époque des faits, avaient hurlé au loup, telle­ment sûrs de leurs infor­ma­tions servies par l’Etat de l’époque. Oui, la Jus­tice n’était pas mieux dans le temps, ni la police, ni l’Etat, ni les médias… Autant les pre­miers ont de la con­ti­nu­ité dans leurs idées, autant les médias peu­vent être des girouettes.

Un exem­ple par­mi d’autres : Umur Talu qui dénonce « l’injustice dont İlh­an est vic­time aujourd’hui », n’était à l’époque, autre que le patron du jour­nal nation­al­iste Mil­liyet qui pub­li­ait l’information servie : « Les ter­ror­istes du PKK incen­di­aires des forêts on été arrêtés » et expli­quait qu’ils avaient avoué, tout en annonçant le vis­age blessé d’un des gars, prob­a­ble­ment pen­dant les inter­ro­ga­tions chez les flics, comme « Vis­age brûlé lors de l’incendie ».
milliyet-2-sept-1994-pkk-brule-forets foot

Blessures… Douleurs… Cicatrices.

Une vie passée en enfer­me­ment injustifié.

Pen­dant que je m’én­er­vais toute seule. Ma nièce est arrivée. Alors on a com­mencé à par­ler d’İlhan.

Je sers un thé à la petite, et je lui dis “Je ne con­nais ni İlh­an ni sa famille, mais je n’ai aucun mal à ressen­tir leur peine. Rien que de loin, ça me rend dingue, tu imag­ines ?” Elle me répond, “Attends Mamie Eyan, bouge pas, tu n’as pas vu toi ses par­ents après le ver­dict. Ils ne mon­trent pas ça dans tes télés pour­ries.” Elle cherche un peu, puis “Regarde… Ecoute surtout… dit-elle en me col­lant son portable au nez.

Après le ver­dict, le père d’İlhan hurlait sa douleur dans les couloirs du Tribunal :
“A bas votre Jus­tice ! A bas votre Jus­tice !…. Justi­i­ice ! Justiiiiiice !”

Et moi, je m’effondre.

Une fois “con­nec­tées”, rien ne peut nous arrêter. Nous rem­plis­sons nos ver­res à thé à nou­veau. Nous cher­chons İlh­an dans les entrailles de l’Internet.
Et cette fois c’est ce texte qui nous tombe sous nos yeux. C’est İlh­an qui l’a écrit dans une de ses nom­breuses lettres.

 Je suis un fer­vent sup­port­er de Galatasaray. Quand j’étais tor­turé en garde-à-vue, Galatasaray dis­putait un match avec une autre équipe. Je ne me sou­viens pas qui était son adver­saire, peut être Altay… Pen­dant ce match, les types m’avaient accroché en estra­pade. Ils me descendaient de temps en temps, frap­paient mes mains sur les murs, pour que le sang cir­cule afin d’éviter la gan­grène. Comme tu ne peux pas domin­er tes bras, ils ouvrent tes paumes et frap­pent sur le murs, pour ton bien !

Chaque fois que mes bras touchaient le mur, des dizaines de mil­liers d’aiguilles attaquaient mes bras. Chaque fois que le sang regagne tes bras, et que tu es accroché de nou­veau ta douleur se répète. Ils font cela pour que tu ne t’endormes pas, que tu ne restes pas insen­si­ble à la douleur.

Bref, pen­dant un moment ils ne m’ont pas descen­du. J’étais sur le point de per­dre con­nais­sance de douleur. Je ne pou­vais plus même penser, rien que la douleur. A ce moment là, un des tor­tion­naires a dit « Mec, prie pour que Galatasaray mette un but. Sinon, que j’aille en enfer, je ne te descendrai pas. »

Moi qui veux tou­jours que Galatasaray gagne, je veux qu’il tire un but, là, je le veux des mil­lions de fois, et tout de suite. Mais l’équipe adverse résiste. Je me dis « Dieu qu’ils met­tent un but… ». Bien plus tard, j’ai per­du con­nais­sance. Ils m’ont descen­du. Il parait que Hakan Şükür a mis un but et que le tor­tion­naire m’a descen­du après. Le type m’a bien pré­cisé que j’avais « de la chance ». J’avais de la chance…

Ensuite, ma nièce me lit celle-ci. Elle m’explique que le texte est pub­lié sur Ekşi Sözlük, une ency­clopédie alter­na­tive dans laque­lle on trou­ve toute sorte de choses intéres­santes. Elle me prévient : “C’est long, mais c’est la réponse à let­tre d’İlh­an que je viens de te lire. C’est une autre per­son­ne qui ne con­nais­sait même pas l’ex­is­tence d’İlh­an, qui regar­dait le même match de foot, au même moment. Tu vas même te deman­der ce que tu fai­sais toi ce fameux jour du 28 août 1994…”

Je me souviens comme hier, le 28 de ce mois d’août brûlant du 1994. Nous passions les périodes les plus heureuses d’un supporter fervent de Beşiktaş. Après les plusieurs trophées de champions, […] l’équipe se renouvelle et entre dans la lutte pour retrouver le titre de champion qu’elle s’est fait piquer par Galatasaray.
Les années 90 correspondent aux années peut être les plus noires du pays. Le terrorisme du PKK qui grimpe, le bureau des opérations spéciales est fondé pour lutter contre, les jours les plus obscurs de l’Etat dans le Sud-Est, des assassinats classés sans suite, des ‘tauros blanches’, des Mehmet Ağar, […] la contrebande narcotique, les Tribunaux de Sécurité Nationale, l’argent, le profit, les relations sales… tout cela se passait devant nos yeux.
Après des 3 victoires en championnat de ligue, […] le 4ème match était perdu devant Galatasaray. La peur que ce soit la fin des jours victorieux semait la panique. […] Les souvenirs de la victoire de Galatasaray THE véritable adversaire, avec un score 8–0 devant Ankaragücü, gardait encore sa fraîcheur […] et une antipathie contre Galatasaray avait pris sa place dans les coeurs du supporter de Beşiktaş.
L’été 94 avait été très chaud, aussi bien pour la météorologie que la politique…. Les incendies de forêts étendues pendant l’été, avaient été ressentis dans les poumons de tout le pays, et comme la cause de ces incendies, le PKK avait été pointé. Oui, le PKK avait été déclaré responsable, mais cela n’était pas suffisant. Le pays avait besoin de coupables plus concrets, plus palpables. Le 28 août, il a été annoncé à l’opinion publique, que la police avait attrapé trois membres du PKK, lors des descentes effectuées à leur domicile. Ensuite, tout un tas de délits, dont mes incendies de forêt, seront mis sur le dos de ces personnes arrêtées.
La saison de foot avait bien commencé aussi bien pour Galatasaray que Beşiktaş. Les deus équipes avaient gagné leurs matchs et montré leur volonté pour devenir champions. Beşiktaş avait battu Vanspor 2–0 et attendait le résultat du match entre Galatasaray et Altay. Mon seul souci dans cette saison que je suivais avec plaisir, était la rentrée qui se rapprochait et la fin des vacances.
L’interrogatoire a commencé pour İlhan Sami Çomak, un des trois suspects mis en garde-à-vue. Dans les années 90, l’interrogation policière voulait déjà dire torture. Cela voulait dire, coups, bâton. Cela voulait dire, électrique, estrapade. Cela voulait dire disparition en garde-à-vue… Heureusement qu’İlhan était un garde-à-vue bien « chanceux », il n’a pas fini disparu. Mais il a subi des tortures connues ou inventives.
Ce match était très important pour moi. Avec la victoire d’Atlas, non seulement notre futur grand adversaire allait perdre des points, […] mais aussi cela allait me rendre heureux, en tant qu’un gars d’İzmir, que cela se passe devant le spectateur d’İzmir. Altay a commencé le match avec beaucoup de résistance. Galatasaray faisait pression depuis le début. […] Hakan Şükür bon butteur […] ratait ses coups et plus il ratait, plus je m’en réjouissais.
Ce jour là, est le jour où İlhan a connu les plus lourdes tortures. Peut être qu’il va connaitre encore plus lourde, plus tard mais il ne sait pas encore jusqu’où les tortionnaires peuvent aller. C’est pour cela qu’il a gardé dans sa mémoire ce jour, le jour d’estrapade. S’il faut expliquer rapidement, les deux bras sont réunis au dos, coude contre coude, s’attachent à un bâton, et le suspect est hissé comme un drapeau au ciel. Juste après, une minute de garde à vue. Heureux celui qui se dit turc. Face à cette méthode très douloureuse, si la personne est innocente ET résistante, elle ne dit rien. Une application d’une demie heure est suffisante pour que la personne ne sente plus ses bras et s’évanouisse. Au delà, on va vers la gangrène ou insensibilisation à la douleur, or ce n’est pas le but recherché. Mais nos policiers humanistes ont trouvé la solution. Le suspect qui ne parle pas, est descendu, ses paumes sont frappés sur le mur, ainsi la gangrène est évitée, et à la fois la douleur produite reste dans la continuité de la torture. Une situation win-win…
Ces jours là, je me considérais très malchanceux. […] En voyant le jeu que je voyais, j’avais compris que je n’avais pas de chance. Altay était troisième avant dernier et il n’avait pas le luxe de perdre. Une saison mal débutée est difficile à attraper, alors il essayait de toutes ses forces et sa défense était parfaite. […] Deux joueurs de Galatasaray avait reçu des cartons jaunes dans les premières 10 minutes. Même si pour moi les choses ne s’annonçaient pas si mal, comme j’ai dit, je suis un homme malchanceux. Je grignotais mes ongles, en me disant, ce Galatasaray va mettre un but au bout du compte. İlhan était un fervent supporter de Galatasaray. Ce jour là, pendant qu’il se battait pour sa vie au bout de la corde, le son de la radio bien à ses oreilles. Quelle grande chance que son tortionnaire était lui aussi supporter de Galatasaray. Il lui dit « Mec, prie pour que Galatasaray tire un but » lui dit-il. Sinon, que j’aille en enfer, je ne te descendrai pas. ». Alors İlhan tend l’oreille avec une attention. Il attend un but, avec un grand désir. Comme quelqu’un qui n’a pas bu depuis deux jours attend l’eau, comme un prisonnier qui n’a pas vu le ciel depuis des années attend le soleil, comme un suspect en estrapade attend d’être détaché… İlhan désire ce but.
Heureusement Altay a bien fini le premier mi-temps. Deuxième mi-temps commence donc 0–0. […] Après quelques positions contreversées l’arbitre siffle un penalty et je suis content. Je vais aller me chercher un boisson fraîche et avec un petit sandwich c’est top.
Le premier mi-temps, pas de joie de but. L’estrapade continue. De plus le tortionnaire est énervé. Pourquoi cette équipe n’arrive pas à tirer un but ? Alors la torture s’intensifie. Pourtant İlhan aussi, il est désolé de vois que Galatasaray n’arrive pas à mettre un but. Peut être même, pas seulement parce qu’il a mal. İlhan qui ne se rend pas encore compte dans quel étau il est pris, a des espoirs, des rêves pour l’avenir. Il espère voir des victoires de son équipe peut être. « Qu’ils gagnent ce match, dès que je sors d’ici, le premier truc que je vais faire aller regarder un match tranquillement » dit-il peut être, qui sait.
Altay applique une excellente défense intensive et contre-attaque. Il y a même quelques bonnes positions. Tout va bien. Jusqu’à la 56ème minute. Là, Arif prend la place d’Ugur. La défense d’Altay est fatiguée, l’aile gauche affaiblie […] Altay tient le coup jusqu’à la 63ème minute. Un tir de penalties Hakan Şükür marque le but. Je maudit ma chance. Qu’est-ce que je suis malchanceux. Galatasaray que je hais, a gagné, et le grand Altay a perdu.
« Buuut ! Buuuuut » les cris résonnent sur les murs gris du commissariat, insensibilisés par les cris des torturés. Les murs habitués à entendre le cri de la douleur, sont étonnés de ses cris de joie. […] Le tortionnaire descend İlhan et, fier de son geste, fait un clin d’oeil « Allez, t’en as de la chance ! » lui dit-il.
Moi qui me trouvais malchanceux. Si je savais…
Si je savais j’aurais attendu ce but, avec İlhan. Même que l’équipe que je déteste, déclare sa victoire dès les premières minutes. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Après ce jour là, moi qui regarde plein de matchs, […] qui vais à l’université, qui aime, qui suis aimé, qui me marie, qui devise père, qui pendant passe mes vacances à voyager, moi, je suis malchanceux ; et İlhan, a de la chance ? Tellement veinard, que cette chance ne l’a pas quitté depuis 22 ans. […] J’espère que sa chance tournera le 28 septembre [Audience reporté au 4 octobre NDLR] et qu’il ne continuera pas à rater la vie dont il a été loin pendant toute sa jeunesse. Peut être qu’un jour on fêtera la victoire de Galatasaray, bras dessous bras dessus dans un bar, avec une bière fraîche à la mai. Qui sait ?
Allez Galatasaray ! Allez İlhan!

Ma nièce me mon­tre aus­si le dessin de Beri­tan Can, artiste kurde. Il a été pub­lié en juin 2016 accom­pa­g­né d’un texte. Cette pub­li­ca­tion m’émeut telle­ment que je voudrais bien finir mon arti­cle sur cette jolie note, je ne sais pas si je dois dire d’e­spoir ou de résistance…

beritan-can-ilkan-reyhan-comak foot


Lors de l’audience du 1er juin, d’İlhan Çomak jugé en déten­tion, qui s’est déroulé à Istan­bul, sa sœur Rey­han, égale­ment en prison à Diyarbakır, a témoigné par audioconférence.

A la fin des ques­tions du Juge, juste avant l’arrêt de la trans­mis­sion, Rey­han se lève et dit :

« İlh­an, je t’aime beau­coup ! ».

A l’instant où le juge ordonne de couper, İlh­an, se lève aussi :

« Moi aus­si, je t’aime beaucoup ! »

Aucune dis­tance, ni mur, ne peu­vent sépar­er les coeurs.

Ilhan, Rey­han, nous aus­si, nous vous aimons beaucoup.

Beri­tan Can


Et voilà que par mal­heur j’ai allumé ma télévi­sion, machi­nale­ment, alors que je sais très bien que je n’y trou­verai plus que des men­songes dits par des ani­ma­teurs ravis d’être là, pen­dant que les jour­nal­istes sont en garde à vue.

Le foot­balleur kurde Deniz Naki a été inculpé par le tri­bunal, pour sa  pro­pa­gande ter­ror­iste partagée sur les réseaux soci­aux. Il a répan­du des rumeurs à pro­pos de la destruc­tion de villes kur­des et la mort de civils” …“le meneur de foot de l’équipe Amed­spor dans la 1ère divi­sion turque, peut être con­damné à 1 ou 5 ans de prison”.

Il rejoin­dra İlh­an Çomak en prison. Recep Tayyip Erdoğan a encore marqué.

ligne ine draw

Si vous souhaitez cor­re­spon­dre avec İlh­an, lui apporter votre sou­tien, voici son adresse :
İlh­an Sami ÇOMAK
Kırık­lar 1 Nolu F Tipi Ceza­e­vi A‑1
Buca — İzmir — Turquie


Traductions & rédaction par Kedistan. | Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Mamie Eyan on FacebookMamie Eyan on Twitter
Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…