Mardi 5 octobre de nouvelles chaînes et radios ont rejoint la liste des médias fermés d’il y a quelques jours… IMC TV en fait partie.
Depuis une semaine, la fermeture de l’IMC TV était attendue. Dans la matinée, toute la “famille” était réunie dans ses locaux. Entre larmes et colère, l’équipe se serrait les coudes. Les moments d’attente ont été transmis sur Periscope, des messages ont été prononcés, des slogans scandés, jusqu’à l’arrivée de la police et que les câbles soient débranchés.
Jusqu’au dernier moment
TRADUCTION
Le moment d’entrée de la police dans la chaine et sur le plateau en transmission direct :
[La police est à l’accueil]
Présentateur - Si je comprends bien la procédure de présentation de mandat continue. Nous attendons qu’ils viennent ensuite dans les studios, s’introduisent dans le régie, et arrêtent notre transmission.
[Les policiers avancent, la caméra les suit]
Les équipes policières et de RTÜK, se dirigent vers l’intérieur. Nous allons peut être recevoir les dernières paroles… Eyüp Burç. C’est une chaîne qui a 5 ans et demi et vous avez beaucoup œuvré pour lui.
Eyüp — Oui, c’est vrai, quand on voit ce qui se passe, ça fait mal. Mais voilà, la lutte pour la démocratie est une lutte comme ça… Il y aura toujours une lutte entre les forces démocratiques et les forces antidémocratiques. Nous sommes la voix de la démocratie… [phrase suspendue]
Oui, en ce moment même les équipes policières ont pénétré notre studio.
[Le studio est sur l’écran]
Les peuples, la fraternité, la diversité vont gagner
Nous sommes en direct. Venez, sans problème, nous n’avons pas de problème en ce qui vous concerne. Nous, nous disons « Vive l’enfer pour les tyrans ! ». Nous sommes la voix de la démocratie. Nous sommes contre les coups d’Etat. Nous sommes aussi contre ceux qui font des coups d’Etat, dans les coup d’Etat !
Venez, entrez. Vous présentez l’Etat, pourquoi vous cachez votre visage ? Nous sommes face à notre peuple, tête haute.
Pourquoi vous ne venez pas ? Ce serait-il une erreur ? Venez. Exécutez l’ordre de l’Etat.
Nous avons tête haute, nous sommes en direct. Venez exécuter la décision sombre de l’Etat. [Les fonctionnaires entrent enfin]
Vive l’enfer pour les tyrans !
Je ne sais pas si les putschistes qui ont pris cette décision se souviennent du slogan du temps de Bediüzzaman [Said Nursî]… “Ô les tyrans, l’enfer vous attend !”.
Nous… nous sommes la fierté de la démocratie de la Turquie. Faites nous voir vos visages. Je suis là, je suis honnête, je suis démocrate, je suis contre tous les coups d’Etat, je suis contre ceux qui font des coups d’Etats dans des coups d’Etat.
Les peuples de la Turquie, les langues, les religions, la fraternité, la diversité vont gagner, ces tyrans vont aller en enfer !
2:28 [Les caméras sont dans la régie]
Présentateur - Oui, les policiers sont dans la régie en ce moment… [On entend un clic, la transmission est coupée].
Dans la régie, la police demande l’arrêt de tous les appareils avant de quitter les lieux et sceller la porte.
Sur le plateau la famille IMC se réunit.
IMC TV retrouvera le public
Peu de temps après, les journalistes du quotidien Birgün arrivent dans les locaux de la chaîne, à la fois par solidarité, et pour un direct.
L’original de la vidéo se trouve sur le Facebook de Birgün.
Kedistan met une copie sur Youtube, pour avoir un doublon, au cas où… Un grand merci à Birgün.
TRADUCTION
Dans les locaux d’IMC TV avec Banu Güven
- Journaliste de Birgün — Aujourd’hui des descentes de police ont eu lieu dans les rédactions de plusieurs chaînes de télévision. Les bruits qui courraient annonçaient la fermeture imminente de ces chaînes, mais aujourd’hui tout ça s’est concrétisé. Des policiers sont entrés d’abord à Hayat TV, ensuite à IMC TV. Nous avons assisté à ces descentes de police en direct alors que les chaînes étaient en train d’émettre leurs programmes.
Nous sommes actuellement dans les locaux de IMC TV. Je vois là-bas la chère Banu Güven 1 Si elle est disponible, elle nous dira quelques mots.
Bonjour Banu, nous sommes du journal Birgün, nous devions faire une interview avec vous de toute façon, mais lorsque nous avons vu la descente de police en direct à la télé, nous sommes arrivés immédiatement. Banu, que se passe-t-il ?
Banu - Hier quand ils ont fait des descentes et fermé des chaînes de télé locales dans la ville de Diyarbakır, nous avions pensé que les chaînes qui émettent depuis Istanbul seraient les suivantes dans la liste. Et en effet, nous avons appris qu’ils s’étaient d’abord rendus à Hayat-TV et ensuite ils sont venus ici.
Nous savions bien qu’ils essayeraient de nous réduire au silence, et avec nous tous les opposants, ceux qui se battent pour la justice et l’Etat de droit, ceux qui essayent de faire du journalisme. S’il n’y avait pas eu la tentative de coup d’Etat qui leur a permis d’instaurer l’état d’urgence, ça leur aurait pris plus de temps, ça aurait été plus compliqué pour eux. Mais là, avec l’état d’urgence, nous n’avons plus aucun recours, aucun moyen de contester ce qui nous arrive. Sans l’état d’urgence, nous aurions pu espérer faire marcher un minimum les mécanismes de recours, nous défendre. Là, on ne peut rien faire. Comme Erdoğan l’avait dit le soir de la tentative de coup d’Etat, cette tentative de coup d’Etat a vraiment été un ‘don du ciel’ pour lui. A présent, il fait ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut, sous couvert d’état d’urgence. Alors ils sont venus et ils ont fermé la chaîne.
[Derrière elles, les policiers emportent des ordinateurs]
Voilà, ils sont en train de saisir les biens de la chaîne. Nous avons le droit d’emporter nos effets personnels, mais les documents appartenant à la chaîne, nos émissions etc. sont saisis. Ils les emportent.
- Qu’est-ce qu’ils invoquent comme raison pour ces saisies ?
Banu — Ils disent que nous constituons une menace pour la sûreté nationale. Voilà, comme les autres chaînes qu’ils ont fermées, ils disent que nous menaçons la sûreté nationale. Mais bien sûr, c’est un énorme mensonge et ils n’y croient même pas eux-mêmes. Quand je dis “eux” , je parle de entre autres de ceux qui sont actuellement au gouvernement. Je doute qu’ils croient ça. Mais il suffit que le pouvoir estime qu’on doit vous taire, alors il se forme toutes sortes de comités, commissions qui émettent des expertises. Un ministre signe l’ordre et voilà… Nous n’avons pas pu parler avec les autorités, nous les avons contactées, au moins en tant que journalistes pour leur demander “Mais qu’est-ce que vous faites ? Quels sont les chefs d’accusation ? En quoi ces fermetures sont motivées légalement ?” Mais personne ne répond.
Des membres du Haut Comité de la Télévision de la Radio et de l’Audiovisuel (RTÜK ) étaient présents lors qu’ils ont mis fin à nos émissions. Ils étaient en régie. Je leur ai demandé : “Mais pourquoi êtes-vous là ? Pourquoi, au nom de quoi faites-vous ça ?”. Ils ont répondu être juste des “opérateurs”, des exécutants, et qu’ils ont reçu l’ordre de s’assurer que notre chaîne est bien fermée, qu’ils veillent donc au bon déroulement des opérations, c’est tout. Ils nous ont demandé d’éteindre toutes nos machines, alors nous les avons éteintes une par une. Puis avec tous les collègues présents aujourd’hui, nous nous sommes rassemblés pour parler, exprimer nos ressentis et nous avons scandé ce slogan, devenu récurrent maintenant : “La presse libre ne peut être réduite au silence”. Ce slogan n’est non pas un souhait, un vœu pieux mais juste un fait. Il est tout simplement impossible de réduire au silence une presse qui est libre.
- En effet. Même quand nous nous trouvons sans emploi, sans journal, sans chaîne d’info, nous continuons à informer par tous les moyens, dans la rue, sur Internet, via les portables, les tablettes.
Banu Güven — Même dans les années 80, dans les années 90 où ils tuaient les gens, la presse indépendante ne s’est pas tue, elle a continué. Ils n’y arriveront pas aujourd’hui non plus. La presse indépendante continuera à faire son travail.
- Quelle est votre feuille de route à présent ?
Banu — Nous n’en avons pas. Nous n’en savons rien… Des dizaines de collègues des autres chaînes, fermées comme la nôtre, se trouvent aujourd’hui au chômage comme nous. C’est vraiment étrange que des personnes qui se disent pieuses, qui disent croire en Dieu fassent cela, et privent tous ces gens de leur travail. Que Dieu leur accorde alors, le traitement qu’ils méritent selon leurs croyances. Ils privent les gens de leur pain quotidien. Et cela ne touche pas seulement nous, les journalistes. Ils détruisent la vie des familles entières en invoquant des raisons nébuleuses, des suspicions floues, jamais étayées. Ils instrumentalisent l’état d’urgence et s’en servent sauvagement pour assurer, renforcer leur pouvoir, surtout le pouvoir d’une personne en particulier.
- Vous êtes l’une des plus grandes journalistes en Turquie. Vous avez été récompensée plusieurs fois. Vous avez signé des papiers, des reportages très importants.
Banu — Ce qui importe, c’est que le peuple, les lecteurs nous suivent.
- Alors que pensez-vous quand vous voyez vos collègues sur les grandes chaînes d’information mainstream où vous aviez travaillé auparavant ?
Banu — Quand vous regardez ces chaînes, vous voyez de gauche à droite, les mêmes personnes, les mêmes “experts”, puis de droite à gauche, ce sont encore les mêmes, tous les jours.
- En voulez-vous à ces anciens collègues ?
Banu — Parmi mes anciens collègues et amis, il ne reste que très très peu de personnes qui continuent à travailler en fait. Le pouvoir veut qu’il n’y ait qu’une seule voix dans la presse, il a réussi à 90%.
Mais il n’empêche, je l’ai dit aussi quand j’ai quitté mon emploi précédent [à une chaîne mainstream]. Nous n’avons pas besoin de studios luxueux, ni de caméras dernier cri. Avec la plus simple expression des outils technologiques, nous sommes tout à fait capables de faire notre travail.
Par contre, il y a ceci : chacun doit gagner de quoi vivre. Nous savons aussi que pour certains [au-delà de la censure] c’est aussi un plaisir de priver ces gens de leur gagne-pain. Du reste, nous nous contentons de peu, ça nous va très bien de travailler pour IMC TV, ce qui compte c’est de rester fidèle à ses principes, ne pas se déshonorer. Juste de quoi manger, de quoi se vêtir, et on trouvera toujours un moyen pour continuer, pour survivre.
- Peut-on entrer dans les locaux ?
Banu — Oui, venez, je vous mène à mes beaux/belles collègues et amiEs avec lesquels je suis fière de travailler. [Dans la salle, à ses collègues] Les amiEs, voici les journalistes de Birgün qui sont venus faire un reportage. Voilà… Nous avons aussi des invités. Il nous a été dit qu’il ne fallait pas filmer les policiers en civil, nous allons veiller à ça. D’accord ? [Plusieurs policiers un uniforme et civils passent devant la caméra, quittent probablement la salle.]
- Ok, nous ferons attention.
Bonjour. Nous venons du journal Birgün, si certaines d’entre vous souhaitent parler… Nous sommes en direct.[Personne ne répond directement]
Par ailleurs, il y a plusieurs personnalités qui sont venues rendre visite à Imc-Tv pour exprimer leur solidarité.
- La dirigeante syndicale Arzu Çerkezoğlu est arrivée toute à l’heure. Le secrétaire générale du DİSK (Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie) était également présent. Figen Yüksekdağ, la co-présidente du HDP(Parti démocratique des peuples), est aussi venue montrer son soutien. Allons vers le fond de la salle…
Banu Güven interviendra à Paris le 19 octobre prochain
pour le Meeting “Démocratie en péril en Turquie”
Pervin Buldan, Vice-présidente du parlement turc , députée HDP
- Bonjour Pervin Buldan, vous êtes venus ici par solidarité. Mais vous savez bien, non seulement cette chaîne, mais dans les heures matinales, Hayat TV, hier d’autres chaînes, 12 chaînes de télé, 11 radios ont été fermés… Cela semble continuer.Jamais dans le passé, nous avons été cibles d’une telle répression. Que peut-il être fait ? Que voulez vous exprimer ?
Pervin - Ce matin nous étions à Özgür Radyo, pour les soutenir. Nous avons promis que le peuple allait savoir ce qui se passait. Nous sommes venues en parler en directe sur IMC TV et voilà le tableau qui nous attendait…
Les scènes que nous avons vu ici ce soir, ne sont pas du tout differents des scènes dont nous avons été témoins lors du coup d’état militaire du 15 Juillet. Je le dis très clairement. Oui, le 15 juillet c’était un coup d’état mais aujourd’hui nous vivons un coup d’Etat politique. C’est le coup d’Etat politique du gouvernement AKP.
Faire taire les voix des opposants ne peut qu’empirer la situation en Turquie du point de vue démocratique. Nous n’avons aucun doute de cela.
Ce n’est pas en réprimant les journalistes ou en faisant taire la voix de la presse, par des décrets sous Etat d’urgence qu’on peut lutter contre un coup d’Etat.
- On dit que si le coup d’Etat avait réussi, ce sera la même répression…
Pervin - Peut-être bien moins… Si le coup d’Etat du juillet avait marché, probablement ils ne toucheraient pas la presse libre. C’est nous, les parlementaires qui serions sur le point de mire. Mais aujourd’hui c’est encore notre voix, qu’ils veulent couper. Je trouve que c’est bien pire. Aujourd’hui nous avons besoin de veiller sur les libertés, la Turquie a besoin de cela. Or ce n’est pas en étranglant la presse opposante qu’on arriverait à lutter pour les libertés.
Je crois de tout mon coeur que les journalistes de IMC TV vont continuer à diffuser l’info dans toute circonstances et ils vont continuer à être la voix des sans voix , de ceux qui sont en permanence stigmatisés.
On traverse évidemment une période très difficile. Il est important que nous restons solidaires. Je trouve qu’il est extrêmement important que nous soyons solidaires, avec IMC TV, nous qui voulons nous faire entendre. C’est important car il faut éviter que les choses se dégradent encore plus. Et je voudrais faire un appel aux médias grand public, il faut qu’ils protestent contre cette situation. Ceux qui se nomment “journalistes” doivent aujourd’hui être ici même, et s’approprier cette lutte.
- On n’entend pas un seul mot de ce qui se passe dans les médias grand public… Comment un citoyen qui n’utilise pas l’Internet peut être au courant des événements? Quel sera le point de rupture?
Pervin - Il y aura sans doute un point de rupture. Aujourd’hui nous vivons une épisode où chacun se plie devant Erdoğan et l’AKP. L’idéologie d’un seul Etat et une seule Nation est superposée avec cette attitude de se courber l’échine et se mettre à genoux devant le Président. Recep Tayyip Erdoğan parle d’une Nation unique et d’un dirigent unique, d’un Etat unique…
Mais aujourd’hui en Turquie il n y a pas une seule Nation comme il n’y a pas une seule presse. Je ne pense pas qu’un président qui veut que tout le monde se mette à genoux devant lui, pourra diriger ce pays.
Le point de rupture se fera avec la solidarité, quand les gens vont défendre la liberté d’expression, se l’approprier et se mettre debout contre la fermeture des journaux et des télévisions. S’il faut faire quelque chose c’est maintenant. Demain sera trop tard. C’est pourquoi j’insiste sur la solidarité, l’organisation et la sensibilité sur nos droits.
- Merci beaucoup.
Filiz Kerestecioğlu, députée HDP
- En juin vous aviez fait des déclarations très importantes… Quel est votre sentiment aujourd’hui ?
Filiz — Nous allons gagner en étant solidaire. Aujourd’hui nous sommes ici, ensemble et nous avons la force. Chacun doit croire en sa force et notre possibilité de vaincre. Parce que nous avons raison. Ce n’est pas pour rien que nous disons que nous allons gagner parce que nous avons raison ! Aujourd’hui ils ont peur de notre voix, de nos paroles.
- La lutte continue depuis trop longtemps. Jamais nous n’avons vécu une telle répression. Nous sommes au bout, il faut le dire…
Filiz — Cette répression montre leur impuissance. Ils ont tout, ils contrôlent tout et ils ne supportent pas que quelques radios et chaînes télés qui diffusent notre voix. Quand je dis ‘notre voix’ je ne parle pas de HDP, je parle de tout ceux qui s’opposent à eux. Les féministes, les ouvriers, ici sur IMC TV ou sur Hayat TV, ils s’exprimaient dans leurs propres émissions… Ce qu’ils veulent nous dire c’est cela : “Voilà, c’est ainsi qu’on fait un coup d’Etat!”, “Regardez ! Devant vos yeux, nous mettons en place notre coup d’Etat”.
C’est pour cette raison que les journalistes, non pas ceux qui suivent les troupes américaines en Irak, mais les vrais journalistes doivent venir tous ici et donner leur soutien et être solidaires. Sinon un jour ce sera leur tour. S’ils ne font rien aujourd’hui, ils auront beaucoup de choses à perdre, et le plus important leur dignité !
- Le parlement ne fonctionne pas. Quand en débattrez-vous ?
Filiz — Bien évidemment nous allons en débattre, comme nous l’avons toujours fait. Au mois d’octobre, l’Assemblée des Parlementaires européens se réunira, et je pense que le seul sujet concernant la Turquie qui va être débattue, sera la répression contre la presse libre.
Nous vous remercions.
L’attente et les visites de solidarités continuent.
Traduction collective (Merci à toutEs les participantEs !)