Voici un texte que nous ont fait par­venir des amis de l’as­so­ci­a­tion Ami­tiés kur­des de Bre­tagne, qui met en lumière et doc­u­mente par un témoignage con­cret ce que nous com­men­tions lors de la “ren­trée des class­es” en Turquie dernièrement.

A tous les niveaux de l’é­cole en Turquie, du pri­maire à l’u­ni­ver­sité, purges, réformes, ingérences idéologiques, religieuses et poli­tiques, visent à for­mater les esprits, à la fois dans la con­ti­nu­ité de la “turcité” et du roman nation­al­iste imposé, mais aus­si dans l’ac­céléra­tion de la présence con­stante du fait religieux. C’est la pré­pa­ra­tion des esprits à la “Turquie de 2023”, chère à Erdoğan et au régime qu’il promeut.

Des enseignants en subis­sent quo­ti­di­en­nement les effets, dès lors où ils ne se plient pas au rouleau com­presseur et à la coerci­tion. Il y a celles et ceux qui ont du fuir les pris­ons du régime, pour “com­plic­ité ter­ror­iste”, ceux qui sont accusés du pré­texte “Gülen” et licen­ciés, ceux et celles, sus­penduEs et inter­ditEs de quit­ter le ter­ri­toire, les “rescapés des purges” sous surveillance…

Une sol­i­dar­ité active s’im­poserait dans les pays européens, de l’u­ni­ver­sité au sec­ondaire, par des par­rainages, des échanges cul­turels, des invi­ta­tions de chercheurEs ou de péd­a­gogues… Les enseignants, uni­ver­sités, en Europe, s’honor­eraient en les organ­isant. Espèrons que ces appels tomberont sous les yeux et dans l’or­eille de syn­di­cal­istes enseignants, entre autres, qui croient à l’u­ni­ver­sal­ité de leur tâche.


Alors que la purge prend des allures d’élimination rad­i­cale de l’opposition poli­tique et que le gou­verne­ment d’Erdoğan s’est défini­tive­ment débar­rassé de ses appa­rats démoc­ra­tiques, des voix de l’intérieur de la Turquie se font enten­dre et appel­lent au sou­tien des pop­u­la­tions et des gou­verne­ments européens afin de lut­ter con­tre ce qui con­stitue un « Coup d’État per­ma­nent » en Turquie, au Bakûr (Kur­dis­tan septen­tri­on­al) et une réelle inva­sion extérieure au Roja­va (Kur­dis­tan occidental).

Plus de 32 000 per­son­nes ont été arrêtées, 70 000 enquêtes ouvertes, 28 maires révo­qués et plus de 15 000 enseignants sus­pendus lors de la ren­trée sco­laire de sep­tem­bre dernier.

Nous por­tons donc ici la voix d’une amie (dont nous tairons le nom pour des raisons évi­dentes de sécu­rité), l’appel à l’aide d’une cama­rade, le cri de colère d’une enseignante en anglais, vic­time des dérives total­i­taires d’un gou­verne­ment qui utilise le sys­tème édu­catif à des fins de propagande.

Tony Rublon

 

Chers amis, cher col­lègues, cher tous,

Je suis pro­fesseure d’anglais en lycée pub­lic depuis 5 ans. Je vais vous faire part de mes deux journées d’enseignement cette année dans un lycée pub­lic d’Istanbul.

rentres-2016-17-ecoles-brochures-1Lorsque je suis ren­trée dans la classe, cette mat­inée de ren­trée sco­laire, une douzaine de brochures, d’une grande qual­ité d’édition, étaient posées sur mon bureau d’enseignante. Inti­t­ulées « Coup d’État mil­i­taire : la réus­site d’un gou­verne­ment sacré, ses héros, ses enne­mis de l’intérieur et de l’extérieur », ces livrets étaient des­tinés à être remis aux dizaines de mil­liers d’étudiants qui ce matin, à tra­vers toute la Turquie, rejoignaient les bancs de l’école. Ce doc­u­ment est rem­pli de pro­pa­gande pro-AKP, nation­al­iste, mil­i­tariste, trans­for­mant le tyran Erdoğan en « un prési­dent garant d’une Turquie Démoc­ra­tique ». Nous devions en plus organ­is­er une céré­monie com­mé­mora­tive aux allures mar­tiales, lors de laque­lle les directeurs d’établissement ont dû lire un texte, envoyé et rédigé par le gou­verne­ment. Ce texte nous rap­pelait ce qu’Erdoğan nous a d’ores-et-déjà sig­nifié après le coup d’Etat : « Nous sommes une armée de 75 mil­lions de sol­dats, nous sommes toutes et tous la Turquie ».

Le deux­ième jour fut tout autre. Alors que j’étais sur le point de ren­tr­er dans ma classe, le directeur m’interpella, me deman­dant de venir sign­er un papi­er dans son bureau. Sans autre expli­ca­tions, j’ai été con­trainte d’apposer ma sig­na­ture sur un doc­u­ment annonçant mon « licen­ciement pour des raisons de sécu­rité ». La vraie rai­son n’est évidem­ment pas celle annon­cée dans la let­tre mais plutôt celle qui a entrainé le licen­ciement de cen­taines de col­lègues démoc­rates, tous engagés comme moi dans des asso­ci­a­tions ou des organ­i­sa­tions non gou­verne­men­tales. La rai­son réelle de notre évic­tion se trou­ve dans notre engage­ment et notre présence le 29 décem­bre dernier à Ankara où des mil­liers de per­son­nes se sont réu­nies pour défendre la paix et la jus­tice. Des mil­liers d’enseignants s’étaient rassem­blés pour pro­test­er con­tre les actions du gou­verne­ment dans les villes HDP de l’est, des cen­taines furent blessés, dont cer­tains très griève­ment. Le gou­verne­ment nous a donc éloignés des écoles car nous sommes trop human­istes et démoc­rates pour ce pays : quelque chose devait être fait pour se débar­rass­er de nous. Je suis donc ren­trée chez moi après avoir signé ce papi­er, lais­sant une classe sans pro­fesseur. Depuis nous avons lancé une action en jus­tice et nous atten­dons que le proces­sus judi­ci­aire s’enclenche.

Dans les écoles publiques en Turquie, vous ne devez pas cri­ti­quer la poli­tique du gou­verne­ment et vous ne pou­vez pas par­ler de ce qu’est une vraie société démoc­ra­tique et juste. SI vous le faites quand même et dis­cutez la poli­tique du gou­verne­ment, vous devenez dès-lors un enne­mi, un dan­gereux ter­ror­iste qui pour­rait enseign­er à ses élèves des con­nais­sances per­ni­cieuses et leur faire adopter un com­porte­ment sédi­tieux. Je suis diplômée d’une uni­ver­sité publique : j’ai une licence d’anglais et un mas­ter en lin­guis­tique. Je joue de la musique, j’adore nag­er, je suis fon­da­men­tale­ment human­iste, paci­fiste et je lutte pour l’égalité entre les hommes et les gen­res. J’apprends à mes élèves à s’exprimer en anglais et à respecter toutes les autres langues, les autres cul­tures et les autres peu­ples. Ces traits de car­ac­tère sont les raisons de mon licen­ciement, ces élé­ments de ma per­son­nal­ité représen­tent un dan­ger pour le gou­verne­ment qui, au nom de la sécu­rité nationale et des étu­di­ants, m’a « remer­ciée » de mes ser­vices par un sim­ple bout de papier.

Je ne suis qu’un exem­ple par­mi des cen­taines de col­lègues enseignants, human­istes, démoc­rates et social­istes. Qu’un exem­ple par­mi des mil­lions de per­son­nes qui parta­gent les mêmes ori­en­ta­tions idéologiques et les mêmes espoirs pour les peu­ples de Turquie. Enten­dez et voyez ce qui se passe en Turquie ! Je m’inquiète énor­mé­ment pour les nou­velles généra­tions, mes élèves qui sont endoc­trinés chaque jour dans ces écoles où je n’ai plus le droit d’enseigner. Je m’inquiète énor­mé­ment pour ces nou­velles généra­tions que le gou­verne­ment veut nation­al­iste, islamiste rad­i­cal et sex­iste. Je veux récupér­er mon tra­vail, renouer avec ma voca­tion et retrou­ver mes élèves. Ce gou­verne­ment ne peut pas con­tin­uer à nous tor­tur­er men­tale­ment et physique­ment à cause d’un engage­ment asso­ci­atif ou parce que nous avons man­i­festé con­tre ses poli­tiques absurdes.

Enten­dez ce cri silen­cieux, ma colère et mon ressen­ti­ment : STOP ERDOĞAN !

Une Pro­fesseure d’anglais
Istanbul/ Turquie, 21/09/2016


Article publié également par Amitiés kurdes de Bretagne | Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…