Le passé proche de la Turquie est peuplé de personnes qui ont été lésées par l’injustice et dont la recherche de justice s’arrête devant des portes fermées.
İlhan Çomak en est une parmi d’autres.
Les purges qui traversent la Turquie actuellement ne sont pas un nouveauté, bien que par leur systématisation sur une période courte elles frappent l’esprit. Les allées et venues entre Cour européenne et Turquie ne le sont pas non plus. Mais on connaît bien les pressions et les trafics d’influence géopolitiques qui, via le Conseil de l’Europe, dont la Turquie est membre, freine l’application des décisions, quand elles sont enfin prises. Les régimes politiques se succèdent en Turquie, mais chacun d’entre eux utilise l’appareil d’Etat, ses moyens de coercition et de répression, au maximum de ses intérêts du moment.
Lors des années 90, de sérieuses violations de droits ont été tout autant commises. Des étudiants, des universitaires, des intellectuels osant parler de la démocratie et de la liberté on été accusés sans aucune preuve, d’être “membres d’organisation” et ont été jetés en prisons.
İlhan Çomak en est un parmi d’autres.
İlhan Çomak a été arrêté en 1994 alors qu’il était étudiant en Géographie à l’Université d’Istanbul. Son procès n’est toujours pas fini.
Il avait 21 ans et aujourd’hui il en a 42.
L’homme dont la jeunesse a été volée.
Alors qu’il était un jeune garçon, il s’est trouvé seul entre des requêtes, des cols blancs, des scribes, des reçus, des barreaux, des blocs de béton noirs, dans les labyrinthes sombres de l’horrible bureaucratie que nous appelons grossièrement “services de l’Etat”, face à face avec “l’obscurité qui crée un tueur à partir d’un bébé.“1
Il ne saura pas ce que ça veut dire, faire l’amour avec quelqu’un, picoler et délirer dans la nuit, regarder la mer, se fondre dans la foule, grimper sur un arbre, tremper sa main dans l’eau en flottant dans un bateau, plonger et prendre le sable du fond, passer une nuit blanche à jouer aux cartes juste à la veille d’un examen, tomber amoureux d’une fille dans un bus, manger du kokokoreç2en plein nuit, se réveiller dans les bras de quelqu’un. Tout cela resteront comme des souvenir d’avant prison et se rouilleront dans sa tête, un par un. Il n’est pas possible d’imaginer, sans s’étouffer. Il a vécu avec cela depuis 20 ans et il continue.
La pépite derrière sa poitrine à gauche, n’a pas du s’oxyder, alors il écrit et il s’accroche à la vie. Résiste İlhan Sami Çomak. Les mers t’attendent.
Texte de Sıtkı Sıyrıl, publié sur Ekşi Sözlük, le 19.12.2015
En 22 ans de prison, İlhan a beaucoup écrit. Quatre livres de poèmes ont vu le jour. Le dernier s’appelle Cantique écrit par les chats (Kedilerin Yazdığı İlahi). Les kedi de Kedistan ne pouvaient pas passer à côté…
Mais il n’y a pas que des poèmes. Il a écrit aussi beaucoup de lettres… dont une à la veille son dernier procès… Voilà comment elle commençait, avant de rappeler les faits :
A propos de mon jugement qui dure depuis des années, je tâche de me faire entendre avant le procès, me faire entendre et pouvoir crier d’un ton plus haut, plus fort, et hurler l’injustice que je vis. Pour ce faire, j’ai écrit beaucoup de lettres à l’opinion publique. J’ai peut être réussi à atteindre un certain nombre de personnes sensibilisées, par l’intermédiaire d’Internet et des réseaux sociaux dont je connais l’existence mais que je ne peux utiliser.
Les anciens, appelaient le fait apprendre par répétitions, « exercice ». Je ne sais pas si on peut considérer comme “exercice”, les lettres que j’écris, tout cet effort pour informer. Et peut être, apprendre par la répétition porte aussi le risque de banaliser, s’habituer. Malgré tout, continuons à répéter.
Je dis et vous répète, mais s’il vous plait, en ressentant bien, en ouvrant votre œil de coeur.
Alors, Kedistan, de tout coeur, répète après lui… Faites donc pareil, à votre tour…
İlhan Çomak, arrêté en 1994, a été jugé pour être “membre d’organisation” (entendez PKK), et pour avoir « provoqué des incendies forestiers », dans un procès basé sur des documents établis sous torture, lors d’une longue garde-à-vue de 16 jours. Le tribunal a pris sa décision sur ces bases, et a condamné İlhan malgré l’absence de toute preuve, pour « séparatisme », à la peine de mort. Sa peine a été transformée en perpétuité, pour ‘bon comportement’. Quant aux incendies, pour cela il a été acquitté.
Je n’ai rien fait pour mériter une si lourde peine. Tout au long de ma garde-à-vue j’ai été tenu éveillé et j’ai été torturé. Ils (la police) m’ont dit qu’ils allaient tuer mon frère, violer ma soeur. Je porte encore aujourd’hui les séquelles et marques des tortures. Ils nous ont emmené un jour quelque part et ils nous ont donné des bidons dans les mains. Ils avaient convoqué la presse. Ils ont annoncé que j’avais incendié des forêts. Ils ont prétendu que j’avais provoqué presque tous les incendies à İstanbul. Même si j’étais un dragon, ce ne serait pas possible. Sur le coup, j’ai contesté, mais ils m’ont dit “le Juge le rectifiera”.
La Cour de cassation sollicitée, confirme la décision du tribunal. Les avocats d’İlhan se retournent donc en 2001, vers la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et celle-ci décide en 2006 que İlhan n’avait pas été jugé équitablement et qu’il devrait être jugé à nouveau et inflige une amende à la Turquie. A ce moment là, İlhan avait déjà passé 6 ans en prison en attendant que son procès se termine, puis encore 5 ans, pour connaitre la décision de la CEDH. Comme si ces 11 années passées derrière les barreaux n’étaient pas suffisantes, il devait encore attendre le délai limite, pour que les tribunaux turcs respectent cette décision de la CEDH… encore pendant 7 ans, jusqu’en 2013 !
Entre temps, les avocats d’İlhan ont sollicité le Tribunal constitutionnel pour ‘non volonté des tribunaux à poursuivre le dossier’ (La réponse est toujours attendue à ce jour.)
En avril 2013, une reforme de loi, a ouvert le chemin à 220 dossiers entassés dans les tiroirs du Comité des ministres du Conseil de l’Europe. La demande de réouverture des avocats d’İlhan, a été rejetée par la Justice turque, malgré les nouvelles lois.
Les avocats alors, n’ont pas lâché l’affaire et le tribunal suprême a accepté la demande. İlhan s’est donc trouvé de nouveau enfin, devant le juge… Mais pas tout de suite, car le procès été reporté plusieurs fois de suite. La première audience de ce procès tant attendu s’est finalement déroulée le 05 septembre 2014 et le tribunal a refusé la demande de libération d’İlhan pour motif “risque de dissimulation des preuves”. Il avait été emprisonné pendant 20 ans, par un jugement dont l’illégitimité était confirmée, donc il devait être jugé de nouveau, mais il resterait derrière les barreaux pour qu’il ne dissimule pas les preuves d’un délit qu’il était « supposé » avoir commis il y a 20 ans !
En juillet 2015, une autre audience a suivi, mais le dossier principal n’étant pas envoyé au tribunal, donc n’étant pas pu être étudié, l’audience a été reporté de 6 mois. Oui, encore !
En juin 2016, İlhan passait de nouveau devant le juge. Son avocat a demandé cette fois la “révocation du tribunal” :
Soit depuis dix ans nous n’avons pas réussi à faire notre travail, soit dans cette salle d’audience, la Justice est inexistante pour les révolutionnaires, pour les Kurdes.
Vous n’avez jamais accepté une quelconque demande favorable. Nous demandons donc, le révocation de ce tribunal.
İlhan, en prison depuis 22 ans, a largement dépassé le temps de détention maximal légal sans jugement qui est de 5 ans. Plus de quatre fois. Quatre !
De surcroit, selon les lois3les condamnés à la perpétuité, même s’il n’ont pas de requête, sont libérés, à condition de bon comportement au bout de 20 ans, (25 ans pour la perpétuité alourdie).
Donc dans des conditions maximales et les plus lourdes, Ilhan est retenu en prison au moins depuis 2 ans, à tort !
Même si İlhan était condamné une nouvelle fois, à la perpétuité, il devrait être libéré.
La vie d’İlhan Çomak a été le sujet d’un documentaire réalisé par Çiğdem Mazlum et Sertaç Yıldız, sorti en 2016 et plusieurs fois primé. “Expéditeur İlhan Sami Çomak” raconte l’histoire de sa vie, ses sentiments, tout ce dont il a manqué dont sa famille.
Voici un extrait poétique…
PARTONS
Allons, partons vers des endroits
qui ont des matins
Cela peut être aussi une fin de journée
mais partonsAllons au milieu des mers
à la fin des routes
Retournons-nous retournons-nous
rendons-nous de nouveau sur nos lieux anciensSemons la vitesse sur nos pas
Courrons pierres,
courrons oiseaux,
mais partonsCela ne se fait pas de s’arrêter
Allons à la parole,
que l’eau soit l’arrêt
que la pierre soit départPartons dans le passé,
Visitons aussi ce qui ne s’est pas passé
Il ne faut pas oublier l’après
S’il le faut, passons en tangenteAllons aux femmes en angle droit
Dessinons un cercle
sautons les triangles
Partons à toi, partons à moiJuste partons, et puis, partir c’est beau
Allons aussi aux fourmis
Avec des livres à la main
allons sur des montagnes peut êtreDisons quelque chose
qu’elle vienne de nous
Devenons prière allons au dieuLes forçats travaillent
allons‑y pour suer par exemple
Les femmes accouchent allons pour souffrir
Les amoureux se regardent allons pour toucherPartir abrite le doute
et mon coeur bat quand on parle de route
partons vers quelque chose, vers beaucoup de choses
partons vers toutPourquoi alors les villes existent ?
Pourquoi les montagnes nous attendent ?
La route n’est pas bonne quand elle est courte
et la parole quand elle est longuePartir illumine, il faut s’arrêter peu
Les noms ont des Histoires
allons vers ces histoires
pour les comprendrel’herbe tondue avant qu’elle ne jaunisse
Là où on a dit le dernier je t’aime à ce vert
les matins se lèveront là-bas
Au soleil
Allons, partons.
Amer ajout du 5 octobre 2016
Aujourd’hui İlhan est de nouveau passé devant la justice.
La Cour de cassation a confirmé la peine de perpétuité.
Le père d’İlhan hurlait sa douleur dans les couloirs du Tribunal :
“A bas votre Justice ! A bas votre Justice !.… Justiiice ! Justiiiiiice !”
#İlhanÇomak ‘ın babası müebbet kararı sonrası feryat ederken.. Rüzgar Çetin’in babası adaleti parayla satın aldı. pic.twitter.com/R8YSeQ2f6D
— Hayalet (@BehzatC_Hayalet) 5 octobre 2016
İlhan Sami Çomak est né en 1973, à Bingöl, Karlıova et se trouve actuellement détenu dans la prison de Kırıklar.
Il a publié quatre livres de poésie intitulés : Gitmeler Çiçek Kurusu (Les départs fleurs séchées), Açık Deniz (La mer large), Günaydın Yeryüzü (Bonjour la Terre) ve Kedilerin Yazdığı İlahi (Cantique écrit par les chats).
Pour plus d’info
Site Internet | Facebook | Twitter | Pétition |
Si vous souhaitez correspondre avec İlhan, lui apporter votre soutien, voici son adresse :
İlhan Sami ÇOMAK
Kırıklar 1 Nolu F Tipi Cezaevi A‑1
Buca — İzmir — Turquie
Image à la une : Montage Kedistan