Nous re-pub­lions ici un arti­cle paru sur le site web des Ami­tiés Kur­des de Bre­tagne. Il fait le point sur la guerre de trop d’Er­doğan dans le nord de la Syrie.


Le Şeh­ba est la région du nord de la Syrie com­prise entre l’Euphrate et le can­ton d’Efrîn, bor­dée au nord par la fron­tière turque et s’étendant au sud vers une ligne approx­i­ma­tive Alep — al-Bab – Men­bîc (Man­bij) – Tishrin. Elle est peu­plée de Kur­des, de Turk­mènes, d’Arabes, d’Arméniens et est revendiquée par les Kur­des du Roja­va, qui veu­lent la libér­er pour reli­er les can­tons de Kobanê et d’Efrîn, coupant ain­si toute sor­tie extérieure au groupe Etat islamique.

Le 24 août 2016, une quar­an­taine de blind­és turcs, appuyés par l’aviation et l’artillerie, sont entrés au Şeh­ba par Carablus (Jarab­u­lus), accom­pa­g­nés de 1 500 sup­plétifs arabes et turk­mènes offi­cielle­ment rat­tachés à l’Armée libre syri­enne (ASL), mais en réal­ité mem­bres de groupes armés dji­hadistes pro-turcs comme la Brigade Sul­tan Murad (pan-turquiste turk­mène), le Batail­lon des Mar­tyrs turk­mènes, Fay­lak al Sham, Jab­hat al Shamia, Jaish al-Tahrir et le san­guinaire groupe Nured­din Zen­gi. Présen­tée par Erdoğan comme une cam­pagne de « libéra­tion » des­tinée à repouss­er l’EI afin de créer une « zone de sécu­rité » de 9 000 km² qui per­me­t­trait d’installer 1 mil­lion de réfugiés syriens arabes, l’opération « Boucli­er de l’Euphrate » a rapi­de­ment mon­tré son vrai vis­age et les inten­tions cachées du Sultan.

cerablus guerre

La carte avant l’ir­rup­tion turque

Dès les pre­miers jours de l’attaque, il est apparu que l’EI avait en effet aban­don­né Carablus et des dizaines de vil­lages le long de la fron­tière, que l’armée turque et ses sup­plétifs ont occupés sans com­bats. La mise en scène filmée de la « libéra­tion » de Carablus vidée de ses habi­tants – plus de 3 000 d’entre eux ont rejoint Men­bîc libérée par les Forces démoc­ra­tiques syri­ennes (FDS?) — a rapi­de­ment tourné à la pan­talon­nade. Les forces d’invasion se sont ensuite tournées vers le ter­ri­toire au nord de la riv­ière Sajur, précédem­ment libéré par les FDS et ont attaqué ces dernières avec des moyens dis­pro­por­tion­nés, Erdoğan ne se cachant plus de vouloir en pri­or­ité élim­in­er les FDS et d’envahir Men­bîc. Mal­gré la résis­tance héroïque des unités arabes et kur­des du Con­seil mil­i­taire de Carablus, les FDS ont dû se repli­er au sud de la Sajur le 29 août, plusieurs dizaines de com­bat­tants et plus d’une cen­taine de civils ayant été tués.

Le même jour, le Secré­taire à la Défense des USA, Ash­ton Carter, a sèche­ment appelé la Turquie à cess­er d’attaquer les FDS et à « se con­cen­tr­er sur l’EI ». Penaud, Erdoğan a dû s’exécuter et redé­ploy­er l’offensive vers al-Rai, à l’ouest. Bom­barde­ments indis­crim­inés de vil­lages aban­don­nés par l’EI, pil­lages et incendies des habi­ta­tions kur­des ont con­tin­ué jusqu’au 20 sep­tem­bre. Depuis le 21, l’EI a repris l’offensive et a repoussé les forces tur­co-dji­hadistes de plusieurs vil­lages entre Yani Yaban et Nabghah et, depuis le 22 sep­tem­bre, le « ping-pong » (avancées suiv­ies de retraites tout aus­si rapi­des) con­tin­ue. Les raisons de cette déroute ne sont pas claires. L’appui d’Erdoğan aux troupes d’invasion sem­ble en effet s’être réduit. Cer­tains esti­ment qu’il s’agit d’une manœu­vre, une future défaite de l’ASL lui ser­vant de pré­texte pour une inter­ven­tion beau­coup plus mas­sive (41 000 sol­dats turcs seraient prêts à franchir la frontière).

Cette inva­sion décrédi­bilise un peu plus Erdoğan au plan international
Si elle com­plique les plans de libéra­tion du Şeh­ba par les FDS qui se pré­paraient à atta­quer al-Bab sur deux flancs, cette inva­sion a eu l’intérêt de décrédi­bilis­er un peu plus Erdoğan au plan inter­na­tion­al. En pré­pa­ra­tion de cette opéra­tion, il avait en effet pris soin de dis­cuter longue­ment avec les Améri­cains – on se sou­vient de la vis­ite humiliante de Joe Biden à Ankara le 24 août – mais égale­ment avec le russe Pou­tine et l’Iran, pro­tecteurs de Bachar al-Assad. Comme tou­jours, Erdoğan a men­ti aux uns et s’est fait piéger par les autres… les Améri­cains ont fini par com­pren­dre que son obses­sion était la destruc­tion de la fédéra­tion mul­ti-eth­nique du nord de la Syrie et non la défaite de l’EI, tan­dis que les Russ­es et Iraniens, ayant obtenu ce qu’ils voulaient – le trans­fert de mil­liers de com­bat­tants dji­hadistes d’Alep et Idlib vers le Şeh­ba pour relâch­er la pres­sion con­tre Assad — l’ont rapi­de­ment aver­ti de ne pas aller trop loin. La mise en place d’un con­seil fan­toche à Carablus, exclu­sive­ment turk­mène et dji­hadiste, a fini de déciller les grandes puis­sances — tout comme le régime syrien qui y voit un mini-cal­i­fat turc prévu pour dur­er comme à Chypre — tan­dis que les Améri­cains devaient sup­port­er une humil­i­a­tion sup­plé­men­taire, un détache­ment de leurs forces spé­ciales à al-Rai ayant été for­cé for­cé d’évacuer le vil­lage le 16 sep­tem­bre, sous la men­ace de pré­ten­dus « rebelles mod­érés » voulant les égorger.

Désor­mais sans alliés extérieurs dans cette aven­ture guer­rière, Erdoğan doit de plus con­stater la défec­tion de plusieurs unités arabes de l’ASL, ulcérées par la vio­lence des jihadistes turk­mènes, tan­dis que les Russ­es et le régime ont pu rétablir le siège des zones rebelles à Alep grâce au mou­ve­ment de troupes préal­able à l’invasion.

Le 25 sep­tem­bre, Erdoğan a pro­posé aux Améri­cains d’attaquer Raqqa « à con­di­tion que les Kur­des soient exclus de l’opération ». Pathé­tique ten­ta­tive d’enfumage ou de séduc­tion, au moment même où la Mai­son Blanche se ral­li­ait à la posi­tion de son Etat-major et d’Ashton Carter, en indi­quant vouloir armer directe­ment les FDS et sa prin­ci­pale com­posante, les YPG?/J kur­des, les « meilleurs alliés de la Coali­tion ». Cer­taines infor­ma­tions lais­sent de plus enten­dre que les USA auraient don­né jusqu’au 30 sep­tem­bre à Erdoğan pour attein­dre al-Bab, faute de quoi les Kur­des auront feu vert et sou­tien pour une offensive.

Il ne reste plus à Erdoğan que deux alter­na­tives : soit ren­tr­er chez lui et trahir ses amis dji­hadistes en les lais­sant s’enliser au Şeh­ba – ce ne serait pas sa pre­mière trahi­son – soit ten­ter le coup pour le coup en lançant une inva­sion turque mas­sive qui, out­re l’EI, aura pour opposants les FDS d’un côté, le régime et donc les Russ­es de l’autre. S’il ne faut pas exclure cette hypothèse, Erdoğan choi­sis­sant sou­vent le pire, il est de plus en plus seul dans ses aven­tures guer­rières et ses manœu­vres de désta­bil­i­sa­tion du Moyen-Orient.

Par Ami­tiés kur­des de Bretagne

Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…