Dans les jours qui ont suivi la ten­ta­tive de putsch du 15 juil­let 2016, il a beau­coup été ques­tion de la démoc­ra­tie en Turquie. La con­damna­tion rapi­de­ment unanime des putschistes par les chan­cel­leries s’est dou­blée de l’ap­pui des puis­sances occi­den­tales à un régime qual­i­fié de légitime et démoc­ra­tique­ment élu. Puis, à mesure que la répres­sion s’ag­gra­vait, une inquié­tude s’ex­pri­mait sur le sort de la démoc­ra­tie en Turquie. Assim­i­l­er Erdo­gan à la démoc­ra­tie, même sous forme de brefs com­mu­niqués, tradui­sait soit une grande igno­rance des réal­ités turques, soit une très diplo­ma­tique com­plai­sance. Il n’y a guère eu de débat, dans les médias, pour savoir si le régime d’Er­do­gan était effec­tive­ment démoc­ra­tique ; les man­que­ments très graves aux droits humains et aux lib­ertés de l’an­née écoulée ont rarement été rap­pelés, et encore moins l’ex­is­tence, depuis au moins un demi-siè­cle, de lourds instru­ments lég­is­lat­ifs de répression.

Or la ques­tion de l’ex­is­tence de la démoc­ra­tie est posée en Turquie par de nom­breux intel­lectuels, de nom­breux médias, non seule­ment depuis la dernière vague de répres­sion, non seule­ment depuis la gou­ver­nance de l’AKP, mais sous l’ère républicaine.

démocratie 1 novembre 2015. Photo E.Copeaux

Blindé de la police devant le bureau de vote de Duru­ca, aux envi­rons de Nusay­bin, le 1 novem­bre 2015.
Pho­to E.Copeaux

Après avoir évo­qué les réac­tions de la presse française après le 15 juil­let, et rap­pelé les dif­fi­ciles con­di­tions d’ex­is­tence de la démoc­ra­tie en Turquie, j’évo­querai des opin­ions certes un peu provo­ca­tri­ces mais stim­u­lantes sur la démoc­ra­tie, notam­ment celles de deux Améri­caines, Wendy Brown et Kristin Ross, et d’un spé­cial­iste du post-colo­nial­isme, Achille Mbe­m­be, qui a pub­lié récem­ment un ouvrage icon­o­claste où il intro­duit la notion de « corps noc­turne » de la démoc­ra­tie. Ces auteurs nous aideront à replac­er la « démoc­ra­tie » turque, si elle existe, dans un cadre plus large.

Le régime poli­tique de la Turquie est con­sti­tu­tion­nel, répub­li­cain, par­lemen­taire. Les élec­tions s’y déroulent régulière­ment, en accord avec la con­sti­tu­tion et les lois élec­torales, et, la péri­ode de 1980 à 1983 mise à part, la vie poli­tique con­siste, depuis 1945, en une libre rival­ité entre les par­tis. Il s’a­gi­rait donc, en théorie, d’une démocratie.

Recep Tayyip Erdo­gan est par­venu au pou­voir en con­for­mité avec les règles con­sti­tu­tion­nelles. Le Par­ti de la Jus­tice et du Développe­ment (AKP) qu’il a présidé de 2001 à 2014, a rem­porté les élec­tions générales en 2002 (34 % des suf­frages, 363 députés), en 2007 (46 %, 341 députés), 2011 (49 %, 327 députés), et 2015 (40 % le 7 juin, 49 % le 1er novem­bre) ce qui a per­mis au chef du par­ti d’ex­ercer la fonc­tion de pre­mier min­istre, avant qu’il ne soit élu prési­dent de la république (août 2014). Avec à ce jour qua­torze ans d’ex­er­ci­ce du pou­voir, c’est la plus longue péri­ode de sta­bil­ité poli­tique depuis l’in­stau­ra­tion du pluri­par­tisme en 1945. Formelle­ment, la légitim­ité d’Er­do­gan sem­ble incontestable.

Mais la notion de légitim­ité, autant que celle de démoc­ra­tie, fait débat. La république a com­mencé par une longue péri­ode de par­ti unique (1923–1945) et la démoc­ra­tie ne fig­ure pas par­mi les six principes de base du kémal­isme (les « six flèch­es »). Après l’in­stau­ra­tion du pluri­par­tisme en 1945, c’est le « Par­ti démoc­rate » qui a dirigé le pays durant dix ans (1950–1960) ; mais c’é­tait un par­ti réac­tion­naire dont la gou­ver­nance s’est ter­minée en une semi-dic­tature, inter­rompue par un pre­mier coup d’E­tat et l’exé­cu­tion des dirigeants.

Le coup d’E­tat est alors devenu un mode de régu­la­tion par l’in­ter­ven­tion bru­tale de l’ar­mée (1960, 1971, 1980) ou la sim­ple men­ace d’in­ter­ven­tion (1997). Aus­si, de 1950 à nos jours, on devrait par­ler de séquences lim­itées de démoc­ra­tie élec­torale. A l’in­térieur de ces péri­odes, et en s’en ten­ant unique­ment au fonc­tion­nement du régime par­lemen­taire, une démoc­ra­tie formelle existe ; mais tou­jours, en quelque sorte, pro­vi­soire­ment, et au prof­it d’une par­tie lim­itée de la société, les régions kur­des, notam­ment, étant presque en per­ma­nence sous un régime d’ex­cep­tion. Si démoc­ra­tie il y a, elle serait segmentaire.

Même dans la presse française, les avis et aver­tisse­ments sur la nature réelle de la démoc­ra­tie en Turquie n’ont pas man­qué. A plusieurs repris­es, des intel­lectuels et grands jour­nal­istes turcs (Oya Bay­dar, Can Dün­dar) avaient son­né l’alarme. Une sorte de malaise sour­dait, dû aux atteintes aux lib­ertés fon­da­men­tales, surtout depuis 2011, et à la répres­sion impi­toy­able du soulève­ment kurde dans le sud-est depuis l’été 2015, qui avait don­né lieu à de nom­breux reportages et analy­ses dans les grands médias (voir choix d’ar­ti­cles du Monde ci-dessous). Cela finis­sait par for­mer un bruit de fond dans le monde des médias et dans l’opin­ion, à tel point que l’ac­cord sur les migrants du 18 mars 2016, entre l’U­nion européenne (UE) et la Turquie avait été dénon­cé comme une trahi­son envers les idéaux européens. La négo­ci­a­tion d’An­gela Merkel était pointée comme du « marchandage », Erdo­gan comme un « maître-chanteur » et Brux­elles trahis­sait les idéaux de l’Union.

Et pour s’en tenir aux deux semaines précé­dant la ten­ta­tive de coup d’E­tat du 15 juil­let 2016, Libéra­tion pub­li­ait – dis­crète­ment — le 22 juin un cri d’alarme de Christophe Deloine, secré­taire général de Reporters sans fron­tières : « Ankara tente de ver­rouiller totale­ment le sys­tème jour­nal­is­tique turc. (…) Le mes­sage que veut envoy­er le régime d’Er­do­gan c’est que, aujour­d’hui, plus per­son­ne n’est à l’abri [de l’emprisonnement] ». Le lende­main 23, dres­sant le por­trait du nou­veau pre­mier min­istre turc Binali Yıldırım, Ragıp Duran citait le jour­nal­iste Özgür Mum­cu (Cumhuriyet) : « Erdo­gan et Yıldırım ont pris ensem­ble le train de la folie qui roule à toute vitesse vers le mur ». Les graves restric­tions aux lib­ertés fon­da­men­tales et la « folie » du pou­voir n’empêchaient pas la plu­part des ana­lystes et per­son­nal­ités poli­tiques de con­sid­ér­er la Turquie, « notre alliée » dans l’OTAN, comme étant du bon côté. Le 28 juin, l’at­ten­tat de l’aéro­port Atatürk d’Is­tan­bul, vraisem­blable­ment per­pétré par l’E­tat islamique, con­for­t­ait cette vision : nous avons un enne­mi com­mun, des prob­lèmes communs.

On con­fond sou­vent démoc­ra­tie et élec­tions régulières, ou démoc­ra­tie et par­lemen­tarisme. Bien enten­du les cri­tiques de cette con­cep­tion étroite sont nom­breuses, et les per­son­nes qui s’ex­pri­ment dans les médias n’en sont pas igno­rantes, mais tout le jeu diplo­ma­tique, en ce qui con­cerne la Turquie, con­siste à les ignor­er et fein­dre de croire que la démoc­ra­tie serait réduite à un proces­sus élec­toral. C’est la forme la plus récente de la com­plai­sance con­tin­ue des puis­sances occi­den­tales à l’é­gard de ce pays.

Après coup d’E­tat man­qué : Erdo­gan serait-il le restau­ra­teur de la démocratie ?

« Il n’est pas sim­ple de met­tre en accu­sa­tion un gou­verne­ment civ­il légitime qui vient de réchap­per d’un putsch », écrivait Marc Semo dans Le Monde (22 juil­let) : d’un côté la vio­lence mil­i­taire, de l’autre Erdo­gan, la peste et le choléra. Mais le choléra n’a pas été diag­nos­tiqué immé­di­ate­ment : l’U­nion européenne, le prési­dent du Con­seil européen, le secré­taire général de l’OTAN, le secré­taire général de l’ONU, le Quai d’Or­say, déclaraient rejeter la vio­lence et soutenir « la démoc­ra­tie », c’est-à-dire Erdo­gan : « L’U­nion européenne sou­tient totale­ment le gou­verne­ment démoc­ra­tique­ment élu, les insti­tu­tions du pays et l’E­tat de droit » (com­mu­niqué de l’UE) ; « Il n’y a pas d’al­ter­na­tive à la démoc­ra­tie et à l’E­tat de droit » (Don­ald Tusk) ; « Éviter toute vio­lence et respecter l’or­dre démoc­ra­tique », « Respect com­plet des insti­tu­tions démoc­ra­tiques turques et de sa con­sti­tu­tion », « Réin­stau­r­er le pou­voir civ­il (…) en accord avec les principes de démoc­ra­tie », telles sont, le 17 juil­let, les prin­ci­pales désig­na­tions diplo­ma­tiques de ce qui serait sauvé en même temps que le pou­voir d’Erdogan.

Très vite, Erdo­gan s’emparait du mot mag­ique et jouait pleine­ment de l’am­bi­gu­i­té, de son élas­tic­ité, en déclarant « Jour de la démoc­ra­tie » le jour de la défaite des putschistes, « Fes­ti­vals de la démoc­ra­tie » les rassem­ble­ments de sou­tien de ses par­ti­sans, et « Rassem­ble­ment pour la démoc­ra­tie et les mar­tyrs » l’im­mense meet­ing du 7 août. Le jeu de mots pre­nait une dimen­sion orwelli­enne lorsqu’il annonçait que l’é­tat d’ex­cep­tion était instau­ré « pour per­me­t­tre d’élim­in­er les men­aces qui pèsent sur la démoc­ra­tie » (Le Monde, 22 juillet).

Il a fal­lu quelques jours pour que les appré­ci­a­tions des Occi­den­taux se nuan­cent. Erdo­gan, dès sa pre­mière procla­ma­tion par télé­phone, avait promis que les putschistes « allaient le pay­er cher », et la répres­sion, les purges, visant d’abord les sup­posés « gülénistes » puis des cer­cles de plus en plus larges, a com­mencé d’in­quiéter. Les plus lucides, comme le poli­to­logue Cen­giz Aktar, préve­naient : « Après l’échec du coup d’E­tat mil­i­taire la Turquie ne sera pas plus démoc­ra­tique, comme des déc­la­ra­tions de l’in­térieur et de l’é­tranger le sous-enten­dent mal­adroite­ment. La bal­ance poli­tique turque n’oscille plus depuis longtemps entre la démoc­ra­tie et la dic­tature, mais entre deux fac­tions dic­ta­to­ri­ales » (Libéra­tion, 19 juil­let). De même, l’écrivain Ned­im Gürsel, sans remet­tre en cause la légitim­ité d’Er­do­gan, esti­mait que « la démoc­ra­tie n’ex­iste plus depuis 2002 » (id.).

Les 19 et 20 juil­let, les yeux se décil­lent enfin. Les min­istres des affaires étrangères de l’UE appel­lent Erdo­gan au « respect des lib­ertés » et John Ker­ry au « respect des insti­tu­tions démoc­ra­tiques », rap­pelant que l’OTAN a « des préreq­uis en matière de démoc­ra­tie ». Jens Stoltenberg, secré­taire général de l’OTAN, enjoignait la Turquie de « respecter pleine­ment la démoc­ra­tie et ses insti­tu­tions ». Le 22 juil­let, Le Monde risquait le terme « démoc­ra­ture » pour désign­er le régime qui se met­tait en place.

Le dilemme se déplaçait ; il n’é­tait plus entre des mil­i­taires putschistes et un régime légitime, mais entre un avant et un après le 15 juil­let. Un avant qui aurait été, cahin-caha, démoc­ra­tique, et, sur­gis­sant fin juil­let, un après très inquié­tant où se met­trait en place une « démoc­ra­ture », un après où la Turquie « [risquait de tomber] dans un régime autori­taire anti­dé­moc­ra­tique » (édi­to­r­i­al du Monde, 9 août).

Le régime coerci­tif date-t-il de juil­let 2016, de 2002, de 1980… ou plus loin encore ?

Il ressort des opin­ions évo­quées que la Turquie, au cours de l’été 2016, serait seule­ment sur le point de con­naître un régime coerci­tif. Cen­giz Aktar et Ned­im Gürsel, qui font remon­ter la césure à 2002, n’ont guère été enten­dus. Le régime d’Er­do­gan, si « légitime » qu’il soit, est un régime de pré­var­i­ca­tion, de prében­des, de cor­rup­tion. Il fonc­tionne pour un clan (dont les gülénistes ont fait par­tie). Cela suf­fit déjà à qual­i­fi­er la démoc­ra­tie turque comme « l’ex­er­ci­ce du pou­voir le plus illim­ité par les plus puis­sants et les plus rich­es » (Kristin Ross). Mais elle peut être telle et pour­tant résul­ter de la « volon­té du peu­ple ».

Plusieurs élé­ments échap­paient à l’at­ten­tion des com­men­ta­teurs, en cet été 2016.
C’est d’abord, au sein même du sys­tème par­lemen­taire et con­sti­tu­tion­nel turc (qui date de 1982), l’ex­is­tence de dis­po­si­tions, de pra­tiques et de manip­u­la­tions de la loi qui con­tre­dis­ent formelle­ment la notion de « démocratie ».

Ain­si, le bar­rage élec­toral de 10 %, qui empêche un par­ti d’être représen­té à l’Assem­blée s’il n’a pas obtenu 10 % des suf­frages au niveau nation­al. De cette manière les par­tis pro-kur­des, pen­dant plus de vingt ans, n’ont eu aucun député alors qu’ils rassem­blaient sou­vent 50 à 60 % des voix dans leur cir­con­scrip­tion. Le « bar­rage » n’a été franchi qu’en juin 2015, et ce fut une cataracte, par le HDP (de gauche et pro-kurde) qui obte­nait 80 députés, mais ce scrutin a été annulé – par des voies légales.

Ensuite, la con­sti­tu­tion et le code pénal com­por­tent des arti­cles anti-démoc­ra­tiques sur lesquels peut s’ap­puy­er une répres­sion très large, grâce à des chefs d’in­cul­pa­tion vagues, comme « offense à la nation turque », « offense à la turcité », « offense à Atatürk », « offense à l’ar­mée ». Il s’ag­it là d’ar­ti­cles répres­sifs pou­vant être mis en œuvre en temps ordi­naire, hors état d’ex­cep­tion. Par­al­lèle­ment, le régime autori­taire insti­tué en 1980–1982 a créé des insti­tu­tions ad hoc pour le con­trôle poli­tique des uni­ver­sités et de l’en­seigne­ment (Yük­sek Ögre­tim Kuru­lu, YÖK), la cul­ture, les médias (RTÜK, créé en 1994), l’ar­mée (la la Haute assem­blée mil­i­taire, qui l’épure chaque année), tan­dis que l’is­lam sun­nite est entière­ment sous con­trôle d’une Direc­tion des affaires religieuses (Diyanet Isleri Baskan­lıgı).

La loi anti-ter­ror­iste (Terör­le mücadele kanunu n° 3713), pro­mul­guée en 1991, rem­place une loi de 1920 rép­ri­mant la « trahi­son de la patrie ». Elle a per­mis l’in­ter­dic­tion régulière des par­tis sou­tenant la cause kurde. Elle est un out­il pour une répres­sion dans toutes les direc­tions, par exem­ple en punis­sant, en 1996, de lour­des peines d’emprisonnement des étu­di­ants man­i­fes­tant con­tre la cherté des droits d’inscription en fac­ulté. Elle élar­git la répres­sion puisqu’il suf­fit de qual­i­fi­er un sus­pect de « par­tic­i­pa­tion à un mou­ve­ment ter­ror­iste » réel ou imaginaire.
Vient ensuite l’é­tat d’ex­cep­tion (Ola­ganüstü Hal, OHAL), per­mis par une loi de 1983, en vigueur de 1987 à 2002 (mais en fait recon­duit sous le nom de « zones de sécu­rité » qui peu­vent être instau­rées en ver­tu de la loi n° 2565 de 1981) dans la plu­part des départe­ments du sud-est et qui a don­né un pou­voir dis­cré­tion­naire à un super-préfet région­al, qu’on a appelé par déri­sion le « préfet du Kurdistan ».

Enfin les décrets de cou­vre-feu (qui s’ap­puient sur des lois de 1949 et 1983) inter­dis­ent à la pop­u­la­tion toute sor­tie hors du domi­cile (et cela peut dur­er des jours, voire des semaines), même pour aller à l’hôpi­tal en cas de mal­adie ou de blessure grave, même pour enter­rer les morts.

Ces mesures sont con­sti­tu­tion­nelles ou résul­tent d’une inter­pré­ta­tion élargie de la loi (par exem­ple, l’é­tat d’ex­cep­tion avait été prévu pour les cat­a­stro­phes naturelles) ; dans les régions kur­des, elles ren­dent légale­ment pos­si­ble une répres­sion illim­itée par des troupes de choc de la police, y com­pris par bom­barde­ment et destruc­tion d’im­meubles ou de quartiers entiers, sans aucun égard pour la pop­u­la­tion civile con­sid­érée dans son ensem­ble comme « terroriste ».

Quelques jours après la ten­ta­tive de putsch du 15 juil­let, un nou­v­el état d’ex­cep­tion a été instau­ré par le Con­seil nation­al de sécu­rité et le Con­seil des min­istres, pour trois mois, sur tout le pays, en con­for­mité avec la loi de 1983. Cette mesure légalise l’élar­gisse­ment de la répres­sion sur la société civile : arresta­tions de jour­nal­istes, de juges, d’av­o­cats dès les pre­miers jours ; licen­ciement de plus de 60 000 fonc­tion­naires ; et en sep­tem­bre, par­mi d’autres mesures, des­ti­tu­tion et mise sous tutelle de l’E­tat de 28 munic­i­pal­ités tenues par le HDP dans le sud-est, et ren­voi de plus de 11 000 enseignants, prin­ci­pale­ment dans les régions kur­des. Il appa­raît très rapi­de­ment que la société civile qui sou­tient la recherche d’une solu­tion paci­fique au prob­lème kurde est tout autant visée que les « gülénistes ».

Le 15 juil­let représen­terait-il une césure entre le car­ac­tère « démoc­ra­tique » que l’Oc­ci­dent attribue au régime d’Er­do­gan et une évo­lu­tion vers un régime autori­taire ? Il s’ag­it en réal­ité de l’ag­gra­va­tion d’un état répres­sif préex­is­tant, util­isant les mêmes moyens lég­is­lat­ifs et administratifs.

La pra­tique de la vio­lence n’est pas nou­velle sous Erdogan

La pra­tique de la vio­lence n’est pas pro­pre à Erdo­gan, elle n’est pas une nou­veauté appa­rais­sant avec les purges de l’été 2016. J’ai énuméré ci-dessus quelques-unes des lois qui fondent la vio­lence légale. Mais la répres­sion con­tre les mou­ve­ments kur­des, qui sera bien­tôt sécu­laire, est une suc­ces­sion d’é­tats de guerre interne, et ses pics, au cours desquels on compte des mil­liers de morts, ont eu lieu en 1925, 1938 et durant la décen­nie 1990, avec le siège de plusieurs villes par l’ar­mée qui a détru­it des quartiers entiers, la destruc­tion de 3 000 vil­lages, le déplace­ment for­cé de cen­taines de mil­liers de per­son­nes. La répres­sion impi­toy­able de l’hiv­er 2015–1016 n’est aucune­ment une par­tic­u­lar­ité de la gou­ver­nance de l’AKP.

Mais la vio­lence légale, offi­cielle, ouverte, n’est pas la seule qui soit mise en œuvre par l’E­tat. La pra­tique de la tor­ture et des mau­vais traite­ments est con­stante. Des mil­liers d’exé­cu­tions extra-judi­ci­aires ont été opérées depuis les années 1970, déci­mant la société civile; des cen­taines de per­son­nes ont « dis­paru » après leur pas­sage dans un com­mis­sari­at ou une gen­darmerie. En 1996, le scan­dale de Susurluk a mis en lumière la col­lu­sion étroite entre l’E­tat (la police), l’ex­trême-droite, la mafia, et les tribus du sud-est qui sont con­trôlées par l’une ou l’autre, et qui leur ser­vent de rouage pour le con­trôle de la pop­u­la­tion. L’ensem­ble forme le bras armé occulte de l’Etat.

A l’é­tat de guerre con­tre les Kur­des, presque per­ma­nent depuis 1984, accom­pa­g­né de vio­lences et dis­crim­i­na­tions dans tout le pays, il faut ajouter les mas­sacres à l’en­con­tre des Alévis (1978, 1993, 1995) dont les acteurs n’ont pas été sérieuse­ment pour­chas­sés, la jus­tice étant sous con­trôle ; la vio­lence dans le monde du tra­vail, d’où est absente la sécu­rité tant physique que sociale ; la vio­lence con­tre les femmes avec des cen­taines d’as­sas­si­nats rarement punis comme tels ; etc.

Tout cela forme le fond, le ter­reau de la vie poli­tique turque. Celle-ci, en out­re, est imprégnée de pra­tiques plus ou moins licites qui en faussent le jeu. Les lois sont manip­u­la­bles, amend­ables un peu à volon­té. Pour ce faire, les majorités par­lemen­taires se font et défont par achat de députés, qui « voy­a­gent » très volon­tiers d’un par­ti à l’autre. Si néces­saire, les gou­verne­ments organ­isent des élec­tions anticipées au moment le plus favor­able. Le jeu par­lemen­taire est ponc­tué de dénis de démoc­ra­tie, par exem­ple lorsque l’estab­lish­ment poli­tique tente d’empêcher par d’im­prob­a­bles coali­tions l’ar­rivée au pou­voir d’un par­ti favorisé par les élec­tions. De tels dénis peu­vent agir dans les deux sens (le par­ti islamiste Refah, vain­queur des élec­tions de décem­bre 1995, écarté du pou­voir jusqu’en juin 1996 ; le suc­cès du HDP de juin 2015 annulé par un nou­veau scrutin en novem­bre). On passe facile­ment du licite à l’il­licite par la cor­rup­tion. Mesut Yıl­maz et Tan­su Çiller, les deux ténors de la vie poli­tique des années 1990 en étaient déjà fam­i­liers. Sous Erdo­gan, le phénomène s’est con­sid­érable­ment amplifié.

Les élec­tions générales de 2015 sont exem­plaires de la comédie démoc­ra­tique turque : le scrutin du 7 juin avait don­né à l’AKP une majorité seule­ment rel­a­tive, et pour la pre­mière fois, un par­ti pro-kurde, le HDP, fran­chis­sait le « bar­rage » avec 13 % des voix, et obte­nait 80 députés. Mais il a suf­fi au pou­voir de retarder la con­sti­tu­tion d’un gou­verne­ment jusqu’à extinc­tion du délai légal, ce qui a « néces­sité » un nou­veau scrutin. Ceci reste apparem­ment dans les lim­ites de la légal­ité. Mais entre les deux scruti­ns, la vio­lence, celle de l’E­tat, et celle des mil­ices, s’est déchaînée : les mesures de cou­vre-feu, la cen­sure, des arresta­tions, le saccage des locaux du HDP, ont empêché ce par­ti de faire cam­pagne. Le jour du scrutin, dans les régions kur­des, des blind­és étaient en fac­tion devant les bureaux de vote et des policiers lour­de­ment armés se tenaient, menaçants, à l’en­trée des bureaux de vote.
[LIRE AUSSI “Notes sur Mardin — Jour de scrutin” sur Susam Sokak]

Les par­tis les plus autori­taires, les pou­voirs les plus coerci­tifs reposent bien sou­vent sur le suf­frage uni­versel, pro­duits par la pop­u­la­tion, authored by the peo­ple (Wendy Brown) ; ce fut le cas du par­ti nazi, et, en France, nous avons eu Napoléon III. En Turquie, il s’ag­it de pou­voirs coerci­tifs accep­tés grâce à l’ex­is­tence de ce que j’ai qual­i­fié de « con­sen­sus oblig­a­toire », une accep­ta­tion de l’au­torité et de la coerci­tion dou­blée d’une édu­ca­tion à l’in­tolérance, une dis­ci­pline acquise jour après jour à l’é­cole, dans les casernes et les mosquées. Le con­sen­sus oblig­a­toire écarte tout débat sur les ques­tions brûlantes, et pro­tège l’or­dre établi par une pra­tique très large de la déla­tion. Son effi­cac­ité est telle que la fraude élec­torale est inutile. C’est peut-être là la lim­ite la plus grave à la démoc­ra­tie en Turquie. Car la république de Turquie n’a jamais garan­ti l’« ouver­ture sur le large », elle n’a jamais été un pays où les citoyens seraient « libres de chercher et de faire val­oir, sans cesse et chaque fois qu’il le faut la vérité, la rai­son, la jus­tice et le bien com­mun », ce qui est la con­di­tion, selon Achille Mbe­m­be, de l’ex­is­tence de la démoc­ra­tie (Poli­tiques de l’inim­i­tié, 2016, pp. 25–26).
[LIRE AUSSI “Le con­sen­sus oblig­a­toire” sur Susam Sokak]

« L’assen­ti­ment pop­u­laire envers les lois et les lég­is­la­teurs ne suf­fit pas à rem­plir la promesse démoc­ra­tique », écrit la poli­to­logue Wendy Brown. Dans les régimes mod­ernes, la démoc­ra­tie serait en par­tie con­fon­due avec la société de con­som­ma­tion. Les gens, selon W. Brown, voudraient seule­ment « moralis­er, con­som­mer, faire l’amour et se bat­tre en atten­dant qu’on leur dise ce qu’il faut être, penser et faire pour diriger leur pro­pre vie ».

démocratie

Des policiers “accueil­lent” une délé­ga­tion d’ob­ser­va­teurs de France-Kur­dis­tan à l’en­trée d’un bureau de vote de Nusay­bin (Turquie), le 1 novem­bre 2015.
Pho­to pub­liée par Özgür Gün­dem, quo­ti­di­en fer­mé par les autorités en été 2016

La mar­que « démocratie »

Le débat sur l’ex­is­tence de la démoc­ra­tie en Turquie est faussé, comme partout ailleurs, parce que le mot « démoc­ra­tie » est devenu « une mar­que, un passe­port pour la com­mu­nauté inter­na­tionale » (W. Brown), « un éten­dard, un slo­gan, une preuve de civil­i­sa­tion, et aus­si un indis­pens­able com­plé­ment spir­ituel pour l’Oc­ci­dent civil­isé et civil­isa­teur, la feuille de vigne idéale ». (Kristin Ross), voire « le faux nez du despo­tisme marc­hand » (Daniel Ben­saïd). Le terme est telle­ment con­sen­suel qu’au­cun dirigeant au monde ne pour­rait se per­me­t­tre de se dire anti-démocrate.

Le sys­tème par­lemen­taire lui-même agit comme une mar­que com­mer­ciale et sa pro­pre garantie ; organ­isé pour sauver les apparences, il fonc­tionne dans la régu­lar­ité, en respect des lois, de la con­sti­tu­tion, des insti­tu­tions, du suf­frage uni­versel. Mais, on le sait depuis la cité athéni­enne, il est lim­ité à lui-même, exclut tou­jours un « grand Autre », que ce soit les esclaves, les femmes, les ouvri­ers, les colonisés, les étrangers, les immi­grés, les Kur­des… Si l’on exam­ine seule­ment le fonc­tion­nement des insti­tu­tions et des élec­tions, « la démoc­ra­tie » existe en Turquie. Mais, comme le souligne Wendy Brown, le terme ne pré­cise pas « quels pou­voirs doivent être partagés entre nous, ni com­ment le pou­voir du peu­ple doit être organ­isé, ni par quelles insti­tu­tions il doit être établi et assuré ». L’élas­tic­ité, la vacuité même du terme per­met tous les abus, tous les dys­fonc­tion­nements, et surtout la répres­sion de ce qui est éti­queté comme « autre », « étranger », « terroriste ».

Wendy Brown est sévère avec la démoc­ra­tie telle qu’elle existe com­muné­ment : l’E­tat ayant fusion­né avec le cap­i­tal, écrit-elle, c’est essen­tielle­ment un sys­tème où se trait­ent les affaires ; les élec­tions sont dev­enues une affaire de mar­ket­ing poli­tique ; la sou­veraineté est érodée par la mon­di­al­i­sa­tion qui « frappe la démoc­ra­tie d’in­co­hérence » ; la poli­tique sécu­ri­taire crois­sante mul­ti­plie les mesures « dé-démoc­ra­ti­santes » et les grandes caus­es sociales et envi­ron­nemen­tales sont désor­mais jugées par des tri­bunaux qui sub­ver­tis­sent la démoc­ra­tie en rem­plaçant le débat poli­tique ; tout cela peut s’ap­pli­quer à la Turquie. Elle va plus loin : « La démoc­ra­tie (…) a tou­jours été bor­dée par une zone non démoc­ra­tique en périphérie, et a tou­jours eu un sub­strat interne non incor­poré qui à la fois la sou­tient matérielle­ment et lui sert à se définir par oppo­si­tion ». La démoc­ra­tie serait ain­si, depuis la cité athéni­enne, « un anti-uni­ver­sal­isme avoué ».

« Périphérie non démoc­ra­tique », « corps nocturne »

Les auteurs précédem­ment cités ne sem­blent pas con­naître le cas turc. Mais ils vont nous aider à dépass­er ce para­doxe : un pou­voir légitime et démoc­ra­tique­ment élu qui exerce une répres­sion illim­itée sur une par­tie de sa pro­pre pop­u­la­tion. Pour com­pren­dre, le mot « démoc­ra­ture » n’est même pas néces­saire, car la répres­sion, selon ces auteurs, ferait par­tie inté­grante de ce qu’on appelle un peu vite la démoc­ra­tie. Pour Wendy Brown, en rai­son des exclu­sions telles que l’esclavagisme, la coloni­sa­tion, le pro­lé­tari­at, les étrangers, les « autres » (en Turquie, les non-musul­mans et les Kur­des), il exis­terait « une non-lib­erté patente et peut-être même néces­saire au cœur même de la démoc­ra­tie ». Pour Kristin Ross, par­lant de la France qu’elle con­naît bien, l’ac­com­plisse­ment de la démoc­ra­tie coïn­ciderait avec des mas­sacres (la répres­sion de la Com­mune de 1871), la coloni­sa­tion, la grande boucherie de 1914–1918.

Certes, en Turquie, mas­sacres et répres­sion n’ont pas com­mencé avec la république, ni avec le mul­ti­par­tisme. Mais inverse­ment, la démoc­ra­tie par­lemen­taire et le suf­frage uni­versel n’ont pas fait cess­er la poli­tique bru­tale. Celle-ci est menée à l’aide d’un arse­nal lég­is­latif élaboré par un sys­tème par­lemen­taire et des élus du peu­ple, tan­dis que le dis­cours poli­tique qui l’ac­com­pa­gne fait sans cesse référence à la démoc­ra­tie. L’in­vo­ca­tion con­stante d’une ver­tu peut sig­ni­fi­er son absence. Ain­si, la démoc­ra­tie serait en train de devenir un grand mythe poli­tique turc, comme le sont déjà la tolérance et la laïc­ité.

Mais revenons sur l’idée d’une con­gru­ence entre démoc­ra­tie et vio­lence, comme le sug­gèrent Kristin Ross, Wendy Brown et Achille Mbembe.
Pour A. Mbe­m­be, « l’idée selon laque­lle la vie en démoc­ra­tie serait fon­da­men­tale­ment pais­i­ble et dénuée de vio­lence (…) ne résiste guère à l’ex­a­m­en. (…) Dès leur orig­ine, les démoc­ra­ties mod­ernes ont tou­jours fait preuve d’une tolérance à l’é­gard d’une cer­taine vio­lence poli­tique, y com­pris illé­gale. » (Poli­tiques de l’inim­i­tié, p. 27). Mbe­m­be s’ap­puie sur l’esclavagisme aux Etats-Unis et la coloni­sa­tion, qui sont toutes deux le fait de démoc­ra­ties, et qui seraient « le dépôt amer de la démoc­ra­tie » (id., p. 32). Avançant plus près de nous dans l’his­toire, et rejoignant les poli­to­logues améri­caines, il estime que « L’his­toire de la démoc­ra­tie mod­erne est, au fond, une his­toire à deux vis­ages, voire à deux corps – le corps solaire, d’une part, et le corps noc­turne, d’autre part. » (id. p. 35).

La guerre colo­niale aurait inven­té un nou­veau type d’en­ne­mi, l’en­ne­mi par nature. Elle serait « une guerre hors-la-loi menée par la démoc­ra­tie qui, ce faisant, exter­nalise la vio­lence vers un tiers lieu régi par des con­ven­tions et des cou­tumes hors normes » (p. 39), et où la pop­u­la­tion est soumise à une vio­lence con­stante. (pp. 40–41). Il n’y aurait pas de démoc­ra­tie « sans son dou­ble, sa colonie [dont] peu impor­tent le nom et la struc­ture. Celle-ci n’est pas extérieure à la démoc­ra­tie. Elle n’est pas néces­saire­ment située hors les murs. La démoc­ra­tie porte la colonie en son sein, tout comme la colonie porte la démoc­ra­tie, sou­vent sous les traits du masque ». (p. 42)

Les idées d’Achille Mbe­m­be sont-elles valides pour la Turquie ? L’im­age du corps solaire opposé au corps noc­turne est intéres­sante. En Turquie, il exis­terait bien, selon ce sché­ma, un corps solaire, celui du sys­tème par­lemen­taire, du suf­frage uni­versel, des élec­tions régulières. Le corps noc­turne, insé­para­ble du solaire, serait l’ensem­ble con­tin­uelle­ment répres­sif décrit précédem­ment. Pour repren­dre l’épisode des dernières élec­tions, le déni des résul­tats du scrutin du 7 juin 2015 et le nou­veau scrutin du 1er novem­bre feraient par­tie du « corps solaire », apparem­ment démoc­ra­tique. Mais les meutes d’ac­tivistes lancées con­tre le par­ti kurde pour l’empêcher de men­er cam­pagne en sont le « corps nocturne ».

La Turquie n’a pas de colonies hors de ses fron­tières. Mais « peu importe le nom et la struc­ture » de la part d’om­bre, qui n’est pas for­cé­ment « hors les murs ». La Turquie mod­erne a eu en son sein des altérités, con­sid­érées par le nation­al­isme comme irré­ductibles, car non musul­manes et/ou non turques : les « minorités » arméni­enne, ortho­doxe et juive, les Alévis, les Kur­des. A l’échelle du pays, dans ses fron­tières, la Turquie aurait elle aus­si ses « non-sem­blables, à main­tenir fer­me­ment hors du cer­cle des sem­blables », for­mé par les Turcs musul­mans sun­nites. Il s’ag­it en Turquie d’une poli­tique d’E­tat qui a le mérite de la clarté, même aujour­d’hui. A bien des égards, la poli­tique menée con­tre les Arméniens au début du XXe siè­cle, les ortho­dox­es en 1955–1964, enfin les Kur­des, est menée par des moyens colo­ni­aux, « une guerre hors-la-loi menée par une démoc­ra­tie ».

La suite de la réflex­ion de Mbe­m­be sur la « poli­tique de l’inim­i­tié » évoque de façon frap­pante ce qui s’est passé, ce qui se passe encore en Turquie : il existe un « désir-maître » qui a pour point de fix­a­tion l’autre, l’é­tranger, un désir qui est « ce mou­ve­ment par lequel le sujet, envelop­pé de toutes parts par un sin­guli­er fan­tasme (d’omnipotence, d’ab­la­tion, de destruc­tion, de per­sé­cu­tion peu importe) cherche tan­tôt à se repli­er sur lui-même dans l’e­spoir d’as­sur­er sa sécu­rité face au péril extérieur, et tan­tôt à sor­tir de lui-même et à affron­ter les moulins à vent de son imag­i­na­tion qui désor­mais l’as­siè­gent. » Si cet objet n’ex­iste pas, « il ne cesse de l’in­ven­ter » : « Désir d’en­ne­mi, désir d’a­partheid et fan­tasme d’ex­ter­mi­na­tion occu­pent, de nos jours, la place de ce cer­cle enchan­té ». Ces phras­es con­vi­en­nent par­faite­ment à l’ul­tra-nation­al­isme turc.

Le désir d’élim­i­na­tion de l’Autre, qui, en Turquie, a été en par­tie accom­pli, s’ac­com­pa­gne d’un sen­ti­ment de perte, car l’Autre – on s’en aperçoit quand il n’est plus là – fai­sait intime­ment par­tie de soi. La perte de l’autre engen­dre le mal-être, qui à son tour nour­rit le désir-maître – et le nation­al­isme — si rien n’est fait pour « penser la perte ». Pour Mbe­m­be dont l’ob­jet est le monde colo­nial, ces flux pul­sion­nels, une fois inven­tés, « sont devenus con­sti­tu­tifs du moi colo­nial ».

Après la « perte » des Arméniens et des ortho­dox­es, le flux pul­sion­nel du nation­al­isme turc aurait main­tenu, « irré­press­ibles, le désir d’en­ne­mi, le désir d’a­partheid, le fan­tasme d’ex­ter­mi­na­tion », entre­tenant « la rela­tion de haine qui autorise que l’on puisse don­ner cours à toutes sortes de désirs autrement inter­dits. » Mbe­m­be con­clut rad­i­cale­ment que sans ces enne­mis (réels ou imag­i­naires) les démoc­ra­ties « ne peu­vent se tenir debout ».

L’es­sai d’Achille Mbe­m­be, écrit sur un ton rageur, est assez con­va­in­quant. Son raison­nement enri­chit le regard sur le nation­al­isme, y com­pris turc, dont les agisse­ments seraient le corps noc­turne de la « démoc­ra­tie » répub­li­caine kémal­iste, Atatürk et le kémal­isme étant tou­jours perçus en Occi­dent comme la part « solaire » de l’his­toire du pays.

Ce sché­ma me sem­ble égale­ment valide si l’on élar­git la per­spec­tive. A l’échelle européenne, à l’échelle de l’OTAN, la Turquie appa­raît comme faisant par­tie du « corps noc­turne » de la démoc­ra­tie européenne. C’est la cel­lule qu’on aban­donne à l’om­bre ; elle est proche, mais extérieure, et sa col­lab­o­ra­tion, son main­tien dans « l’Oc­ci­dent » ou dans l’OTAN est jugée indis­pens­able par les stratèges. Dans ce cas, peu importe que la Turquie soit ou ne soit pas démoc­ra­tique, pourvu qu’elle joue son rôle pour con­tenir les dan­gers : le com­mu­nisme naguère, l’ « Etat islamique » actuelle­ment. Qu’elle reti­enne les réfugiés syriens, et ses man­que­ments à la démoc­ra­tie seront par­don­nés. La Turquie a con­stam­ment été par­don­née, l’Eu­rope, l’Oc­ci­dent l’a con­stam­ment lais­sée dévelop­per le corps noc­turne, pourvu qu’elle lui soit utile. Géno­cide, mas­sacres, guerre con­tre des minorités lin­guis­tique ou religieuse, quelle impor­tance puisqu’elle nous est extérieure ! Forte d’un calme social qu’elle main­tient depuis 1923 par la vio­lence et la coerci­tion, la Turquie sert de bar­rage à dif­férents dan­gers pour la démoc­ra­tie européenne, ain­si que de réser­voir de main-d’oeu­vre. En cela, elle en est bien le « corps noc­turne » et c’est sans doute la rai­son même de la con­stante com­plai­sance à son égard.

Tout cela est bien décourageant. La démoc­ra­tie n’ex­is­terait-elle nulle part sans créer de telles parts d’om­bre ? Par­mi les nou­velles dép­ri­mantes con­cer­nant l’ex­er­ci­ce de la démoc­ra­tie en France, aux Etats-Unis ou dans d’autres « vieilles démoc­ra­ties », aus­si bien qu’en Turquie, il reste toute­fois, lorsqu’on cherche à la loupe dans les ter­ri­toires ou dans le temps passé, des expéri­ences, des lueurs d’e­spoir, des poten­tial­ités, con­sis­tant en résis­tances, en com­bats qui échap­pent à la logique élec­torale, à la dom­i­na­tion de la médi­ocrité marchande, se heur­tant mal­heureuse­ment à la « majorité silen­cieuse » savam­ment manip­ulée par les pouvoirs.

Mais ces mou­ve­ments sont l’e­spoir, le « façon­nement du monde » comme dit Wendy Brown : « La démoc­ra­tie n’a jamais été réal­is­able mais a servi et sert encore de boucli­er. Peut-être ne peut-elle se matéri­alis­er que comme protes­ta­tion, comme poli­tique de résis­tance ». Pour Kristin Ross, elle serait « la capac­ité des gens ordi­naires à décou­vrir des modes d’ac­tion pour agir sur des affaires com­munes ».

Cette capac­ité a don­né, peut-être, la Com­mune de 1871 en France. Sa répres­sion sauvage donne la mesure de la peur qu’elle a inspirée à la « démoc­ra­tie » répub­li­caine nais­sante. Elle a don­né mai 68, et tous les mou­ve­ments de 68 dans le monde, y com­pris en Turquie. Elle con­tin­ue d’a­gir en France à Notre-Dame-des-Lan­des, dans le mou­ve­ment Nuit debout, et tous les mou­ve­ments d’indignés de la terre.

En Turquie, cette capac­ité ani­me tous les mou­ve­ments de société civile depuis plus de vingt ans, le mou­ve­ment des mères du same­di, les luttes de sou­tien aux empris­on­nés, la dénon­ci­a­tion des crimes et de la col­lu­sion entre l’E­tat et la mafia en 1997, les luttes envi­ron­nemen­tales sou­vent ini­tiées par de courageux vil­la­geois comme à Berga­ma ou, aujour­d’hui, sur les côtes de la mer Noire. Elle existe, sans doute, dans les munic­i­pal­ités du sud-est tenues par le HDP, qui sont à l’a­vant-garde dans le com­bat pour toutes les égal­ités. Elle existe dans la con­science de per­son­nal­ités admirables, jour­nal­istes, avo­cats, écrivains, soci­o­logues, militant(e)s paci­fistes, fémin­istes, écol­o­gistes, mil­i­tants des droits humains, qui n’ont même pas peur de la prison. Elle a inspiré les enfants de Gezi, dont le mag­nifique mou­ve­ment fini­ra bien par ressur­gir quelque part, sous une forme peut-être inattendue.

Arti­cle pub­lié aus­si sur Susam Sokak, blog per­son­nel d’E­ti­enne Copeaux.

Et pour en débat­tre en octo­bre, ne man­quez pas la “dis­cus­sion” organ­isée par le jour­nal CQFD, avec l’au­teur, bien sûr !


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