En Turquie, une année scolaire “sans enseignant” a commencé aujourd’hui. 19 millions d’élèves remplissent les classes, mais les écoles manquent de personnel éducatif.
Déjà, avant la tentative de coup d’état, le manque d’enseignants était évalué autour de 65 000. Après la tentative de coup d’état, et l’état d’urgence qui s’en est suivi, 28 000 enseignants ont été limogés, soupçonnés d’avoir des liens avec FETO, et 11 000 autres accusés d’entretenir des liens avec le PKK.
Cette rentrée de l’année scolaire 2016–17 s’effectue donc avec plus de 130 000 enseignants manquants au final.
Pendant ce temps là, le Président Erdoğan n’a pas manqué de “faire son devoir” par un discours de rentrée et de souhaiter aux élèves et enseignants, une année scolaire remplie de succès.
Voici quelques extraits officiels via la TRT, la voix de son maître :
“La Turquie est obligée de poursuivre son chemin, en comblant rapidement les lacunes dans le système éducatif, utilisées par les groupes traitres qui ont pris part dans la tentative de coup d’Etat du 15 juillet.
Dans ce cadre, l’Etat et la nation doivent accorder une grande importance à nos écoles, nos enseignants, nos étudiants, ainsi qu’au programme des cours et aux livres qui forgent la mentalité de nos enfants.
Le succès noté dans l’enseignement apportera la plus grande contribution dans la voie qui mène aux objectifs pour 2023 de la Turquie.
Les générations qui connaissent bien leur passé, qui maitrisent leur présent et qui ont de grands rêves pour l’avenir sont la garantie de nos visions 2053 et 2071.”
Le Ministère d’Education nationale a envoyé à toutes les écoles, un projet de programme qui demande aux directions d’afficher dans les entrées et couloirs des écoles, des images et documents expliquant la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, déclamer des prières pour les martyrs.
Le programme demande la lecture du poème Davet (Invitation) de Nazım Hikmet, et Şarkımız Bizim (Notre chanson) de Necip Fazıl Kısakürek. Le programme fournit également un discours “modèle” pour les directeurs d’école.
[Nous ne savons pas qui a pu pondre un texte pareil… Ne pensez pas qu’il est mal traduit. Au contraire nous tenons à en garder le ton authentique.]
“Notre Nation s’est soulevée cette nuit, et est descendue dans les rues. Elle a démoli et traversé les murs sournois. Quelle force pourrait tenir devant un peuple qui croit et qui défend ?
Un paysan d’Ankara, un jeune garçon d’Erzurum, des grand-pères qui attendent que leur petits-enfants grandissent, des enfants qui se tiennent de toutes leur forces à la jupe de leur mère, tous dans les rues, sur des places, se sont mis debout comme un drapeau, face à ceux qui instrumentalisaient la force au bénéfice de la souffrance.
Cette soirée de juillet, ils ont contré par leur foi, les fusils à bout portant sur leur coeur. Certains d’entre nous, dans un endroit quelconque d’une ville, ont laissé leur jeunesse au bout d’un fusil, d’autres un époux/se, un enfant, un père, avec des larmes aux yeux… Certains d’entre nous, accompagnés d’un frère qui a partagé toutes les minutes de sa vie, ont bu l’élixir de martyr.”
Ce 19 septembre 2016, était donc une grande journée !
Selon les ordres du ministère, les murs des écoles ont été décorés d’affiches, de slogans et d’images sur le coup d’état…
Mais pas que…
Dans toutes les écoles, des brochures “spécial 15 juillet” ont été distribuées lors du premier cours de la rentrée.
La première brochure est éditée par EBA (Eğitim Bilişim Ağı), réseau électronique de contenus, fondé et géré par le Ministère de l’Education et qui fournit les programmes et les contenus aux enseignants et élèves. Il est titré “A la mémoire de la victoire de la démocratie du 15 juillet, et de nos martyrs”. Et la deuxième est préparée par le Prof. Dr. Erhan Afyoncu, et intitulée “15 juillet 2016, la tentative d’occupation de la Turquie par le coup d’Etat”.
La brochure du ministère est “riche” de contenus : les élèves y trouvent l’historique du coup d’état raté, des images de cette journée, les discours du Président Erdoğan, ainsi qu’un “serment” en l’honneur de la “victoire du 15 juillet”.
Le voici ce nouveau “serment”, qui doit remplacer l’ancien qui a formé et formaté les jeunes cerveaux sur des générations, que vous trouverez dans notre article Le serment au père de la Nation, mémoire au fer rouge.
Mon Martyr !
Devant ta mémoire sainte et bienheureuse, je prête serment encore une fois :
Même si des siècles passent, je n’oublierai jamais cette épopée bénie qui a pris vie avec ton martyre.
Je protégerai dans toutes les conditions et situations, ces terres que tu as arrosé de ton sang pur, au prix de ma vie, comme toi !
Cette résistance glorieuse, qui est un des plus parfaits exemples des traits qui font d’un humain, un humain, des valeurs qui font d’une patrie une patrie, je la transformerai en une conscience de vie bénie par l’amour de Patrie.
Et je la sauvegarderai, comme un esprit intemporel qui conduit vers les lendemains.
Deux vidéos ont été également projetées aux enfants. Une des vidéos montre des scènes, où Erdoğan chante l’hymne national, des séquences du coup d’état, les militaires putschistes ouvrant le feu sur la population, le bombardement du Parlement, ainsi que des images du meeting de “La démocratie et les martyrs” qui s’est déroulé à Yenikapı. La deuxième vidéo contient des images de la guerre des Dardanelles, de la soirée du coup d’Etat du 15 juillet et des “tours de garde pour la démocratie”…
Dans beaucoup d’écoles, la rentrée a été joyeusement “célébrée” dans l’esprit “victoire du 15 juillet”, entre prières, projections, cérémonies et spectacles allant jusqu’à mettre en scène des enfants habillés en militaire…
Fort heureusement, on apprend que cette théâtralisation de la rentrée n’a pas été du goût de tous les élèves en âge de “refuser” cette version AKP. Ce fut le cas dans quelques lycées où les “distributions” furent perturbées, quand elles ne se retrouvèrent pas dans les poubelles, ou jetées sur le chemin du retour.
Ainsi, le régime tente de poursuivre le “récit national” sur la “turcité”, auprès des jeunes générations, en le reprenant à son compte, comme il le fit déjà dans ce fameux meeting de Yenikapı. Il prolonge le récit national vers l’horizon 2023, date étape de la “Turquie Nouvelle”, celle d’une “Nation turque” qui aurait retrouvé sa première place et saurait en remontrer au “Monde”, comme su le faire la puissance des Ottomans en leur temps.
L’autre volet reste celui d’une école ou l’esprit bigot et religieux saurait prendre sa place entière. Comme au plus haut sommet de l’Etat turc, l’alliance du nationalisme identitaire de la “turcité” et de l’islam politique, devra descendre vers les écoles et “éduquer” la jeunesse.
On savait un pan de ce programme de l’Education nationale déjà en route depuis belle lurette…