Un “reportage”, que nous a fait par­venir Loez, qui pho­togra­phie le quarti­er Gazi autant avec ses mots qu’avec son appareil. C’est un Istan­bul pop­u­laire, à dis­tance des cartes postales, qu’il décrit.

Un Istan­bul fruit des strates de l’his­toire poli­tique du pays, des exils et des vies recon­stru­ites “en une nuit”. C’est encore aus­si pour un temps le quarti­er des luttes, des mou­ve­ments d’op­po­si­tion, des tra­di­tions pop­u­laires de com­bat. Rien d’é­ton­nant à ce qu’il soit lui aus­si dans la ligne de mire du régime…

Reportage

Une jeep de la police dévale l’av­enue Ismet Paşa en vrom­bis­sant, lâchant der­rière elle une nuée de gaz lacry­mogène, ses phares déchi­rant l’ob­scu­rité. A son approche, une poignée de jeunes masqués de rouge, armés de cock­tails molo­tovs et par­fois de fusils à pompe, s’é­parpil­lent dans les ruelles per­pen­dic­u­laires. Les voitures se hâtent, les pas­sants masquent d’une main leur vis­age, tou­s­sant et pleu­rant. La scène est presque quo­ti­di­enne à « Gazi », comme on surnomme pop­u­laire­ment ce groupe de quartiers situés dans le dis­trict de Sul­tangazi, et com­prenant Gazi Mahalle­si, Yunus Emre, Yet­miş beşin­ci Mahalle­si et Zübey­da. Seul un bus pas­sant une fois par heure relie les 30 000 habi­tants de cette par­tie de la métro­pole située au nord-ouest d’Is­tan­bul, à la place Tak­sim, à une ving­taine de kilo­mètres de là, aux rues célèbres pour leurs bou­tiques de mode et leur vie nocturne.

Gazi Mahale­si, Istan­bul. Pour répon­dre aux assail­lants, la police arrose la grande rue autour de la cemevi de gaz lacry­mogène. Les habi­tants autour sont les pre­miers à en pay­er le prix.

Con­stru­it dans les années 80 et peu­plé en majorité d’Alévis, branche minori­taire de l’is­lam chi­ite, le quarti­er est con­nu pour être un bas­tion de l’ex­trême gauche turque et kurde. On y trou­ve à peu près toutes les organ­i­sa­tions illé­gales et qual­i­fiées de ter­ror­istes par l’é­tat turc : PKK, le MLKP, MKP, TKP/ML, DHKP‑C… Et leurs éma­na­tions poli­tiques légales, le HDP pro-kurde ou l’E­SP marx­iste lénin­iste par exem­ple. Ayant subis de nom­breux mas­sacres au cours du siè­cle dernier, notam­ment dans la région de Der­sim en 1937, puis plus récem­ment à Maraş à la fin des années 80, les Alévis de Turquie ont sou­vent con­sti­tué les forces vives de l’ex­trême gauche turque. Les Kur­des Alévis rejoignent d’ailleurs plus sou­vent les par­tis d’ex­trême gauche tels que le DHKP‑C (marx­iste lénin­iste), le MLKP (marx­iste lénin­iste) ou le MKP (maoïste), plutôt que le PKK (par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan), majori­taire­ment com­posé de kur­des sun­nites, même si le mou­ve­ment en lui-même n’ac­corde aucune impor­tance au fait religieux.

Lors de la guerre civile des années 90 à l’est du pays, opposant état turc et PKK, une par­tie des Kur­des chas­sés de leurs vil­lages par les exac­tions de l’ar­mée trou­vèrent refuge à Istan­bul, qui devint ain­si la ville du pays accueil­lant le plus de Kur­des. Ils n’eurent d’autres choix que de s’in­staller dans les quartiers périphériques de la ville, dont Gazi.

Pour autant, les familles se sont vues rat­trapées par la vio­lence qu’elles fuyaient. En mars 1995, suite à l’at­taque de qua­tre cafés et d’une pâtis­serie par un groupe incon­nu, les habi­tants de Gazi descendirent dans la rue pour réclamer jus­tice et des émeutes éclatèrent, réprimées à balles réelles par la police. Une ving­taine de per­son­nes seront tuées. Depuis, la pres­sion poli­cière sur le quarti­er n’a pas cessé, tout comme la forte poli­ti­sa­tion de ses habi­tants qui lui ont valu sa réputation.

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Istan­bul, quarti­er de Gazi.

Les migrants des années 90, faute de moyens, durent s’in­staller dans des gecekon­du (lit­térale­ment : “mon­tés dans la nuit”), habi­tats de bric et de broc, sem­blables aux fave­las brésili­ennes, qu’ils con­stru­isirent ou rachetèrent à ceux arrivés avant eux, qui avaient démé­nagé dans les immeubles nou­velle­ment con­stru­its dans le quarti­er. Au fur et à mesure des travaux effec­tués par leurs habi­tants, les gecekon­du dev­in­rent des maisons en dur. La plu­part d’en­tre elles pos­sè­dent un jardin où leurs occu­pants peu­vent cul­tiv­er quelques fruits et légumes, et élever des volailles. Au fil des ans, les con­di­tions de vie se sont améliorées. L’élec­tric­ité est arrivée, les routes ont été goudronnées.

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Istan­bul, quarti­er de Gazi.

Mais la mairie n’a pas fait grand chose pour les riverains, qui ont du par exem­ple rac­corder eux-mêmes leurs loge­ments à l’é­vac­u­a­tion des eaux usées. Les gecekon­du exis­tent aujour­d’hui majori­taire­ment dans une zone située au nord-est du quarti­er. Mal­gré l’in­con­fort des lieux, la plu­part des habi­tants refusent de quit­ter leurs loge­ments. Les pop­u­la­tions qui s’y sont instal­lées, mar­quées par la vio­lence des années 90 ou sim­ple­ment venues pour des raisons économiques, y ont recréé une vie de vil­lage telles qu’ils la con­nais­saient dans les cam­pagnes dont ils sont orig­i­naires. Et à s’y promen­er, entre les figu­iers des jardins et les poules qui déam­bu­lent dans la rue, on a effec­tive­ment peine à croire qu’on est tou­jours à Istanbul.

Hasan pos­sède quelques apparte­ment dans un autre quarti­er, dont la loca­tion lui assure une rente. Mais lui, préfère vivre dans le quarti­er des gecekon­du, qu’il trou­ve plus tran­quille. D’autres s’y instal­lent, pour échap­per à des créanciers trop pres­sants, voire à la jus­tice. Jusqu’à l’ar­rivée des réfugiés syriens, qui représen­tent la dernière vague d’in­stal­la­tion, « tout le monde se con­nais­sait » affirme Zeynep, qui habite le quarti­er depuis plus de vingt ans. A son instal­la­tion, racon­te-t-elle, « il n’y avait pas de portes aux maisons, que des rideaux ». Elle ne pense par­tir pour rien au monde. Ce n’est pas tant qu’elle aime sa mai­son, qu’elle loue 350TL par mois à un pro­prié­taire qui réside en Alle­magne… Les rues sont raides, et le seul hôpi­tal du quarti­er est éloigné. Mais de toutes façons, elle n’a plus rien au Kur­dis­tan, et sa vie est ici à présent. La plu­part des habi­tants ne pos­sè­dent aucun titre de pro­priété . Les maisons se louent ou s’achè­tent de la main à la main. Néan­moins, ils payent quand même des tax­es à l’é­tat, autour de 300TL par an. « Pas ques­tion qu’on parte puisqu’on paye », dit, bravache, un ouvri­er orig­i­naire de Bingöl, en s’ap­puyant sur le manche de sa pelle.

Istan­bul, quarti­er de Gazi.

Akram est jour­nal­iste dans le quarti­er depuis vingt-cinq ans. Comme beau­coup d’ac­tivistes, il voit avec inquié­tude les tours des « gat­ed com­mu­ni­ties » et des nou­veaux grands ensem­bles flam­bants neufs et hors de prix, encer­cler peu à peu le quarti­er, comme, par exem­ple les « Avru­pa » et « Avru­pa 2 », dans lesquels la loca­tion d’un loge­ment peut attein­dre plusieurs mil­liers d’eu­ros par mois, d’après le site booking.com. Fait sig­ni­fi­catif, un bureau du Kensel Dönüşüm Binasi s’est ouvert près de Gazi. C’est ce ser­vice de la mairie d’Is­tan­bul qui gère l’ur­ban­isme et les recon­struc­tions de quartier.

La rumeur cir­cule qu’un archi­tecte proche de l’AKP, le par­ti du prési­dent Erdoğan, aurait par­lé de pro­jets immo­biliers dans le quarti­er. Les activistes craig­nent que les gecekon­du soient les pre­miers à être démo­lis pour que soient con­stru­its des cen­tres com­mer­ci­aux, ou de grands immeubles d’habi­ta­tion aux loy­ers inac­ces­si­bles pour les habi­tants du quarti­er. Près de leur emplace­ment se trou­ve une forêt de pins, qui sur­plombe un immense bar­rage, qui est égale­ment une réserve naturelle. Cet espace vert est impor­tant dans la vie du quarti­er. Les familles vien­nent y pique-niquer le week­end, et s’y déten­dre. Mais, depuis quelques temps, la mairie a ren­du l’en­droit payant, ce qui n’est pas sans sus­citer cer­taines ten­sions. En avril, des groupes con­ser­va­teurs sont venus y provo­quer les vendeurs de jour­naux des organ­i­sa­tions d’ex­trême gauche. Une par­tie des arbres situés sur le ver­sant opposé au parc ont été coupés, lais­sant présager de futurs travaux. Autant de signes qui inquiè­tent, même si pour le moment aucune notice d’évic­tion n’est par­v­enue aux occu­pants des gecekon­du.

Istan­bul, quarti­er de Gazi. “Daesh assas­sin” dit le graffiti.

Les activistes du quarti­er lient les pro­jets de pro­mo­tion immo­bil­ière à la recrude­s­cence de l’ac­tiv­ité poli­cière depuis plusieurs mois. Selon eux, l’é­tat fait tout pour bris­er les organ­i­sa­tions poli­tiques du quarti­er, et chas­s­er les habi­tants, usés par la vio­lence quo­ti­di­enne. Régulière­ment, des enfants désoeu­vrés vont tromper leur ennui en harce­lant les véhicules de la police en fac­tion près de l’artère prin­ci­pale. « Pour eux c’est un jeu, ça ne sert à rien et ça pour­ri la vie des habi­tants », se désole Fadime alors qu’à l’autre bout de la rue deux enfants d’une douzaine d’an­nées courent der­rière un blindé, bouteilles en verre à la main.

Volkan, qui habite le quarti­er depuis les années 90, affirme que les policiers eux-même encour­a­gent ces enfants à les atta­quer, en leur don­nant de la nour­ri­t­ure ou de l’ar­gent, afin de jus­ti­fi­er leur inter­ven­tion. Un dis­cours tenu par trop d’habi­tants pour n’être qu’une rumeur. A chaque flam­bée de vio­lence, les trans­ports s’in­ter­rompent, par­fois pen­dant plusieurs jours, isolant davan­tage encore le quarti­er. La crim­i­nal­ité est égale­ment en hausse, mal­gré les efforts des organ­i­sa­tions poli­tiques qui lut­tent con­tre, par­fois de manière vio­lente, en tabas­sant et exé­cu­tant deal­ers et braque­urs. Pour la plu­part des habi­tants croisés, la police encour­age cette mon­tée de la délin­quance en lais­sant les reven­deurs de drogue tra­vailler en toute impunité, et en ne fer­mant pas les maisons clos­es, con­nues de tous. Quelques gangs, comme le Nabur, com­men­cent même à s’op­pos­er vio­lem­ment aux organ­i­sa­tions d’ex­trême gauche qui tenaient jusque là le haut du pavé dans le quartier.

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Gazi, Istan­bul. Le 22 févri­er 2015, la police a exé­cuté deux mil­i­tantes du MLKP, par­ti de la gauche révo­lu­tion­naire turque, soupçon­née d’avoir posé des bombes fisant un jour­nal pro-daesh et un camion de police. Le 23, les funérailles des mil­i­tantes ont lieu dans le quarti­er de Gazi, bas­tion des révo­lu­tion­naires turcs et kur­des. A cette occa­sion, la brache armée de l’or­gan­i­sa­tion fait une appari­tion publique pour saluer ses martyrs.

Et déjà, cette poli­tique com­mence à faire effet. De nom­breux habi­tants ont démé­nagé, lais­sant la place à une nou­velle pop­u­la­tion aux con­vic­tions poli­tiques dif­férentes, par­fois opposées. Une par­tie des habi­tants du quarti­er de Fatih, réputé très con­ser­va­teur et vic­time lui aus­si de la pro­mo­tion immo­bil­ière, ont été rel­ogés à Gazi après avoir été chas­sés de chez eux. Un grand dra­peau turc, inhab­ituel dans les envi­rons, flotte d’ailleurs sur les rues du quarti­er qu’ils occu­pent, proche du com­mis­sari­at qui a lui même des allures de base militaire.

Fatigués, les habi­tants ne se mobilisent plus autant qu’a­vant, et la police attaque sys­té­ma­tique­ment tout rassem­ble­ment dans l’e­space public.

Pen­dant la péri­ode des man­i­fes­ta­tions du parc Gezi, en 2013, il y avait eu une forte sol­i­dar­ité des habi­tants du quarti­er avec les man­i­fes­tants de la place Tak­sim, et tous les jours l’am­biance était insur­rec­tion­nelle dans les rues. Mais la fougue est retombée. Si la pop­u­la­tion est encore capa­ble de se mobilis­er pour de grands événe­ments, comme le meet­ing du HDP du 23 juil­let 2016, organ­isé à Gazi suite à la ten­ta­tive de coup d’é­tat en Turquie, au quo­ti­di­en, c’est la las­si­tude qui com­mence à pren­dre le dessus, con­state Volkan.

Gül, pro­fesseur de lycée dans le quarti­er, nuance le pro­pos en obser­vant que ses élèves font preuve très tôt d’une con­science poli­tique mar­quée. Mais elle admet que son étab­lisse­ment fait excep­tion. Les organ­i­sa­tions poli­tiques, elles non plus, n’ar­rivent pas à s’u­nir et à avoir une action com­mune. «Nous n’avons pas for­cé­ment les mêmes idées ni les mêmes méth­odes, mais ici tout le monde se con­naît, on sait qui est mem­bre de quel groupe et quand c’est néces­saire on fait front tous ensem­ble », explique Fadime, mil­i­tante proche du MKP. Les dif­férents groupes font en effet taire leurs diver­gences quand il s’ag­it de s’u­nir pour s’op­pos­er à l’État, ou aux trafi­quants de drogue qui ten­tent d’in­ve­stir le quarti­er. « Les gens d’i­ci sont très pau­vres, lut­tent pour sur­vivre et pay­er leurs loy­ers, beau­coup jet­tent l’éponge et se réfugient dans l’al­cool, les trafi­quants ten­tent d’at­tir­er les jeunes en leur ven­dant de la drogue, avec la com­plic­ité de la police, qui laisse faire », estime la jeune femme. Néan­moins, la ten­ta­tive de mon­ter ensem­ble une asso­ci­a­tion con­tre la drogue a fait long feu, celle-ci ayant en plus du subir le har­cèle­ment de la police.

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Istan­bul, quarti­er de Gazi.

Le DHKP‑C, très présent dans le quarti­er par l’in­ter­mé­di­aire de ses mem­bres ou de struc­tures sym­pa­thisantes, finit par agac­er de par la vio­lence de ses mil­i­tants, qui usent de méth­odes expédi­tives con­tre les deal­ers, mais aus­si les pros­ti­tuées ou les petits crim­inels, plutôt que de leur pro­pos­er des alter­na­tives. Le par­ti tente mal­gré tout quelques actions vers la pop­u­la­tion, par exem­ple en épongeant les dettes des plus démunis.

Le PKK, qui pos­sède une impor­tante capac­ité de mobil­i­sa­tion dans le quarti­er, n’ag­it pas au quo­ti­di­en mais tra­vaille plutôt sur la poli­ti­sa­tion de ses sym­pa­thisants. Si MLKP et MKP par exem­ple sou­ti­en­nent le PKK, le DHKP‑C lui reproche de ne s’in­téress­er qu’à la cause kurde. Ces antag­o­nismes entre organ­i­sa­tions rivales freinent l’ac­tion com­mune et vont jusqu’à provo­quer des accrochages.

Les mul­ti­ples asso­ci­a­tions civiles du quarti­er, tout comme les Cemevi, lieux de rassem­ble­ment pour les Alévis, finis­sent par être toutes affil­iées à une organ­i­sa­tion poli­tique. Comme le dit Volkan, « il n’y a rien de direct. Mais quand une organ­i­sa­tion poli­tique voit une asso­ci­a­tion se créer dans son secteur, elle s’y infil­tre et finit par la noy­auter ». Il n’y a pas de struc­ture glob­ales, de con­seil de quarti­er pour traiter les prob­lèmes des habi­tants. Et les quelques asso­ci­a­tions non poli­tisées sont des asso­ci­a­tions de vil­lage, qui s’oc­cu­pent par exem­ple de l’or­gan­i­sa­tion des mariages, des enter­re­ments. Le dis­trict est dirigé par un maire issu de l’AKP et donc par­ti­san des poli­tiques d’urbanisation.

Signe d’un change­ment dans la poli­ti­sa­tion du quarti­er, lors de la ten­ta­tive de coup d’é­tat, des habi­tants se sont organ­isés en cortège avec des dra­peaux turcs et ont ten­té de rejoin­dre la mairie en sou­tien au prési­dent Erdoğan. Les mil­i­tants d’ex­trême gauche ont ten­té en vain de leur bar­rer la route. Plus tard, un groupe com­posé d’ul­tra-nation­al­istes a ten­té une incur­sion dans le quarti­er, pro­tégé par la police.

« Si la sit­u­a­tion con­tin­ue, les gens d’i­ci vont pren­dre les armes et ce sera sanglant » prédit Fadime, « Je ne souhaite pas qu’on en arrive là, nous serons peut être for­cé de men­er le com­bat con­tre l’E­tat mais nous ne sommes pas en posi­tion de le rem­porter » ajoute-t-elle, l’air sombre.

Le 23 févri­er, funérailles des mil­i­tantes Yeliz Erbay et Şirin Öter.

  • Gazi, Istan­bul. Le 22 févri­er 2015, la police a exé­cuté deux mil­i­tantes du MLKP, par­ti de la gauche révo­lu­tion­naire turque, soupçon­née d’avoir posé des bombes fisant un jour­nal pro-daesh et un camion de police. Le 23, les funérailles des mil­i­tantes ont lieu dans le quarti­er de Gazi, bas­tion des révo­lu­tion­naires turcs et kur­des. A cette occa­sion, la brache armée de l’or­gan­i­sa­tion fait une appari­tion publique pour saluer ses martyrs.

En 2015 et 2016, nom­bre de mil­i­tants orig­i­naires du quarti­er ont été abat­tus par la police, lors de véri­ta­bles exé­cu­tions. Yeliz Erbay et Şirin Öter, deux mem­bres du MLKP ont été abattues par la police fin décem­bre dernier. Leurs tombes dans le cimetière de Gazi s’or­nent encore de fleurs fraîch­es. Mais au moment de leur enter­re­ment, nom­bre de dra­peaux rouges flot­taient sur les tombes des mil­i­tants tués par la police, ou morts au Kur­dis­tan syrien où ils avaient rejoint les forces Kur­des. Aujour­d’hui, la police les a tous arrachés, van­dal­isant cer­taines sépul­tures. La vio­lence touche toutEs ceux qui s’op­posent à l’é­tat. Akram, le jour­nal­iste, soulève son pan­talon pour mon­tr­er sur son mol­let la cica­trice d’une blessure par balle. La police lui a tiré dessus alors qu’il cou­vrait une man­i­fes­ta­tion. Pour lui, il n’a pas été touché par hasard, mais délibéré­ment visé. Il est d’ailleurs en attente de juge­ment dans un procès pour « pro­pa­gande ter­ror­iste », une accu­sa­tion qui vise régulière­ment les jour­naux d’op­po­si­tion, dont plusieurs ont été fer­més par la police suite au coup d’é­tat avorté de juil­let 2016.

Nous ren­con­trons Ali en pleine nuit, sur le banc d’un square faible­ment éclairé, aban­don­né à cette heure.

Ali est mem­bre des YDG‑H, la branche jeunesse du PKK, qui durant l’hiv­er 2015–2016 s’est soulevée et a déclaré l’au­tonomie dans des quartiers des grandes villes du Kur­dis­tan turc, avant que ce soulève­ment ne soit écrasé dans un bain de sang par l’ar­mée turque. « Nous lut­tons con­tre les traf­fics de drogue, le jeu, la cor­rup­tion, les vio­lences con­ju­gales, et nous pro­té­geons le quarti­er con­tre la police » dit Ali. « Mais notre vie s’est arrêtée avec les mas­sacres au Kur­dis­tan » reprend-il. « J’ai rejoint les YDG‑H pour me bat­tre pour une vie meilleure. Dès tout petit, nous subis­sons la vio­lence de la police. Ils nous arrê­tent, ils nous font mon­ter dans les blind­és et on nous tabasse, juste parce que nous sommes Kur­des. Ici presque tout le monde a con­nu la prison. Notre peu­ple est mas­sacré au Kur­dis­tan. Mes amis ont rejoint l’or­gan­i­sa­tion, et je les ai suivi. Il y a une pres­sion psy­chologique per­ma­nente sur nous. » Il ajoute, amer : « Les jeunes ici sont au chô­mage, ou tra­vail­lent au jour le jour, dans les hôtels, dans la con­struc­tion, dans les ate­liers tex­tiles. La vie est difficile. »

Jeune mem­bre des YDG‑H. La police traque et exé­cute sou­vent som­maire­ment les mil­i­tants des divers­es organ­i­sa­tions politiques.

Le par­cours d’Ali, de Fadime reflète celui de nom­breux mil­i­tants d’ex­trême gauche en Turquie, qui ne se poli­tisent pas for­cé­ment à l’u­ni­ver­sité ou dans des cer­cles intel­lectuels. Ils vien­nent aus­si des caté­gories les plus défa­vorisées de la pop­u­la­tion, tra­vailleurs pré­caires du tex­tile, du bâti­ment ou de l’hôtel­lerie. Acquérant très tôt une con­science poli­tique, ils reçoivent leur for­ma­tion poli­tique au sein des organ­i­sa­tions. Si Gazi est célèbre pour ses mil­i­tants, d’après Akram c’est aus­si le quarti­er où il y a le plus d’a­gents de l’é­tat. Util­isant chan­tage et cor­rup­tion, la police recrute des infor­ma­teurs par­mi les jeunes désoeu­vrés, accen­tu­ant les divi­sions au sein du quartier.

Pour tous les activistes ren­con­trés, quelque soit leur appar­te­nance poli­tique, la stratégie employée par l’E­tat à Gazi est la même qu’au Kur­dis­tan turc.

Sous cou­vert d’opéra­tions de main­tien de l’or­dre, la police rend inviv­able les lieux que l’E­tat cherche à se réap­pro­prier et pousse les habi­tants à par­tir. A Diyarbakir, cap­i­tale du Kur­dis­tan turc, la moitié de la vieille ville a été rasée durant les com­bats qui ont opposé les jeunes mil­i­tants Kur­des du PKK et l’ar­mée turque. Ceux-ci à peine ter­minés le gou­verne­ment turc a immé­di­ate­ment présen­té des pro­jets de con­struc­tion immo­bil­ière dans le but de créer un grand com­plexe touris­tique, tout en annonçant l’ex­pul­sion de cen­taines d’habi­tants de ces zones. Ces pro­jets étaient prêts bien avant le début des com­bats, et pour les pro­mo­teurs immo­biliers, bien sou­vent proches de l’AKP, le ménage a été fait à moin­dre frais. C’est la même chose qui se joue à plus petite échelle dans les quartiers périphériques d’Is­tan­bul, où les pop­u­la­tions les plus pau­vres sont incitées à par­tir par tous les moyens pour laiss­er la place aux grandes com­pag­nies du bâtiment.

La vie quo­ti­di­enne à Gazi

A Gazi par exem­ple, ceux-ci sont attirés par la sit­u­a­tion stratégique du quarti­er, proche de l’aéro­port. Cette dynamique s’in­scrit dans le sil­lage de l’ul­tra-libéral­i­sa­tion du pays menée par Erdoğan depuis son arrivée au pou­voir, qui enchaîne les pro­jets démesurés à Istan­bul, dont il est l’an­cien maire, tels celui du troisième pont sur le Bospho­re, ou du troisième aéro­port, à chaque fois sans études sérieuses et au détri­ment des pop­u­la­tions locales dont les protes­ta­tions sont étouffées.

Cette fuite en avant, de pro­jets en pro­jets, se fait sous l’im­pul­sion directe d’Er­doğan, pour qui inve­stir dans le bâti­ment représente le moyen d’ar­riv­er à tenir sa promesse faite en 2013, de dou­bler le PIB du pays en dix ans. La ten­ta­tive avortée de coup d’é­tat et les purges dras­tiques qui ont suivi et se sont éten­dues à l’op­po­si­tion de gauche n’ont fait que con­cen­tr­er davan­tage le pou­voir entre ses mains. Mais les grandes mess­es nation­al­istes comme le meet­ing du 7 août, et les démon­stra­tions de force du prési­dent ne suf­firont peut être pas à faire oubli­er longtemps le marasme économique dans lequel s’en­fonce le pays, et les effets désas­treux de la poli­tique économique d’Er­doğan sur le peu­ple turc.

Le coût de la vie ne cesse d’aug­menter, alors que les créa­tions d’emploi dimin­u­ent. La Turquie tire encore ses revenus des expor­ta­tions de tex­tile, d’a­groal­i­men­taire et de la métal­lurgie, secteurs renta­bles grâce à des salaires faibles et au prix de con­di­tions de tra­vail haras­santes. Inverse­ment, les secteurs de haute tech­nolo­gie représen­tent à peine 3% des expor­ta­tions, et les jeunes diplômés peinent à trou­ver du travail.

Plus que des par­tis d’op­po­si­tion réduits de force au silence, le change­ment poli­tique vien­dra peut être de ceux qui juste­ment soute­naient l’AKP pour ses réus­sites économiques dans le pays, mais ne voient pas s’amélior­er leurs con­di­tions de vie. Reste à porter ce débat économique sur la scène publique. Or, bien plus que celui-ci, ce sont les dif­férences com­mu­nau­taires, cul­turelles qui occu­pent le débat poli­tique. Un phénomène que le coup d’é­tat n’a fait qu’accentuer.

* A la demande des per­son­nes inter­viewées, la plu­part des prénoms ont été changés.

Texte orig­i­nal et photographies
Loez

Istan­bul, quarti­er de Gazi. Man­i­fes­ta­tion en mémoire du mas­sacre de Robos­ki, où 34 trafi­quants, y com­pris des enfants, furent tués par des bom­barde­ments de l’ar­mée qui les a pris pour des mem­bres du PKK.

Loez
Pho­to-jour­nal­iste indépendant
Loez s’in­téresse depuis plusieurs années aux con­séquences des États-nations sur le peu­ple kurde, et aux luttes de celui-ci.