Il y a deux ans, j’ai rencontré à Istanbul, Gamze, une jeune femme turque. Comme en Turquie, les luttes convergent bien plus que l’on a l’habitude ici, en France, je l’ai croisée dans toutes sortes de mobilisations, sur place ou de loin, luttes anticapitalistes, LGBTI, des femmes, des minorités, des travailleurs. Elle était présente aussi au sein d’initiatives pour la Paix, antinucléaires, antimilitaristes, antiautoritaires… Libertaire, et très active depuis la résistance Gezi de 2013, elle est, depuis, de toutes les luttes.
Un jour, elle m’a dit, “tu sais, j’adore tes dessins. Ça ne te dirait pas de dessiner un tatouage pour moi ?”. “Ah, je serais honorée, lui ai-je répondu, mais, c’est à vie, alors il faut qu’on en discute un peu, et qu’on trouve quelque chose qui a un sens pour toi”. Elle a acquiescé “Je suis d’accord avec toi, un tatouage doit correspondre à la personne qui le porte. En fait, j’en ai déjà un, et je voudrais le couvrir avec un beau tatouage qui veut dire quelque chose d’autre que celui-ci…”. En déboutonnant et remontant la manche de son pull, elle a ajouté “Tu vas être surprise !”.
En effet, mes yeux s’écarquillèrent devant un tatouage d’environ une quinzaine de centimètres qui ornait son bras avant gauche. Une signature de Mustafa Kemal Atatürk y était gravée de toute sa splendeur. Consciente de ma stupeur, elle a brisé le silence : “Eh oui, mes amiEs n’en reviennent pas du progrès politique que j’ai fait, la transformation idéologique que j’ai vécu en si peu de temps, au coeur des luttes. On y voit les choses tellement clairement. C’est comme ça…”
Cette jeune femme porte aujourd’hui sur son bras un coquelicot. Elle arbore fièrement cette fleur qui n’est pas comme les autres. Une rebelle qui ne pousse que là où elle décide, qui, en graine, est capable d’attendre des années pour que les conditions favorables soient réunies pour germer. Cette fleur indomptable, qu’une fois éclose, on ne peut emprisonner dans un vase, n’est pour autant pas du genre à courber l’échine sur un bout de trottoir, au passage du premier camion. Fragile et tenace à la fois… le coquelicot va si bien à ma copine.
Ce bout de femme au tatouage coquelicot, fait partie elle aussi, comme moi, à quelque générations près, de ces flopées de gens qui ont grandi en immersion totale dans le nationalisme, qu’il soit kémaliste ou non.
Il y a presque un demi siècle, très précisément 49 ans, à dix jours près au moment où j’écris ces lignes, c’était la rentrée de l’année scolaire 1967–68, je prenais ma place d’élève dans l’éducation nationale, à l’école primaire de Moda, à Istanbul.
Quand on commence la journée scolaire, en récitant à pleins poumons, “Notre serment”, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on puisse finir avec la signature d’Atatürk tatouée sur sa peau.
“Je suis turc, je suis droit, je suis travailleur” dit le serment. “Mon principe est de protéger mes cadets, de respecter mes aînés. Aimer ma Patrie, ma Nation, plus que ma propre personne. Mon idéal est de m’élever, progresser. Ô grand Atatürk, je prête serment, que je marcherai sans m’arrêter, sur le chemin que tu as ouvert, vers l’objectif que tu as montré. Que mon existence soit cadeau à l’existence turque. Bienheureux celui qui dit je suis turc.”
Izmir, 29 octobre 2013. Fête de la République. Un million de turcs prononcent le serment d’une voix unique.
A l’époque, à nos yeux d’enfant c’était juste un rituel, une habitude à la Pavlov, exactement comme courir comme des déchainées, vers la cour de l’école dès les premières secondes de la sonnerie de la récré.
On ne se posait pas de questions. On était préoccupés plutôt à se courir après, à attraper la balle, à ne pas rater le pas de la marelle, à être dans les premiers à déchiffrer les syllabes. Je me souviens que nos coeurs battaient fort en prêtant serment tous ensemble. On frémissait en récitant des poèmes. Comment voulez-vous que des mômes se rendent compte qu’ils passent sous le rouleau compresseur d’un enseignement qui leur apprend à être, non pas de bonnes personnes dignes et autonomes, mais de bons Turcs, en leur offrant une histoire construite pour formater des générations entières de Turcs fiers de l’être, et respectueux du trio Patrie, Etat, Nation ? On n’était que des gosses.
J’ai toujours des souvenirs très vifs de moments de ‘gloire’, d’être l’élue qui récitera des poèmes héroïques. Je me rappelle comme j’étais excitée et heureuse d’être celle qui portera le drapeau sur la poitrine, ne serait-ce que pour un spectacle d’école, où chaque enfant présentera une couleur, et le rouge va avec le drapeau turc n’est-ce pas ?… Et donner la voix pour le serment, ma parole ! C’était le top.
C’est en devenant mère à mon tour que j’ai pris conscience de l’innocence des enfants, de leur malléabilité, de leur sagesse et de la redoutable tolérance qu’ils possèdent et gardent tant qu’ils n’ont pas été pétris.
Un jour, j’ai croisé dans la rue une copine de classe maternelle de ma fille. La petite m’a chargée d’apporter des bisous à ma fille. Rentrée à la maison, impossible de me souvenir du prénom de l’enfant. J’avais beau essayer de décrire la petite fille, celle qui avait chanté telle chanson à la fête de l’école, celle qui l’avait invité à son anniversaire, ma fille ne voyait pas de qui j’apportais les bisous.
J’ai fini alors par prendre le chemin court : “Tu sais, c’est celle qui est noire…” ai-je dit, et à ce moment même, son prénom coincé au bout de ma langue m’est enfin revenu : “Ah, Amina, c’est Amina !” j’annonçai. Je n’oublierai jamais le visage ébahi de ma fille. Ses grands yeux noirs ouverts, sourcils levés, elle m’a regardé avec étonnement et m’a demandé : “Amina… elle est noire ?”.
Non, elle ne le savait pas. Elle ne s’était même pas rendue compte. Car elle ne s’était même pas posée la question. La couleur d’Amina était hors sujet. C’était Amina et un point c’est tout.
C’est comme ma filleule guinéenne de 4 ans, qui me racontait sa life, dans un moment de câlins, dans mes bras : “Ils disent que je suis noire. Bah, je ne suis pas noire moi, je suis marron, et toi tu es beige.”
Il faut écouter les enfants, en place de les pétrir comme de vulgaires pâtes, pour les sculpter à l’image de nos sociétés pourries. Si on ne formatait pas leurs perceptions par nos propres à priori et phobies, ne leur faisait pas subir les propos dominants et ne les immergeait pas dans un océan de mensonges opportunistes, négationnistes, d’histoire ré-écrite, le monde serait loin d’être cet enfer où toutes sortes de racismes et de nationalismes associés règnent.
Pour certainEs le chemin de déconstruction de l’apprentissage nationaliste, de cette turcité, est plus rapide, souvent grâce aux combats sur le terrain, comme l’histoire de Gamze, pour d’autres, la route peut être longue. Je dois avouer qu’il m’a fallu des années pour désapprendre, pour me détacher de ce qui m’avait été inculqué. Et encore aujourd’hui, il m’arrive de m’apercevoir que les anciens démons viennent me titiller et flouter ma vision. Là, pour chasser ces parasites, il me faut toujours aller au fondamentaux, tourner mes yeux sur ma terre natale, pour trouver les réponses dans son Histoire, pour mieux comprendre le présent. Car sans ces aller-retours, le futur ne peut être construit.
Récemment, en préparant une image pour illustrer un article de Kedistan intitulé “Confusion dans le bocal de turşu”, j’ai lutté de nouveau avec mes monstres. Vous ne pouvez pas imaginer comme cela été dur de mettre ce portrait d’Atatürk, “père” de la Nation, dans ce fichu bocal.
Mon bon sens, de surcroit, tout le boulevard de politisation radicale que j’ai traversé, ont eu du mal à me donner la force pour lutter avec cette sensation quasi œdipienne, si ancrée dès le petit âge. Juste au moment où je transpirais comme une petite fille devant devant la feuille de contrôle, Etienne Copeaux, chercheur, ami, a publié un article sur son blog Susam Sokak, une mine précieuse de recherches dans laquelle je me puise régulièrement…
Dans son article, “La Turquie du 7 août”, il déchiffrait encore une fois le présent, donnant clairement les clés qui se trouvent dans l’Histoire. Et tout a retrouvé sa place dans ma tête. Il a donc fallu qu’une personne qui observe le monde avec le même prisme que le mien, mais qui a ce recul que je ne peux avoir, trouve les mots pour exprimer les choses que je n’arrive pas formuler, car trop viscérales. Je ne savais plus comment le remercier.
L’apprentissage du nationalisme est comme un marquage au fer rouge. Parfois il prend forme dans un tatouage, d’autre fois se montre dans les gestes et faits. Il va de la voix tremblante d’émotion en lisant un poème, jusqu’au lynchage au nom de la Patrie, Nation ou Etat. Il est dans le drapeau accroché au balcon, il est dans la négation de l’Autre.
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