Débat du 19 août 2016, « L’in­ven­tion de la turcité »
Le texte qui suit est une ver­sion rédigée de l’in­ter­ven­tion d’E­ti­enne Copeaux

Jérôme Bas­tion – Est-ce que dans le nation­al­isme turc il y existe une dimen­sion religieuse, encore aujourd’hui ?

Eti­enne Copeaux – La dimen­sion religieuse existe depuis que le nation­al­isme turc existe, puisque le mot qui désigne la nation en turc (mil­let) désig­nait aupar­a­vant la com­mu­nauté religieuse et – j’ai essayé de le prou­ver notam­ment par des out­ils lin­guis­tiques — il existe une réma­nence, un reste de religieux dans les mots « nation » (mil­let) et « nation­al » (mil­lî) tels qu’ils s’emploient en Turquie. De toute façon, la république de Turquie s’est con­stru­ite tout au long du XXe siè­cle comme une république pour musul­mans : après le géno­cide des Arméniens, puis la dou­ble expul­sion de masse de 1923 – qu’on appelle pudique­ment l’ « échange » des pop­u­la­tions musul­manes des Balka­ns et ortho­doxe d’Ana­tolie, enfin l’ex­pul­sion en 1955–1964 des ortho­dox­es d’Is­tan­bul (dits Rum ou « Grecs », ils étaient citoyens de la république de Turquie…), cet Etat a été con­stru­it pour une pop­u­la­tion musul­mane. Mais cet Etat se dit laïque – et là est le paradoxe.

Car, com­ment par­ler de laïc­ité dans un pays qui s’est débar­rassé par la vio­lence de tous les non-musul­mans ? A mon avis ce n’est pas pens­able, la Turquie, dans les faits, n’est pas un pays laïc.

JB - De moins en moins d’ailleurs aujour­d’hui, avec un prési­dent islamiste !

EC – Mais la Turquie se dit laïque, le régime se dit laïque, la plu­part des élites pensent que le la Turquie est un pays est laïc. Mais le dis­cours adressé à la pop­u­la­tion, non seule­ment sous Erdoğan, mais depuis au moins quar­ante ans, est en porte-à-faux avec cette pré­ten­tion. J’ai étudié le dis­cours des manuels d’his­toire depuis les pre­miers temps de la république jusque dans les années 1990. Je par­lerai dans quelques min­utes des manuels d’his­toire de l’époque d’Atatürk. Mais je com­mence par la fin puisque tu pos­es la question.

Dans les manuels d’his­toire, à par­tir des années 1960–1970, les enfants, les lycéens, sont sys­té­ma­tique­ment incités à s’i­den­ti­fi­er à l’is­lam, par des procédés lin­guis­tiques, dis­cur­sifs. Je par­le bien de manuels d’his­toire, non de manuels de reli­gion ! Ce sont des manuels écrits pas des auteurs qui s’af­fir­ment implicite­ment comme musul­mans, qui s’ex­pri­ment au nom d’un Etat con­sid­éré comme musul­man et qui s’adressent à des élèves sup­posés non seule­ment musul­mans mais croyants.

Ain­si les manuels sco­laires inci­tent les élèves à s’identifier à des héros musul­mans — les héros arabes du début de l’is­lam, ou des cham­pi­ons de l’is­lam de l’his­toire turque. Dans les faits, il y existe depuis longtemps une adéqua­tion très nette entre la nation, le nation­al­isme et l’is­lam. La nation turque se définit par l’is­lam depuis le début, depuis Ziya Gökalp [théoricien du nation­al­isme turc, 1876–1924] au début du XXe siè­cle, dont le livre-man­i­feste s’in­ti­t­ule « Turqui­fi­er, mod­erniser, islamiser » ; ensuite, depuis les années 1970, on a assisté à la poussée d’une idéolo­gie qu’on appelle la « syn­thèse tur­co-islamique ». Celle-ci définit ouverte­ment la nation turque comme une nation musul­mane, et la Turquie y est qual­i­fiée de « boucli­er et porte-dra­peau de l’islam ».

Cette idéolo­gie de droite a été adop­tée par les mil­i­taires qui ont opéré le coup d’E­tat de 1980 ; ils ont pris une impres­sion­nante série de mesures des­tinées à favoris­er l’is­lam et l’en­seigne­ment religieux en Turquie, et cette « syn­thèse tur­co-islamique » est passée offi­cielle­ment dans l’idéolo­gie d’E­tat sous le nom de « cul­ture nationale », elle est même passée dans la con­sti­tu­tion de 1982. Elle imprègne depuis cette époque les manuels scolaires.

Erdoğan n’est que le pro­duit de tout cela. Ce n’est pas quelqu’un qui tombe du ciel, un courant poli­tique qui tombe du ciel brusque­ment, c’est qua­si­ment le pro­duit d’une poli­tique mil­i­taire des années 1980, qui con­sid­érait l’is­lam, la reli­gion en général, comme un rem­part con­tre le com­mu­nisme. Le suc­cès de l’is­lamisme actuel est le pro­duit de tout cela.

Main­tenant si je peux revenir un peu en arrière…

JB – Oui volon­tiers et on a déjà com­pris que l’i­den­tité turque est une iden­tité musulmane.

EC – Tur­co-musul­mane, puisque les Arabes sont une entité extérieure, étrangère, méprisée, puisque les Arabes ont « trahi » l’empire ottoman en 1916.

JB - Le bon Turc est un musul­man aujourd’hui…

EC – Oui, et l’on con­sid­ère même qu’on ne peut pas être un Turc si l’on n’est pas musul­man. D’ailleurs ce qu’on appelle les « minori­taires », les citoyens arméniens, juifs et ortho­dox­es, jouent ce jeu égale­ment, et j’ai sou­vent enten­du des per­son­nes de con­fes­sion juive ou ortho­doxe de nation­al­ité turque, citoyens de la république de Turquie, me dire « Je ne suis pas turc », ils ne se con­sid­èrent pas comme « Turcs ». Il reste une ambiguïté fon­da­men­tale dans le mot « turc » : dans ce genre de pro­pos, « turc » veut dire « musul­man », clairement.

JB - Et « turc » veut dire l’eth­nie turque ! C’est comme si en France on ne dis­ait pas « Nous sommes français » mais « Nous sommes francs ». De cette tribu qui vient de Fran­conie, alle­mande, qui s’est instal­lée en France. En Turquie, les citoyens de cet Etat sont appelés par la gauche « Türkiye’li » [« de Turquie »] qui cor­re­spondrait à « Français » alors que les Turcs eth­niques diraient « Nous sommes francs (turcs) ».

EC – Je reviens aux manuels sco­laires, à la péri­ode antérieure, celle des années 1930, 1940. A ce moment en Turquie, il est néces­saire de penser la perte. Penser la perte, ce n’est pas seule­ment la perte de ter­ri­toires, comme les Balka­ns, le Proche-Ori­ent, l’écroule­ment de l’empire ottoman, etc. Penser la perte, c’est guérir (si pos­si­ble) de tout ce qu’on a per­du, de tout ce que les « gens de Turquie » – je n’ose pas dire les Turcs – dans les années 1920 ont per­du. Ceux qui ont été expul­sés des Balka­ns ou du Proche-Ori­ent ont tout per­du en quelques heures, leur mai­son, leur jardin, leurs champs, et ils ont été trans­portés, pour ne pas dire déportés, en Ana­tolie, dans un pays dont ils ne par­laient pas la langue: ils étaient musul­mans, mais de langue bosni­aque le plus sou­vent. Ils ont per­du non seule­ment leurs biens, mais leurs voisins, leurs amis. Inverse­ment les gens qui, en Ana­tolie, vivaient dans les con­trées où vivaient des Arméniens ou des ortho­dox­es (le plus sou­vent de langue turque, en Cap­padoce par exem­ple) ont eu aus­si à « penser la perte » : en quelques heures, ils ont per­du leurs voisins, leurs amis, leurs com­merçants, arti­sans, etc. La société ana­toli­enne a été com­plète­ment boulever­sée, déstruc­turée et, au sens pro­pre, désori­en­tée. Vous aviez des gens en Ana­tolie qui ne savaient stricte­ment pas où ils étaient et on leur dis­ait : voilà, c’est votre pays !

Il fal­lait donc penser – com­penser — cette perte. Pour ce faire, les nation­al­istes turcs ont créé — Atatürk lui-même, per­son­nelle­ment, a con­tribué à créer — un réc­it his­torique extra­or­di­naire, stupé­fi­ant, extrav­a­gant, con­crétisé par les manuels d’his­toire mis en ser­vice à la ren­trée de 1931. Le réc­it dit ceci : les Turcs, nos ancêtres, avaient créé une civil­i­sa­tion très avancée en Asie cen­trale au VIIe mil­lé­naire avant JC. A ce moment une sécher­esse les a for­cés à migr­er et ils sont par­tis dans toutes les direc­tions vers les extrémités de l’Eurasie jusqu’en Chine, en Inde, en Egypte, en Mésopotamie, en Grèce, en Europe, et dans toutes ces con­trées, ils ont apporté la civil­i­sa­tion. Ce sont eux qui ont apporté la civil­i­sa­tion chi­noise, pharaonique, suméri­enne, hit­tite, grecque, étrusque… Ils dis­po­saient déjà à ce moment, dans leur société, de la laïc­ité, de la tolérance, de la démoc­ra­tie, d’un sys­tème par­lemen­taire, et ce sont eux, les Turcs, qui apporté tout cela au monde entier.

Je par­le sérieuse­ment ! Mais quand j’ai lu tout cela je me suis demandé… j’avais les con­nais­sances en langue turque mais je pen­sais que je me trompais, qu’un tel réc­it n’é­tait pas pos­si­ble. Parce que les spé­cial­istes européens de la Turquie n’avaient jamais abor­dé ce sujet de l’en­seigne­ment de l’his­toire. Ce qu’on racon­te aux enfants ne les intéres­sait pas. Ou alors, ils min­imi­saient en qual­i­fi­ant ce réc­it his­torique de petite erreur bien excus­able d’Atatürk.

Mais j’es­time que ce dis­cours qu’on a inculqué aux enfants, à des enfants de pop­u­la­tions débous­solées, pour « penser la perte », est un élé­ment fon­da­men­tal pour com­pren­dre la Turquie. On a inculqué à ces enfants une fierté d’être turc, une fierté d’être quelque chose, d’être des élé­ments d’une race supérieure – le « Turc » est définit comme une race à ce moment-là, on a mesuré les crânes pour « prou­ver » l’ex­is­tence d’une race ! Surtout, voilà une pop­u­la­tion définie comme étant arrivée en Ana­tolie au VIIe mil­lé­naire avant Jésus-Christ, donc avant les Grecs, les Arméniens, les Hit­tites, les Ourartéens, les Kur­des, avant tout le monde, et la con­clu­sion implicite était : « Ce pays est à nous » ! Voilà ce que cela veut dire. Evidem­ment, les Turcs ne sont arrivés qu’au XIe siè­cle en Ana­tolie, mais c’est sans impor­tance car les Hit­tites, dont la civil­i­sa­tion s’est dévelop­pée en Ana­tolie au IIe mil­lé­naire avant JC, étaient déjà des Turcs.

turcité

Les migra­tions civil­isatri­ces des Turcs d’après un manuel d’his­toire de lycée de 1981

Voilà ce que j’ap­pelle « penser la perte ».

Vous [Gaidz Minass­ian] par­liez tout à l’heure de ce trau­ma­tisme [le géno­cide des Arméniens] qui est arrivé et qui n’a pas été sur­mon­té. Les kémal­istes, Atatürk en per­son­ne, ont essayé de le sur­mon­ter de cette façon-là. Aus­si, en lisant ce réc­it, après l’avoir analysé au micro­scope, j’ai pen­sé : voilà, en ce qui con­cerne le géno­cide des Arméniens, on peut chercher des preuves, les his­to­riens peu­vent chercher des preuves dans les archives, dans l’his­to­rie orale, etc. Mais j’ai pen­sé : voilà une preuve !

Car qu’est-ce qu’un tel réc­it, sinon un ali­bi inven­té par une bande de brig­ands pour mas­quer un crime ! C’est le réc­it qui masque non seule­ment le géno­cide des Arméniens mais aus­si tous les crimes qui par­ticipent de ce net­toy­age eth­nique de l’Anatolie dans la pre­mière moitié du XXe siècle.

C’est quelque chose qui traduit un malaise extra­or­di­naire ; je pense que la plu­part d’en­tre vous enten­dent par­ler de cela pour la pre­mière fois, parce qu’on entend la Turquie en général, et surtout Atatürk et les kémal­istes, comme un proces­sus d’oc­ci­den­tal­i­sa­tion ; or, au con­traire on a dit aux Turcs : Vous venez d’Asie, et c’est l’Asie qui a apporté la civil­i­sa­tion ! et l’asi­atisme, le mot Asie est devenu quelque chose de valeureux. On a inculqué aux Turcs une valeureuse iden­tité asiatique.

Le para­doxe est qu’en même temps Atatürk fai­sait ses réformes apparem­ment occi­den­tales, allant jusqu’à impos­er à tous le cos­tume occi­den­tal, puis, qu’à par­tir de 1964 on a dit aux Turcs qu’ils sont européens. Il en résul­ter un début de schiz­o­phrénie dans la pop­u­la­tion turque, et le début de quelque chose qui ressem­ble à une névrose col­lec­tive, si je peux oser cette expres­sion. On peut tou­jours débat­tre si la névrose col­lec­tive existe, mais en tout cas l’E­tat a délivré un dis­cours qui peut favoris­er la névrose ou le malaise chez ses citoyens.

Au cours de mon tra­vail de recherche je me suis effor­cé d’ap­procher la ques­tion du nation­al­isme turc par la lin­guis­tique et l’analyse de dis­cours, mais j’ai tou­jours pen­sé que la bonne approche est la psy­ch­analyse, et ce tra­vail est à peine entamé.


Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Auteur(e) invité(e)
Auteur(e)s Invité(e)s
AmiEs con­tributri­ces, con­tribu­teurs tra­ver­sant les pages de Kedis­tan, occa­sion­nelle­ment ou régulièrement…