La bataille pour la survie de la démoc­ra­tie au Moyen-Ori­ent se joue en ce moment pré­cis autour de celle du Roja­va : si cette entité frag­ile est détru­ite par les chars turcs, on peut s’at­ten­dre à l’anéan­tisse­ment en Turquie de toutes les insti­tu­tions qui définis­sent un état démocratique.

Depuis le 24 août dernier, l’ar­mée turque inter­vient en Syrie, en principe pour rejoin­dre la coali­tion inter­na­tionale con­tre Daesh, com­posée de soix­ante pays.

Lors de son dis­cours qui a suivi l’at­ten­tat con­tre le mariage turc à Gaziantep (lequel a fait 54 morts et qui, comme tous les atten­tats en Turquie imputés à ce cal­i­fat auto-proclamé tacite­ment soutenu par Ankara en Turquie n’est jamais signé), le prési­dent Erdoğan annonçait : “Nous n’accepterons aucune activ­ité ter­ror­iste à (ou près) de nos fron­tières”. Ce qui sig­nifi­ait, dès le départ, que le but réel était tout autant de vain­cre les forces kur­des syri­ennes (YPG), con­sid­érées comme une éma­na­tion du PKK ( Par­ti des tra­vailleurs du Kurdistan).

Pour le prési­dent Erdoğan, il n’y a aucune dif­férence entre le YPG et Daech, sauf que les efforts de l’ar­mée turque se sont portés exclu­sive­ment con­tre les pre­miers. Ce qui n’est pas sans inquiéter, sinon alarmer, la France et même les États-Unis qui ont soutenu les FDS (Forces démoc­ra­tiques syri­ennes) qui regroupent des com­bat­tants arabes locaux dans les provinces d’Alep, de Rak­ka et de Has­saké et surtout les forces auton­o­mistes kur­des en Syrie.

Combattante du l'YPJ, aile féminine de l'armée du Rojava © Carol Mann

Com­bat­tante du l’YPJ, aile fémi­nine de l’ar­mée du Roja­va © Car­ol Mann

Ceux-ci ont été qua­si­ment les seuls à lut­ter sans dis­con­tin­uer con­tre le cal­i­fat auto­proclamé : leur effi­cac­ité, sinon leur idéolo­gie, avait été recon­nue de façon tout à fait prag­ma­tique. Dans cette coali­tion qui sert surtout à fournir des armes et du con­seil mil­i­taire à la myr­i­ade de groupes qui ne cessent de frag­menter le ter­rain syrien, les seuls “boots on the ground” de cette coali­tion sont ces jeunes kur­des, ces hommes et ces femmes qui ont rejoint le Kur­dis­tan syrien, le Roja­va, dans un pro­jet social unique au Moyen-Ori­ent que l’au­teure de ces lignes a décrit précédem­ment dans plusieurs arti­cles parus dans Mediapart.

A dis­tinguer, faut-il le redire, du Kur­dis­tan irakien (KRG), celui des Pesh­mer­gas tant admirés par BHL, un petit état auto­cra­tique et répres­sif, ten­tant de sur­vivre de sa pro­duc­tion pétrolière, grâce à des con­trats accordés à des multi­na­tionales, y com­pris à la Turquie.

Mais voici qu’ar­rivent les chars turcs et pren­nent la ville-fron­tière de Jarablus dans la journée.

S’a­gi­rait-il d’une prouesse de la deux­ième armée de l’OTAN ? Tout indi­querait que la ville avait été aban­don­née par Daech voici plusieurs semaines, dans le but de se regrouper autour de Al-Bab, leur cap­i­tale admin­is­tra­tive à Alep. Donc, cette parade au nom toni­tru­ant de ‘Boucli­er de l’E­uphrate’ n’a servi qu’à une chose, faire la guerre non pas à leurs dis­crets pro­tégés islamistes, mais à leurs enne­mis véri­ta­bles : les com­bat­tants kur­des du Roja­va, à défaut d’ex­ter­min­er toute la pop­u­la­tion kurde qui sou­tient le PKK à l’in­térieur de la Turquie.

Une fois Jarablus ‘prise’, les forces turques ont pu atta­quer les vil­lages kur­des syriens voisins et avancer sur Kobanê. Rien que pour la journée de dimanche 29 août, un porte-parole de l’ad­min­is­tra­tion du Roja­va fai­sait état de 75 civils tués- tous des Kur­des, pas le moin­dre mil­i­tant de Daech, faut-il encore le pré­cis­er. De plus, des témoignages font état de mau­vais traite­ments infligés aux cap­tifs kur­des aux mains des mil­i­taires turcs.

Autrement dit, le con­flit armé qui oppose depuis trois décen­nies Ankara au par­ti kurde est trans­posé à l’é­tranger, fort d’un sim­u­lacre de légiti­ma­tion cen­sé offrir au prési­dent turc la respectabil­ité dont il manque sin­gulière­ment auprès de ses éventuels inter­locu­teurs occidentaux.

Ce n’est pas tout.

On se sou­vien­dra que depuis fin 2014 Erdoğan cherche à con­quérir ce ter­ri­toire frontal­ier pour éjecter les Kur­des et les empêch­er de reli­er leurs trois provinces. Mais aus­si pour créer une zone-tam­pon des­tinée à ‘installer’ les réfugiés. Il s’ag­it ni plus ni moins que le désir d’an­nex­er un Leben­sraum pour rel­oger les réfugiés au-delà des fron­tières de la mère-patrie, en dépit de ses immenses territoires.

Dans cette appar­ente con­fu­sion, sous la folie de déci­sions pris­es bru­tale­ment émerge la cohérence de la poli­tique du Prési­dent Erdoğan, murie de longue date.
Cette nou­velle guerre, calée dans un con­flit mul­ti­forme qui réduit de plus en plus les chances de paix en Syrie, se déroule sur un fond de ten­sion extrême en Turquie. Depuis le mois de févri­er dernier, une véri­ta­ble chas­se aux sor­cières est en cours con­tre les 2018 uni­ver­si­taires, sig­nataires d’une péti­tion exigeant l’ar­rêt des vio­lences au sud-est de la Turquie. Le gou­verne­ment a réa­gi avec une vir­u­lence inédite : arresta­tions, accu­sa­tions pour ter­ror­isme, garde-à-vous, ren­voi sans préavis, man­dats d’ar­rêts se sont mul­ti­pliés dans une ambiance de déla­tion et de menace.

Le coup d’E­tat-opéra-bouffe du 15 juil­let dernier fut une excuse pour arrêter des dizaines de mil­liers d’op­posants, ou sup­posés tels, dont les listes de noms avaient été dressées aupar­a­vant. Tous sont accusés d’être de con­nivence avec Fetu­lah Gülen, ancien men­tor d’Er­doğan, islamo-con­ser­va­teur nation­al­iste lui aus­si : leur rival­ité frat­ri­cide se situe moins au niveau idéologique qu’à celui du pou­voir personnel.

Aujour­d’hui, la moin­dre oppo­si­tion (imputée, imag­inée, fab­ulée) est para­doxale­ment assim­ilée à un sou­tien au mou­ve­ment Hizmet, celui de Gülen, en sous-enten­du ou à défaut, au PKK (auquel Gülen est tout aus­si opposé), pour ne pas dire des accords secrets avec Daesh. Tous seraient liés, et financés par des forces étrangères occultes. C’est ce qu’a soutenu, à la télévi­sion, le 29 août, le vice-pre­mier min­istre Nur­man Kur­tu­mu­lus décli­nant des théories com­plo­tistes, fortes d’al­liances entre tous les acteurs opposés de près ou de loin au gou­verne­ment turc.

Par­tant du principe énon­cé par Erdoğan, que les Musul­mans se sont jamais des ter­ror­istes, les autorités d’Ankara s’hési­tent pas à qual­i­fi­er les accusés d’être (en cachette) arméniens… insulte suprême. On soupçonne même Gülen d’être à la fois juif et arménien, le sum­mum pour un clerc sunnite.

Par là même, le par­ti de gauche, celui du HDP, est refoulé sur les marges de la scène poli­tique pour être asso­cié à ce clan enne­mi informe que l’on accuse, in fine de soutenir un pro­jet indépen­dan­tiste kurde. La société turque est en train de se polaris­er. La société est en train de se cliv­er grâce cette cam­pagne de dia­boli­sa­tion sys­té­ma­tique de toute forme d’op­po­si­tion, à oppos­er à un nation­al­isme rédemp­teur. Erdoğan se posi­tionne en tant que sauveur de la patrie, légitimé dans ses deman­des autori­taires, pour le moment non-sat­is­faites, d’une prési­den­tial­i­sa­tion du régime

La lutte armée con­tre le pro­jet unique­ment égal­i­taire, démoc­ra­tique et laïque du Roja­va, encore à ses débuts vac­il­lants, est tout à fait cohérente avec celle qui est menée con­tre ceux qui s’op­posent au vire­ment islamiste, raciste et guer­ri­er que prend la Turquie actuelle, aux antipodes de la con­struc­tion de son fon­da­teur Atatürk. Comme si Erdoğan, dans sa soif d’ab­so­lutisme, rêvait d’une Turquie neo-ottomane, mais dans sa ver­sion mod­erne, islamiste et ultra-libérale économique­ment, avec un ter­ri­toire agran­di pour y loger les indésir­ables. Il s’ag­it sans doute de la volon­té de créer un con­tre­poids sun­nite à l’I­ran voisin, avec des méth­odes qui pour­tant rap­pel­lent celui qu’Er­doğan a publique­ment admiré.

Réu­nir simul­tané­ment une répres­sion sys­té­ma­tisée, une guerre de con­quête, des purges accélérées, une cen­sure ten­tac­u­laire dans une atmo­sphère de ter­reur crois­sante, menés par un leader qui veut s’ar­roger les pleins pou­voirs rap­pelle tris­te­ment l’Alle­magne du milieu des années 30 et les façons de faire du pou­voir hitlérien.

La bataille pour la survie de la démoc­ra­tie au Moyen-Ori­ent se joue en ce moment pré­cis autour de celle du Roja­va : si cette entité frag­ile est détru­ite par les chars turcs, on peut s’at­ten­dre à l’anéan­tisse­ment de toute la riche tra­di­tion intel­lectuelle kurde mais aus­si turque, ain­si que les insti­tu­tions qui définis­sent un état démoc­ra­tique : les syn­di­cats, les asso­ci­a­tions citoyennes, les ONG.

Ce sera l’ex­il, la mort ou la prison pour leurs représen­tants, les activistes, en par­ti­c­uli­er les laïcs, les libres-penseurs et les fémin­istes, dont les uni­ver­si­taires, jour­nal­istes, artistes, cinéastes, écrivains, penseurs, minorités eth­niques et sexuelles.

La “com­mu­nauté inter­na­tionale” n’a pas le droit de se cacher der­rière un silence mor­tifère qui, pour le coup, per­me­t­tra de s’en­gouf­fr­er jusqu’en Europe une véri­ta­ble alter­na­tive islamiste, ren­due pos­si­ble bien au-delà du pitoy­able affole­ment autour du burkini.

31 août 2016
Car­ol Mann
Auteure invitée de Kedis­tan, soci­o­logue et spé­cial­iste de l’étude du genre et con­flit armé, fon­da­trice de l’association Women in War.
re-pub­lié à par­tir de son blog Médiapart


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