Can Dündar, le rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet a annoncé sa démission, ce lundi 15 août. Voici la traduction de son article, où il fait part de ses intentions, livre son interprétation de l’état d’urgence, et annonce son refus de se rendre à ce dernier.
Quelques lignes avant de vous laisser découvrir ce texte.
Tout d’abord, remarquons que “le cas Dündar” a été choisi internationalement comme symbole et révélateur de la destruction de tous les contre-pouvoirs médiatiques en Turquie. C’est un constat, alors que le journal Cumhuriyet n’a jamais été “un brûlot d’opposition”, mais plutôt l’expression d’une presse démocratique impertinente. Un large accord s’est donc fait autour de sa personne et de celle d’Erdem Gül.
73 journalistes étaient emprisonnés début 2013 et 31 l’étaient encore en ce début 2016, sans compter les “collaborateurs” de presse, ni les correspondants étrangers expulsés ou vivement “encouragés” à repartir. Ce chiffre, bien que difficilement vérifiable sous état d’urgence, est quasiment revenu à la hauteur de celui de 2013 depuis la tentative de putsch. Les gardes à vue se multiplient pour un oui ou pour un non, sans limite de durée. Nous avons alerté sur le cas de Zehra Doğan qui elle n’aura pas à se présenter aux autorités, puisqu’elle a immédiatement été jetée en prison.
Il n’y a pas pour nous de “petits” et de “grands” journalistes, même si nous comprenons que des figures de proue soient nécessaires pour dénoncer les faits devant une opinion publique qui personnalise en permanence. Nous devons soutenir Zehra à l’égal de Dündar, et bien d’autres comme Şermin Soydan, parce que tous trois sont les représentantEs à leur manière de la nécessaire liberté d’expression et d’information, même si l’une, parce que kurde et femme, a un verbe plus dénonciateur et moins consensuel que l’autre.
Le soutien à la presse bâillonnée, emprisonnée, doit être total.
Notre deuxième commentaire concerne “l’opposition” turque qui s’est rendue à Erdoğan récemment, en acceptant “l’union nationale”, et en ne dénonçant pas l’état d’urgence. Can Dündar, qui était plutôt proche de cette “opposition”-là, dénonce finalement dans son texte l’enfant de cette “union nationale”, cet état d’urgence, en indiquant qu’il en subirait les conséquences immédiates s’il se rendait.
On ne pouvait donc être à la fois “au meeting et au moulin”, sans donner carte blanche à Erdoğan pour la suite de son coup d’Etat civil.
Le temps des Adieux
Ce qui m’est arrivé depuis que j’ai pris sur moi la direction de la dédaction de Cumhuriyet il y a un an et demi, au mois de février de l’année dernière, est bien plus dense que ce que j’ai vécu dans toute ma vie entière.
Attaques, applaudissements, menaces, bouc émissaire…
Jugement, arrestation, prison…
Isolement, condamnation, coup de feu…
Insultes, prix, de nouvelles enquêtes, des procès en cours…
La course entre la lourde pression de l’époque et notre enthousiasme journalistique…
Des frais qui s’ajoutent à la fierté de ne pas baisser la tête…
Début juillet, j’avais demandé une courte pause à mon journal. Après cette aventure épuisante, je devais me reposer, m’occuper de mon livre et ensuite, revenir à mon travail.
Entre-temps, il y a eu le 15 juillet…
Une tentative de coup d’Etat sanglante a démontré la gravité des avertissements que nous lancions depuis des années. Le pouvoir a enfin perçu ce que nous disions.
Mais alors, qu’a‑t-on vu :
Au lieu de rendre des comptes sur leurs partenariats profonds avec la Confrérie [de Gülen], ils nous en demandent à nous. Ils nous montrent du doigt l’acrobate, et essayent de faire oublier leur ancienne complicité avec les putschistes et profitent de l’occasion pour se débarrasser de leurs opposants.
Les quelques pas concrets qu’ils ont entrepris juste après le coup d’Etat ont clairement montré, au moins en ce qui me concerne, leurs intentions.
Préparation à l’arrestation
Le 16 juillet, c’est-à-dire le lendemain de la tentative de coup d’Etat, deux des juges de hautes cours (suprêmes), juges qui ont signé la décision d’annulation qui a mis fin à notre arrestation de trois mois, ont été placés en garde à vue.
Le même jour, une opération a commencé au sein de la Cour Suprême qui tranchera sur notre condamnation de 5 ans et 10 jours. Dans le même temps, des enquêtes ont été ouvertes sur 140 membres de la Cour Suprême et 11 ont été mis en garde-à-vue également.
10 jours plus tard, le procureur qui avait réclamé deux fois la perpétuité à notre encontre (équivalent de la peine de mort), a été promu procureur général de la République, à Istanbul…
Deux jours après la promotion du procureur, la 14ème Cour pénale, en donnant comme motif le nouveau procès concernant les camions du MIT, ouvert pour « aide et complicité », a écrit à la Sécurité pour que nos passeports, à Erdem et à moi, soient confisqués.
Tous les signes montraient qu’une nouvelle période de prétextes, de non-droits, conduirait à une longue incarcération. Le régime d’état d’urgence dont la durée est inconnue, donne au gouvernement, à l’exécutif, la possibilité de contrôler directement le judiciaire comme il le souhaite.
Faire confiance à une telle Justice, revenait à mettre sa tête sous la guillotine. Désormais, en face de nous, il y aurait non pas le tribunal, mais le gouvernement. Aucune Cour Suprême ne pourrait plus objecter du non-droit ou de l’illégalité.
J’ai donc décidé de ne pas me rendre à la Justice, au moins jusqu’à ce que l’état d’urgence se termine.
Un nouveau départ
Alors que les coupables qui doivent être jugés sont exposés en pleine lumière, et que leurs complices sont au pouvoir, il est d’une grande injustice d’emprisonner ceux qui ne nient rien de leur pseudo-“crime”.
Le plus important est de faire face à l’injustice, au non-droit, au régime d’oppression, avec détermination, partout, toujours et quelles que soient les conditions, et de poursuivre sans interruption la lutte pour un pays plus libre.
Dans la période à venir, c’est ce que nous allons essayer de faire.
Qu’on sache que notre voix sera encore plus drue.
Que l’ennemi ne se réjouisse pas, et que les amis ne soient pas tristes.
La dernière forteresse résistera
En m’adressant à vous pour la première fois dans ces colonnes, j’avais écrit que « je prenais une responsabilité historique, dans une des dernières forteresses de la presse indépendante ».
La dernière année et demie a été sans hésitation la période qui m’a apporté le plus de fierté, dans ma vie professionnelle.
Il y a eu des jours où, avec mes collègues, nous avons attendu devant des portes de prison, des jours où nous avons fait face ensemble aux menaces de bombes. Nous avons ressenti de la joie ensemble, de la fierté, de la tristesse. Nous avons célébré les manchettes de l’actualité, les prix qui s’en sont suivis, les félicitations, les libérations, nos informations qui ont fait écho.
Nous avons essayé de poursuivre la tradition de lutte de Cumhuriyet pour une Turquie libre, démocratique et laïque et la porter encore plus loin.
L’appréciation de ce que nous avons accompli durant cette période vous appartient, la fierté, à mes camarades de l’équipe. Moi, je suis responsable des erreurs.
Mais il faut savoir que, dans cette période de lourdes pressions, où de nombreux organes de presse sont forcés de s’aligner sur la ligne du gouvernement ou s’y rendent volontairement, nous avons essayé de toutes nos forces de défendre « cette dernière forteresse de la presse indépendante » comme il se doit, de protéger l’honneur du journalisme et de le faire vivre.
Cette expérience, je n’oublierai jamais de ma vie.
Je poursuivrai ma présence à Cumhuriyet comme chroniqueur.
Mon camarade qui prendra le tour de garde de la direction éditoriale portera le flambeau encore plus loin.
Nous verrons tous ensemble que ni Cumhuriyet ni le journalisme ne sont finis, ne peuvent être finis, comme nous avons vu de nombreux coups d’Etat et périodes de répression laissés loin derrière…
Can Dündar
Cumhuriyet, le 15 août 2016