Une pour­suite de la plongée dans l’u­nivers musi­cal de la mosaïque cul­turelle de la Turquie. Avec une valeur sûre, Aşık Veysel.

Aşık Vey­sel, ou, de son nom com­plet Vey­sel Şatıroğlu, est né en 1894 à Sivri­alan, vil­lage de Şarkışla à Sivas. Poète, musi­cien, et chanteur pop­u­laire, Vey­sel le « aşık », le barde, le trou­ba­dour, n’y est plus depuis 21 mars 1973. Mais il vit tou­jours à tra­vers ses chan­sons. Sa musique con­tin­ue à dire la joie et la tristesse, l’amour et les qua­tre vérités, avec poésie…

Ecoutez de sa voix, com­ment il se présentait :

Mes chers concitoyens,

La plu­part d’entre vous enten­dent et lisent mon nom dans des revues, des jour­naux et des radios. Mais vous ne con­nais­sez pas ma nais­sance, mon pays. Je vais vous racon­ter cela de ma pro­pre bouche. Je suis venu au monde au vil­lage Sivri­alan de Şarkışla en 1884. Ma nais­sance n’a pas été comme tout le monde. Ma mère défunte, en ren­trant de traire les mou­tons, m’a mis au monde sur le chemin. Jusqu’à mes 7 ans, moi aus­si, comme tout le monde, j’ai cou­ru, j’ai filé, j’ai rigolé, j’ai joué. A 7 ans, j’ai per­du mes yeux à cause de la var­i­ole. Ensuite, à 9, 10 ans j’ai com­mencé [jouer] le saz. Voilà, je con­tin­ue… Mon but pour dire tout cela, c’est comme un sou­venir à mon peu­ple, à mes enfants… pour qu’ils enten­dent, qu’ils écoutent de ma pro­pre voix, je dis tout cela…”

Vey­sel passera le restant de sa vie dans le noir, mais regard et coeur ouvert au monde.
Comme il le racon­te lui même, dès petit, grâce à son père, des proches et amis musi­ciens, Vey­sel prend le saz dans ses mains et s’approprie la poésie populaire.

En 1919, à ses 25 ans, il se marie avec Esma. Ensuite des événe­ment mal­heureux s’enchaînent. Vey­sel perd ses par­ents en 1921, puis son deux­ième enfant alors qu’il n’avait que dix jours. Sa femme quitte le foy­er, le lais­sant avec sa pre­mière fille, qui décède elle aus­si, avant d’attendre un an.

Il se remarie, et devient de nou­veau père de sept enfants. Plus tard il sera le grand-père de dix-huit petits-enfants et le chanteur pop­u­laire le plus aimé de son pays.

asik veysel famille Aşık Veysel

 

Comme Pertev Naili Boratav, chercheur en lit­téra­ture pop­u­laire et folk­lore turcs écrivait en 1973 dans le Monde diplomatique :

De 1933 à 1940, tou­jours accom­pa­g­né de son jeune dis­ci­ple, il par­court le pays et fait des séjours pro­longés à Ankara.

De 1940 à 1946, il s’associera, à titre de « moni­teur artis­tique », aux activ­ités des « insti­tuts de vil­lage », écoles nor­males où se for­maient les futurs insti­tu­teurs ruraux, tous enfants de paysans. Ain­si, il sera en con­tact per­ma­nent avec toute une équipe d’intellectuels : enseignants, écrivains, jeunes paysans avides d’idées nou­velles. Vey­sel prof­it­era de ces ren­con­tres, non seule­ment pour informer ses audi­teurs, mais aus­si pour s’instruire lui-même et s’enticher de tout ce que peut lui apporter la con­nais­sance de ses interlocuteurs.

Cette col­lab­o­ra­tion de la cul­ture intel­lectuelle et de la tra­di­tion pop­u­laire mar­quera pro­fondé­ment la poésie de Veysel.

Aşık Veysel

En 1952, son jubilé est organ­isé à İstanbul.

La poésie tra­di­tion­nelle turque, elle aus­si, avait ses racines dans la pen­sée mys­tique et dans les thèmes mer­veilleux. Vey­sel, que son infir­mité avait ren­du timide – il était resté très longtemps replié sur lui-même et n’avait quit­té son vil­lage qu’à l’âge mûr, – a pu échap­per au moule des pro­to­types de sa con­frérie. Ses con­tacts fréquents avec les milieux intel­lectuels pro­gres­sistes l’ont per­suadé de la néces­sité et des pos­si­bil­ités d’une régénéres­cence de la poésie pop­u­laire. Il en a ten­té l’expérience : rompre avec le tran­scen­dan­tal et la mys­tique de la tra­di­tion tout en con­ser­vant les tech­niques de la créa­tion et de la trans­mis­sion : formes prosodiques, accom­pa­g­ne­ment musical.

Appar­tenant à la com­mu­nauté alévi, qui, bien qu’ouverte à une plus grande tolérance spir­ituelle, avait ses pro­pres préjugés, il en con­damne le sec­tarisme avec toutes les autres formes de fanatismes religieux et raciaux.

Il raille la vieille légende qui veut faire croire que tout poète aurait une « bien-aimée », à lui prédes­tinée et rési­dant dans un pays loin­tain ; il fustige en même temps les aşık mod­ernes qui s’en van­tent et qui ne se lassent pas de répéter les mêmes clichés irréels sur la beauté féminine :

Ils voient un miroir dans le noir et le pren­nent pour la Lune…
Ils n’ont pas encore une épouse qui lave leur vaisselle.
Et ils racon­tent des his­toires sur la Bien-Aimée qui les attend au Pays de l’Inde.
Une boi­teuse ne leur suf­fit pas, Ils ne se con­tentent pas d’une borgne,
Ils sont en quête de beautés aux sour­cils arqués…

Dans l’un de ses plus beaux poèmes, Vey­sel a don­né, pour ain­si dire, l’essentiel de sa pen­sée réno­va­trice. Son mes­sage y est d’une sim­plic­ité magis­trale : « Tournez vos regards vers la terre et non vers le ciel ! », nous dit dans ce chant le paysan Şatıroğlu de Sivralan.

 

TERRE NOIRE

Je me suis accroché à beau­coup de choses cher­chant des amies.
La seule amie qui m’est demeurée fidèle, c’est la terre noire.
Je me suis bal­adé en vain, épuisé pour rien
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Je me suis attaché à beau­coup de belles
Je n’ai trou­vé ni fidél­ité, ni avantage
J’ai pris tout ce que je veux de la terre
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Elle a don­né mou­ton, agneau, elle a don­né du lait
Elle a don­né mets, elle a don­né pain, elle a donné
Sans la rudoy­er avec la pioche elle a don­né peu
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Elle a porté mon espèce depuis Adam à aujourd’hui
Elle m’a nour­ri de toutes sortes de fruits
Elle m’a porté tous les jours sur sa tête
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Je lui fendis le sein à coups de pioche et de bêche,
Je lui déchi­rai la joue avec les ongles de ma main.
Elle, elle m’accueillit en me ten­dant une rose.
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Elle me souri­ait quand je la torturais
Je ne mens pas, tout le monde voyait
J’ai offert une graine, elle m’a don­né qua­tre potagers
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Si je m’adresse au ciel, ja n’aurai que de l’air.
Si je soigne la terre, j’aurai la bénédiction.
Où pour­rai-je m’abriter si j’abandonne ma terre ?
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Si tu as un voeu, demande au Dieu
Pour le chercher ne t’éloigne pas de la terre
La générosité est un don de Dieu à la terre
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

Cherch­es-tu la Vérité ? Elle est un point lumineux :
Dieu est proche de l’homme et l’homme est en Dieu.
Le tré­sor caché de la Vérité est enfoui en terre.
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

La terre cache tous nos défauts
Elle oint nos os et pense nos blessures
Bras ouvert elle m’attend
Ma seule fidèle amie, c’est la terre noire.

A quiconque se révèle le secret de la terre,
Celui-là lais­sera une oeu­vre immortelle
Le jour vien­dra où elle pren­dra Vey­sel dans ses bras,
Ma plus fidèle amie, la terre noire.

(traduction Kedistan)

asik-veysel portrait Aşık Veysel


Cette chan­son est une des chan­sons pop­u­laires les plus aimées et chantées.
Faisons donc un tour d’hori­zon, et un choix aléa­toire par­mi ses interprètes…


Belkıs Akkale & İzzet Altın­meşe  en duo en 1999, avec une mag­nifique intro en bonus…


Aynur chanteuse kurde, avec End­less Duo, piano et saz.


Tarkan chanteur pop­u­laire, en 2012.


Buray et son inter­pré­ta­tion bien à lui.

https://youtu.be/18AjiF8gegk


Groupe Duman


asik veysel kara toprak vinyl

Aşık Vey­sel de Şarkışla
TOPRAK — Pre­mière partie

Kara Toprak séduit beau­coup de groupes et musi­ciens de “Rock Ana­tolien” (ou rock turc), syn­thèse du rock et la musique pop­u­laire de l’Ana­tolie. Ce style est né dans les années 60 et s’est rapi­de­ment pop­u­lar­isé. Le rock ana­tolien, notam­ment le rock psy­chédélique a explosé en Turquie de 1966 à 1975. De décen­nies en décen­nies, le rock ana­tolien s’est diver­si­fié en même temps que d’autres gen­res musi­caux appar­en­tés au rock. Aujour­d’hui, le rock ana­tolien est un terme un peu plus générique, pour définir la syn­thèse de sonorités de dif­férents mou­ve­ments rock occi­den­tal et de la musique turque ou encore de la musique rock avec des paroles écrites en turc…

Vous allez trou­ver aus­si donc, celle belle vieille “Terre noire” dans une agréable diver­sité des années 60 à nos jours. Il y en aura pour tous les goûts…


Orchestre TPAO Bat­man, fondé en 1963 un des rares groupes qui provin­ci­aux qui ont mar­qué le rock anatolien.


Haramil­er, groupe de rock fondé en 1990 avec autori­sa­tion du groupe ini­tial (1966–68).


Ver­sion Rock de Selim Işık.


Groupe MaN­ga, alter­natif rock, nu-metal.


Il n’y a bien sur pas que le rock ana­tolien. “La Terre noire” d’Aşık Vey­sel, vibre aus­si en jazz, émeut dans la forme clas­sique et tra­verse les continents…

Une ver­sion jazzy de Julie Özçelik.


Ricar­do Moy­ano au Teatro Nacional Rosario


HOMMAGES

Titi Robin avait fait un hom­mage à Aşık Vey­sel dans son album Ciel de Cuivre.


L’hom­mage de Fazıl Say  : Black Earth

Si vous avez aimé la com­po­si­tion de Fazıl Say, écoutez l’in­ter­pré­ta­tion de cette œuvre par le pianiste Hunter Noack.

Et si vous êtes séduit-es, vous pou­vez vous y met­tre à votre tour, avec la ver­sion karaoke.


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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.