Les graines de la haine poussent vite. Les pousses deviennent arbustes, dépassent la taille humaine, et forment une forêt sauvage.
Nous avons vu ceux qui tirent sur leur propre peuple sans ciller, bombarder leurs propres villes, et toujours pas rassasiés, se venger des morts en s’acharnant sur les corps et plus encore, en saccageant leurs tombeaux.
Un nouveau concept est né après le coup d’état raté du 15 juillet : le « Cimetière des traîtres ».
Il me semble qu’un cimetière est un endroit où les chemins se terminent, le combat de la vie cesse. Quel que soit le chemin parcouru par la personne qui s’y repose, ses choix, ses actes, ses erreurs ou ses bienfaits appartiennent au passé. La comptabilité est faite, son compte est fermé. Ensuite, c’est à ceux qui restent de se recueillir sur le tombeau avec affection, empathie, ou refuser de s’y rendre…
Le défunt n’est plus. Est-ce alors, à ses proches d’assumer ou de subir la suite ?
Chacun de ces chemins appartient seul à celui ou celle qui l’a emprunté vers la mort… Je vous défie d’expliquer à un gamin pourquoi son père est enterré dans un « cimetière des traîtres », alors qu’il pleure sa perte.
L’existence d’un “cimetière des traîtres” questionne. Qui décidera donc, qui est bien un « traître » mort, et qu’il doit être enterré dans ce cimetière ? Et qu’est-ce que la « traîtrise » ? La définition peut varier d’un point de vue à l’autre, et c’est étroitement lié aux principes de liberté, de démocratie…
Comme par exemple, celles et ceux qui sont déclarés « traîtres », du fait de leur soutien pour la Paix, ou parce qu’ils ont émis la moindre des critiques, ou encore en publiant un simple tweet qui exprime une quelconque opposition au régime du moment ? Ceux qui sont insultés, menacés, inquiétés, mis six pieds sous terre de leur vivant, doivent-ils être en plus enterrés là-dedans ?
Un expression turque dit « Ölene kadar elim yakanda olacak », « Mes mains seront sur ton col, jusqu’à ma mort », au sens, je te tiendrai, pour serrer ta gorge à tout moment, je ne te lâcherai pas tant que je suis en vie. Là, c’est parti pour l’au-delà, et avec, le bonus de tenir le col des proches, voire même celui de toute la descendance…
En prenant du recul sur les périodes qui ont traversé ces terres, je me demande aussi, si les habitants éternels du « Cimetière des traîtres » seront différents d’une période à l’autre, d’un régime à l’autre, selon les tendances ambiantes ?
Quand le vent tourne, les qualificatifs pour devenir “traître” tournent-elles aussi ? Que deviendront ceux qui sont déjà enterrés pour les motifs d’avant ? On les déménage ? On les oublie et on enterre de “nouveaux traîtres” à leurs côtés ? On repeint le panneau ?
« Pendaison ! pendaison ! » Dans la lignée de ces slogans qui ont résonné dans les rues pendant les jours suivant la tentative du coup d’état, la revendication du retour de la peine de mort, les polémiques, il n’est pas étonnant de voir ce panneau planté à l’entrée de ce cimetière qui se trouve dans le village Ballıca, commune de Pendik, district d’Istanbul.
Le truc, est que cette ignoble idée, ne sort pas de la tête d’une poignée de “citoyens zélés” mais qu’il s’agit d’une décision officielle, prise le 20 juillet, par le Conseil de la Mairie d’Istanbul Métropole, en unanimité de vote, gravant dans l’histoire du pays le premier « Cimetière des traîtres ».
Un certain nombre de « putschistes » y ont déjà été enterrés. Et au bout de 9 jours de polémiques, d’applaudissements ou de critiques, après de magnifiques discours de com, annonçant “Le premier militaire putschiste a été enterré dans le cimetière des traitres, car sa famille n’a pas voulu de son corps”, Kadir Topbaş, le Maire d’Istanbul Métropole, a pourtant fait enlever le panneau… enfin aujourd’hui. Mais il est évident qu’une fois tamponné de “cimetière des traîtres”, il sera bien difficile de faire disparaitre des esprits cette triste étiquette.
Quand une société s’acharne sur ses cimetières, “pancarte” ses morts, et qu’elle refuse dans le même temps de reconnaître le moindre de ses crimes anciens ou présents, pire, un génocide, comment voulez vous que les ombres portées ne hantent pas son histoire quotidienne.