La confusion politique est telle, dans les commentaires, témoignages et “analyses” d’après coup d’Etat en Turquie, qu’il devient nécessaire de mettre les pieds dans le plat, où les doigts dans le bocal de turşu, au choix.
Il y a, en France et en Europe, des observateurs et amoureux de la Turquie, chercheur(e)s, universitaires, où simples “commentateurs/trices avisées”, à qui on donne rarement la parole, au profit d’un discours ronronnant sur “L’UE et la Turquie, pas de ça chez nous” ou à l’inverse “soyons vigilants avec un partenaire”. Ces discours à l’emporte pièces, tenus aussi par certains “journalistes” mondains se trouvent aussi renforcés par une partie de la gauche, qui confond libéraux turques et opposition démocratique.
La vision eurocentrée de la gente politique parlementaire européenne, de droite comme de gauche, amène ici à la confusion, et rejette le plus souvent les analyses intelligentes vers des niches médiatiques (quelques rares émissions radiophoniques ou des sites spécialisés de chercheurs), et là-bas l’opposition radicale à Erdogan, dans le camp des “alliés du terrorisme”. Si nous ne pensions pas que cela fera des “ravages” lorsque qu’il s’agira à très court terme, de faire prospérer des réseaux de soutien, face au chaos en Turquie, nous ne reprendrions pas le clavier…
Nous tentons de partager, sur la page Facebook de Kedistan, le plus possible de ces voix que la bien pensance médiatique dominante étouffe, et qui sont pourtant indispensables pour “comprendre”, et non papoter ou pire “complotiser”.
Voici une traduction à la volée et en extraits d’un article qui date déjà, provenant d’une source turque “opposante”, et qui synthétise bien quelles sont les préoccupations d’une grande partie de l’opposition traditionnelle turque “laïque et républicaine”, pour faire court. C’est cette “opposition” parlementariste, qui recueille majoritairement les faveurs de la dite “gauche européenne”.
Après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, la répression tous azimuts, on peut observer à la fois une mise à jour des réseaux d’opposition quelles que soient leurs tendances, mais aussi et principalement une structure d’Etat qui est en décomposition.
A Ankara, le sujet qui occupe les cerveaux c’est « la reconstruction de l’Etat ». Les partis “d’opposition” tirent les sonnettes d’alarme en soulignant la nécessité de reconstruction de l’Etat dans le respect du principe du « mérite » et réclament que ce processus soit ouvert au contrôle de l’Assemblée Nationale. Mais il est évident qu’Erdogan utilise le coup d’Etat raté, comme bénéfice de ses efforts pour réunir toutes les institutions de l’Etat sous la main d’un seul homme, la sienne.
Il est question que l’Armée soit attachée au Ministère de Défense, que les diplômés des écoles Imam Hatip puissent intégrer les écoles de l’armée, que les écoles militaires soient attachées au Ministère de la Défense, de changement de la loi sur le statut des fonctionnaires, la suppression de tous les avantages des fonctionnaires dont la sécurité du travail, la mise en place d’entretiens, à la place des examens pour l’embauche de nouveaux fonctionnaires, l’accélération des interventions politiques sur les espaces économiques, sociaux et politiques, par décrets.
Toutes ces “promesses” de changement ne se présentent pas d’une façon qui réhabiliterait l’Assemblée Nationale mais focalisent autour d’Erdogan. Le cercle proche d’Erdogan ayant reçu un coup avec la tentative de coup d’Etat, il pourrait se retourner et ne se reposerait plus que sur son cercle ultra proche désormais. Par exemple, il est attendu que sa fille, son gendre, trouvent une place dans la future direction de l’Etat.
En regardant de près les réponses données aux appels « descendez dans la rue pour veiller sur la démocratie », on peut observer aussi, via les slogans, et bannières, qu’il y a diverses confréries musulmanes. Ces confréries, qui sont restées à l’ombre de celle de Gülen jusqu’ici, expriment qu’elles sont candidates à prendre leur place. Il y a des rumeurs comme quoi même les ministères seraient partagés entre confréries….
En tout cas, Erdogan ne se privera pas de tirer avantage des ces confréries qui l’entourent depuis le 15 juillet, avec l’accentuation de « la croyance » et de l’islamisme, et des discours le prouvent.
Erdogan veut tenir toutes les ficelles, lors de la réorganisation de l’état, et il l’exprime. Par contre dans l’AKP, il n’y a pas une unité remarquable sur ce sujet. Ceux qui pensent que l’AKP n’a pas cette capacité, ne sont pas minoritaires, loin de là. Mais malgré les réticences et doutes des uns et des autres, la plupart des gens de tous horizons, sont à peu près unanimes, sur le fait que les avertissements, doutes ou hésitations des uns et des autres ne feront aucun effet sur une revendication de solution, hautement épicée d’islamisme, de la part d’Erdogan.
On ne peut bien sûr pas douter de la réelle opposition au régime AKP, exprimée dans ces lignes, comme on ne pouvait douter de la sincérité des mêmes “opposants” réunis place Taksim dimanche dernier, dont beaucoup partageaient les questionnements de cet article sans doute.
Mais cette “opposition”, qui se préoccupe essentiellement de sauvegarder l’Etat laïc, le parlementarisme et la République, a‑t-elle une proposition de résistance autre que s’appuyer sur les “élus” kémalistes au Parlement, qu’on sait par ailleurs libéraux et attachés à l’histoire de la Turquie, qui a amené à ses divisions, ses refoulés génocidaires, la corruption d’élites et la répression de communautés minoritaires au nom de l’unité de la Nation turque.
Est-ce donc une “caricature” ?
Est-ce donc une “caricature”, que de rappeler que cette “opposition” a encore récemment avalisé une loi anti terroriste, et en prime la levée des immunités parlementaires de députés de la gauche démocratique, qualifiés aujourd’hui de “complices du terrorisme” ? Est-ce donc une caricature, que de constater qu’à la veille du coup d’Etat, cette “opposition” guerroyait avec Erdogan sur des terres xénophobes anti réfugiés syriens, par nationalisme ? Est-ce donc une caricature, que de dire que dans cette année écoulée, elle n’a pas fait de relai opérant sur le plan politique entre la société civile mobilisée pour la Paix, les syndicats et corporations, autre que d’appeler au soutien électoral pour novembre 2015, en “compétition” avec le HDP, et trop contente d’engranger elle aussi les voix de la “peur” ? Est-ce une caricature, que de décrire la “prise d’otages” que réalise le CHP kémaliste sur la partie de société civile qui s’oppose, en l’affublant en permanence de la figure tutélaire du père de la Nation ? Est-ce une fausse question que de constater que cette opposition ne s’oppose que sur le “partage” du pouvoir, et qu’elle n’oppose que le néolibéralisme laïc au régime AKP ? Est-ce enfin un gros mot que de pointer les “accords” parfois de cette “opposition” là, avec les ultra nationalistes ?
Nous pourrions à l’infini esquisser cette “caricature” d’opposition, et même montrer que le frein qu’elle représente est “instrumentalisé” par Erdogan, et a sans doute participé aussi de la radicalité nationaliste des militaires à l’origine du coup d’état manqué.
Qu’est-ce donc que cette propension à tout ramener à l’Europe, et à vouloir repeindre en rouge tout partenaire libéral potentiel qui fait dans l’opposition à Erdogan ? La Turquie et ses peuples n’attendent pas seulement un “régime plus doux”, un partage équitable des “pouvoirs”, et une Turquie à “l’image de l’UE”. Son opposition démocratique, aujourd’hui minorisée, aspire aussi à quitter le néolibéralisme, l’exploitation de l’homme et des ressources, la destruction écologique, le patriarcat de toutes obédiences… et à un cadre et des institutions politiques démocratiques et confédéralistes pour le Moyen-Orient et ses peuples.
Recréer une opposition active à Erdogan ne se fera certainement pas dans un parlement et dans la confusion. Elle ne se fera pas davantage sur de plus petits dénominateurs communs qui laisseraient de côté les vieux démons qui hantent la Turquie.
S’il suffisait de proclamer une “union de la gauche” en Turquie, en y faisant rentrer les libéraux, pour dresser une opposition contre Erdogan, chacun mettant de l’eau dans son rouge, cela se saurait. Là où passe la confusion…
L’histoire de la Turquie elle-même complique juste un peu cette “vision” simpliste…
Ha ! On allait oublier une variante… “pour sauver la démocratie, on se doit de réunir tous ses partisans sans distinction et au plus large…”
Avez vous déjà essayé de “sauver” un bocal de turşu un peu gâté en gardant le même bocal ? Cela continue de moisir ?… Normal.
(Les liens contenus dans ce billet renvoient vers quelques analyses pertinentes, qui nous ont éclairé et conforté dans nos convictions. N’hésitez pas à y faire un long détour).