Ercan Kesal, médecin, acteur et auteur, écrivait  le 3 juil­let sur Birgün, cet arti­cle, “la fin du monde”, qui témoigne de la réal­ité nue d’un drame quo­ti­di­en en Turquie.

La fin du monde

Je suis sor­ti dans la rue avec en moi une sen­sa­tion qui ressem­ble à une sen­sa­tion lais­sée par un film en plein air qui viendrait de se ter­min­er. Je me suis arrêté devant les urgences. Etrange­ment, c’était calme. A la can­tine, quelques proches de malades attendaient silen­cieuse­ment, mains col­lées sur le verre posé devant eux. Le vendeur de sim­it qui s’installe habituelle­ment sur le trot­toir d’en face n’était pas arrivé. Le mec du sécu­rité, quand il m’a vu, a caché sa cig­a­rette. J’ai marché jusqu’au croise­ment de la rue et de l’avenue.

La vie, regar­dait du coin de la rue, comme un vilain enfant de la rue, en cri­ant que rien ne chang­erait plus jamais.

L’heure mar­quait le soir. J’ai regardé autour de moi, plan­té sur la route qu’un quarti­er mis­éreux a trans­for­mée en fron­tière avec un autre quarti­er encore plus mis­éreux et inviv­able. Comme ça… Des rues sales, sans espoir et rem­plis de foules.

Ca fait un moment que je suis ici. Je suis comme une his­toire qui ne finit pas, je vieil­lis et ceux qui vivent ici, pensent qu’ils sont encore des habi­tants d’Alucra (dis­trict de Gire­sun, dans la région de Mer Noire) ou de Hafik (dis­trict de Sivan, Ana­tolie centrale)…

Okmey­danı, Şark Kahvesi (Café de l’Orient), le quarti­er Piyalepaşa, et du bout de la rue Osman­oğlu une foule noire et pous­siéreuse a com­mencé a venir vers moi, en dégageant des fumées invis­i­bles dans l’air. Je me suis arrêté, j’ai allumé une cig­a­rette. A la deux­ième bouf­fée, qua­tre, cinq enfants qui avaient à tout cass­er l’âge de mon fils ont com­mencé à pass­er devant moi. Non, pas une dizaine, prob­a­ble­ment une centaine…

J’ai demandé au compt­able de Çorum, qui est venu près de moi à ce moment là :
« Osman, qui sont ces enfants ? »
« C’est des enfants syriens, les enfants des réfugiés syriens »
« Ah bon ?… Des enfants syriens… il y en a autant ? »
« Ils ont leur école plus bas… Ils sont du sor­tir de là… »

Mon Dieu, pourquoi ces enfants sont si inno­cents et pourquoi sont-ils si dés­espérés ? Qu’ont-ils fait pour mérit­er tout ce qui leur arrive ?
Les enfants sont passés devant nous, ils sont par­tis. Nous, nous sommes restés sur les rives des tra­cas, c’était telle­ment pro­fond que nous n’avons pas pu traverser.

« Osman, qui sont-ils, que font-ils, ont-ils des soucis, allons demander »
« Allons y… »

Nous sommes arrivés à un immeu­ble. Je con­nais cet immeu­ble. L’année dernière, ce lieu n’était-il pas un ate­lier de con­fec­tion ? Un type d’Erzincan ou Van qui le gérait. A penser que ses affaires n’ont pas été bonnes. Ils ont vidé l’immeuble et l’ont don­né aux enfants.

Quand nous sommes entrés, une odeur de tran­spi­ra­tion intense nous a accueil­lis. Cette odeur doit être la seule chose qui n’a pas changé depuis l’Atelier. Des pupitres bricolés ont pris la place des machines. Le pan­neau d’affichage des ouvri­ers est devenu tableau noir. A la place des filles mai­gres et des garçons pâlots, qui enter­raient leur vie dans cet endroit moisi, pour trois sous, sans déc­la­ra­tion, sans assur­ance, il y a désor­mais des enfants syriens aux cheveux bouclés, aux yeux noirs.

On a poireauté un peu, puis nous sommes entrés dans une petite pièce. A l’intérieur, trois syriens por­tant sur eux l’évidence qu’ils ont été brassés plusieurs fois dans le tour­bil­lon de la vie et qu’ils essayent de s’accrocher encore, et avec eux, un enseignant turc, bénév­ole, une rai­son pour garder espoir sur ce monde.

« Je suis un tel, voilà, je tra­vaille à l’hôpital en haut. Je voulais voir com­ment cela se pas­sait ici. Que puis-je faire pour vous ? » ai-je dit.

Ils se sont arrêtés. Ils ont par­lé entre eux, en arabe, un peu…

Dites, je ne sais pas pourquoi je pense à une nou­velle de Refik Halit Karay, « Eski­ci » (acheteur-vendeur de vieil­leries), la connaissez-vous ?

L’histoire d’un homme en exil dans un pays arabe, qui croise un gamin turc dans une mai­son où il arrive pour répar­er des chaus­sures, et qui réus­sit avec mille rus­es à faire par­ler le gamin en turc. L’eskici stan­boulite, com­mence à tra­vailler, en rem­plis­sant une poignée de clous dans sa bouche. L’enfant qui l’observe, ne peut plus résis­ter et par­le « Les clous, ne te piquent-ils pas ? ». L’homme sur­saute et demande « Tu es turc toi ? ». Après cela, c’est le débit d’une chute d’eau. Indompt­able et lumineux. L’enfant prêt à par­ler depuis tou­jours. Lui aus­si est en exil, en quelque sorte. Il n’est guère dif­férent d’eskici. Il racon­te des heures durant. Istan­bul; son quarti­er, sa mère qui tombe malade et qui meurt, son arrivée chez des proches, ici. Bien qu’eskici prenne son temps, son tra­vail se ter­mine. Le gamin ne veut pas le laiss­er par­tir et un long enlace­ment qui met en larmes, les réu­nit tous les deux.

J’avais com­pris de cette his­toire, que la langue mater­nelle est, surtout quand on est en exil, comme une poignée de clous qui rem­plis­sent la bouche. Elle rem­plit la bouche, mais elle ne pique pas, va savoir pourquoi. Elle est acérée, elle se balade au bout de la langue, mais ne blesse pas. Elle touche pré­cieuse­ment ta langue, tes dents, mais elle va au coin le plus isolé et sen­si­ble du coeur, pour piquer !

L’arabe a flam­boyé de cette façon à Okmey­danı, et là, sur les murs noirs d’un ate­lier mis­érable, devenu école pour les enfants, pour me piquer au coin le plus sen­si­ble de mon coeur.

J’ai par­lé comme si j’utilisais ma dernière arme.
« Com­ment puis-je vous aider ? De quoi avez vous besoin ? »

Ils se sont tus un court moment. Ils se sont regardés comme s’ils hési­taient à utilis­er un droit qu’on leur offrait. On a atten­du pen­dant un temps. Je ne sais pas com­bi­en de temps ce silence a duré. Finale­ment, celui qui était d’âge moyen, cor­pu­lent et mous­tachu a par­lé. Et l’enseignant turc a tout de suite traduit.
« ‘Nous avons besoin de sécu­rité’ dis­ent-ils. » J’ai regardé comme si je ne com­pre­nais rien. Et c’est vrai, je ne com­pre­nais pas. En atten­dant d’entendre pain, nour­ri­t­ure, tra­vail, argent… ces mots étaient tombés comme un lus­tre qui s’écrasait au milieu de la pièce. L’enseignant, a mar­qué une pause, « Sécu­rité… » a‑t-il dit de nou­veau, d’une voix cassée.
Le réfugié syrien a dit encore quelques mots. J’ai bien vu que l’enseignant hési­tait à traduire. Je l’ai regardé. Il a fini par traduire :
« Depuis le jour où ils sont arrivés à Istan­bul, cinq de leurs enfants ont été volés. ‘Cinq fil­lettes… elles ont été volées. C’est pour cela, dit-il » ajoute l’enseignant.

La fin du monde serait arrivée et on ne s’en serait pas ren­du compte ? Qu’est-ce qu’un monde où les enfants sont volés comme un objet, un sac, un paquet, si ce n’est pas déjà l’enfer ?

Dans le livre saint, on dit « Quand il aura souf­flé sur Sur, une fois, la terre et les mon­tagnes seront frap­pées l’une con­tre l’autre. Ce jour là, sera la fin du monde. »
Cela fait longtemps qu’il a souf­flé sur Sur, les cris des enfants volés se sont per­dus dans les bruits de Sur, c’est peut être pour cela que nous n’entendons pas leurs appels.

Ercan Kesal

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Image à la une : com­po­si­tion de pier­res de Nizar Ali Badr.
Décou­vrez l’artiste dans l’ar­ti­cle “Les pier­res de Nizar Ali


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