Le Monde dip­lo con­sacre une bonne par­tie de son numéro de juil­let à la Turquie et au Kur­dis­tan. Le men­su­el CQFD l’avait fait à plusieurs repris­es fin 2015, et nous vous en avions déjà forte­ment con­seil­lé la lec­ture. Ce con­seil reste entier d’ailleurs pour leurs actuelles pub­li­ca­tions. Au tour donc du Monde diplomatique…

Ce numéro de juil­let du Monde dip­lo con­tient donc, en ligne sur leur site, et dans l’édi­tion papi­er disponible dans tous les bons kiosques, 4 arti­cles qui se com­plè­tent. L’un est une tri­bune de Sela­hat­tin Demir­taş (Coprési­dent du HDP, Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples, prési­dent du groupe par­lemen­taire de cette for­ma­tion poli­tique à l’Assem­blée de Turquie et député d’Istanbul depuis juin 2015. Le deux­ième est un arti­cle sur Mur­ray Bookchin, théoricien de l’écologie sociale et du munic­i­pal­isme lib­er­taire. Il inspi­ra le con­fédéral­isme en proces­sus au Roja­va, entre autres, et eut un dia­logue con­struc­tif avec Abdul­lah Öcalan sur ces ques­tions. Un autre bil­let d’Ag­nès Sti­enne traite de la guerre régionale en cartes détail­lées. Enfin, et c’est l’ob­jet de ce partage, un reportage de Lau­ra-Maï Gave­ri­aux, en immer­sion au Kur­dis­tan turc, inti­t­ulé “La sale guerre du prési­dent Erdoğan”, fait le point avec témoignages et analy­ses sur l’an­née écoulée.

Le Monde dip­lo ne nous en voudra pas de faire quelque peu sa pro­mo­tion. Nous repro­duisons ce dernier bil­let de Lau­ra-Maï Gave­ri­aux, (qui donne aus­si la parole à Sela­hat­tin Demir­taş), qui rend pal­pa­bles toutes ces brèves que nous dif­fu­sons depuis 2015, et leur donne sans langue de bois, sens con­cret et vie. Un arti­cle comme on aimerait en lire sous la plume d’autres cor­re­spon­dants, sans la frilosité mal­adive d’une pseu­do objec­tiv­ité, les deux pieds dans le réel et l’humain.

Alors que sur­gis­sent de toutes parts des com­men­taires sur la Turquie, suite à l’at­ten­tat de l’aéro­port d’Is­tan­bul, il est plus que jamais impor­tant de lire et de faire lire autre chose que des amal­games et des auto jus­ti­fi­ca­tions de la poli­tique européenne envers le régime Erdo­gan, où des analy­ses dou­teuses qui masquent l’essen­tiel. C’est donc en sou­tien avec son auteure, que nous red­if­fu­sons son billet.

Nous vous con­seil­lons bien sûr égale­ment la lec­ture des autres, soit par l’achat en kiosque du numéro de juil­let, soit en ligne. Un abon­nement à prix mod­ique de 5 jours en accès illim­ité vous est d’ailleurs pro­posé sur le site du Monde diplo­ma­tique.


monde diplo 748

La sale guerre du président

par Lau­ra-Maï Gaveriaux 
Envoyée spé­ciale

Depuis l’automne 2015, les repré­sailles menées par les forces turques après les com­bats avec les mili­ciens du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK) rav­agent le sud-est de la Turquie. De nom­breuses villes ont été détru­ites, et les témoignages recueil­lis sur place font état de graves exac­tions con­tre la population.

LE SOLEIL inonde la grande place de Silopi, ville de 80 000 habi­tants du sud-est de la Turquie, à moins de quinze kilo­mètres des fron­tières avec l’Irak et la Syrie. Entre décem­bre 2015 et jan­vi­er 2016, les forces de sécu­rité turques ont dure­ment attaqué la pop­u­la­tion et les com­bat­tants du Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan (PKK), une for­ma­tion qui se réclame du con­fédéral­isme démoc­ra­tique (lire l’article page 3) et revendique l’autonomie des ter­ri­toires majori­taire­ment kur­des. Les com­bats se sont déroulés à huis clos : plusieurs fois soumise à de longs cou­vre-feux, comme bien d’autres villes, Silopi a été isolée pen­dant trente-sept jours.

Dans tout le pays, des atten­tats visent régulière­ment les forces de l’ordre, y com­pris à Istan­bul ou à Ankara, et ren­for­cent la répres­sion, qui provoque de nou­velles repré­sailles. Ain­si, le 10 juin, une organ­i­sa­tion rad­i­cale dis­si­dente du PKK, les Fau­cons de la lib­erté du Kur­dis­tan (TAK), revendi­quait l’explosion d’une voiture piégée con­tre des policiers à Istan­bul. Quelques jours plus tôt, le gou­verne­ment avait fait vot­er une loi facil­i­tant la lev­ée de l’immunité de cer­tains par­lemen­taires afin de musel­er les cinquante-neuf députés du Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples (HDP) (lire le témoignage de M. Sela­hat­tin Demir­taş en pre­mière page et ci-dessous). En cette mat­inée print­anière, l’atmosphère reste ten­due à Silopi. Les pas­sages fréquents des véhicules blind­és de la police turque et l’hélicoptère qui tournoie dans le ciel rap­pel­lent que la guerre n’est jamais loin. Des files d’attente se sont for­mées devant deux écrivains publics, venus avec leur table pli­ante et leur machine à écrire. Ces temps-ci, ils ont plus de tra­vail qu’à l’accoutumée. On vient les voir pour un for­mu­laire lié à la destruc­tion de sa mai­son, pour une let­tre au directeur de la prison,
pour la déc­la­ra­tion d’un décès.

Mme Rıskiye Seflek, la soix­an­taine, habite au coeur de la zone où se sont déroulés les com­bats. « Le char qui se trou­vait der­rière la mai­son visait la mosquée. Mais l’obus a tra­ver­sé le salon ! » Sous son voile blanc orné de den­telle, que les femmes kur­des por­tent à mi-chevelure, elle a le regard fatigué. Elle nous reçoit dans le jardin, avec son mari, leurs filles et leurs petits-enfants. L’un des garçons a apporté des vête­ments neufs, que la famille inspecte : « C’est pour Temer, mon petit-fils, explique grave­ment Mme Seflek. Il a 16 ans, il est en prison. Avant, il est resté à l’hôpital pen­dant trois semaines, parce qu’une balle a tra­ver­sé sa hanche.» L’adolescent n’était pas un mili­cien. Il se serait trou­vé pris au piège des com­bats comme tous les habi­tants de Silopi, reclus dans leur ville trans­for­mée en souricière.

Des témoignages comme celui-ci, nous en avons recueil­li plusieurs dans toutes les villes du Kur­dis­tan turc que nous avons vis­itées. Partout, c’est le même con­stat. Le proces­sus de paix entre les autorités et le PKK, entamé en 2009 pour met­tre fin à un con­flit qui a débuté en 1984 et fait plus de quar­ante mille morts, n’est plus. Pour le prési­dent turc Recep Tayyip Erdoğan et son nou­veau pre­mier min­istre, M. Binali Yıldırım, nom­mé le 24 mai 2016, «il n’y a plus aucun dia­logue pos­si­ble avec le PKK». Leur vocab­u­laire est sans ambiguïté : « net­toy­age », « purge », « vic­toire totale ».

Au print­emps 2013, les pour­par­lers avaient con­duit au repli des com­bat­tants kur­des vers l’Irak; mais ils n’ont pas résisté à l’évolution de la guerre civile en Syrie. La ten­sion est remon­tée durant la bataille de Kobanê, qui a opposé les forces kur­des syri­ennes proches du PKK et l’Organisation de l’État islamique (OEI)1. Dans les villes kur­des, de nom­breuses man­i­fes­ta­tions ont dénon­cé la pas­siv­ité du gou­verne­ment turc, accusé de col­lu­sion avec l’OEI. Le 20 juil­let 2015, un atten­tat attribué à cette dernière a fait trente-trois morts et une cen­taine de blessés par­mi des jeunes social­istes turcs et kur­des rassem­blés au cen­tre cul­turel de Suruç, près de la fron­tière syri­enne, et en route pour aider à la recon­struc­tion de Kobanê. Les man­i­fes­ta­tions ont redou­blé; deux jours après l’attentat, le PKK, accu­sant Ankara de com­plic­ité avec les dji­hadistes, tuait deux policiers à Cey­lan­pı­nar, dans le Sud, près de la fron­tière syri­enne. Il n’en fal­lait pas plus pour que les autorités turques annon­cent une «guerre con­tre le ter­ror­isme» cen­sée cibler à la fois l’OEI et le PKK, mais dirigée surtout con­tre les forces kurdes.

« Ici, c’est devenu un territoire occupé »

Dès sep­tem­bre, les prin­ci­paux bas­tions kur­des ont con­nu des échauf­fourées qui sont allées en s’aggravant. À Silopi, début décem­bre, les groupes du Mou­ve­ment de la jeunesse patri­o­tique révo­lu­tion­naire (YDG‑H) ont d’abord creusé des tranchées dans les rues et dressé des bar­ri­cades « pour se pro­téger de la police turque », tout en déclarant l’autonomie de la ville. Les jeunes mili­ciens ont vite été relevés par des com­bat­tants aguer­ris venus d’Irak, notam­ment du mont Kandil, où se trou­ve le com­man­de­ment du PKK. Ces insur­rec­tions urbaines ont provo­qué l’intervention de dix mille sol­dats de l’infanterie turque appuyés par des blind­és et des héli­cop­tères. Partout, des blo­cus ont été instau­rés de manière per­ma­nente pour laiss­er le champ libre à la répres­sion. « Les cou­vre-feux se sont trans­for­més en machine à détru­ire les villes», déclare le député Fer­hat Encü, mem­bre du HDP. Lorsqu’une phase de com­bats urbains se ter­mine et que les mili­ciens du PKK se retirent, les munic­i­pal­ités kur­des se retrou­vent en pre­mière ligne face aux repré­sailles du pou­voir. De nom­breux maires affil­iés au HDP ont été arrêtés, comme, à Silopi, Mme Emine Esmer, empris­on­née et pour­suiv­ie pour « inci­ta­tion à la rébel­lion armée con­tre le gouvernement ».

Beau­coup d’habitants du Sud-Est ont acquis la con­vic­tion que M. Erdoğan était lié à l’OEI et qu’il exis­terait même un accord avec cette organ­i­sa­tion pour faire bar­rage à la reven­di­ca­tion kurde. L’attentat per­pétré en octo­bre 2015 lors d’un meet­ing du HDP à Ankara, qui a fait 97 morts sans que ses auteurs soient arrêtés ou iden­ti­fiés, a ren­for­cé ce soupçon. Il en va de même des pour­suites engagées con­tre deux jour­nal­istes du quo­ti­di­en Cumhuriyet, incar­cérés puis con­damnés pour «divul­ga­tion de secrets d’État » après avoir dif­fusé une vidéo sug­gérant que les ser­vices secrets turcs livraient des armes aux islamistes syriens2Cer­tains témoignages font aus­si état de la présence de dji­hadistes aux côtés des forces gou­verne­men­tales pen­dant les com­bats. « Ils ne par­laient pas turc, peut-être azéri. Ils avaient de longues barbes et ressem­blaient aux hommes de Daech », rap­porte M. Abdülkerim F.3, habi­tant de Sur, qui dit avoir sur­pris des hommes faisant la prière dans son salon. Après avoir fui sa mai­son parce qu’il ne sup­por­t­ait plus les gaz lacry­mogènes qui sat­u­raient l’air depuis des semaines, il y était revenu pour chercher ses papiers d’identité.

Rien ne per­met d’étayer ces allé­ga­tions. En revanche, de nom­breux obser­va­teurs et diplo­mates ont cri­tiqué la facil­ité avec laque­lle les can­di­dats au dji­had, tout comme les camions chargés de pét­role de con­tre­bande, pou­vaient franchir la fron­tière avec la Syrie. En out­re, les forces spé­ciales du PÖH et du JÖH (police et gen­darmerie) ont par­ticipé aux opéra­tions, comme en témoignent les inscrip­tions racistes et sex­istes qu’ils ont lais­sées, avec leur sig­na­ture, sur les murs des villes. Ain­si peut-on lire, à Silopi : « Ma chère Turquie, au nom de Dieu, nous te net­toyons : nous sommes le JÖH, nous sommes venus vous envoy­er en enfer ! » Ou, dans les ruines de Cizre, ces appels au viol des femmes kur­des : «À notre tour de vous édu­quer! – PÖH» ; «Les filles, nous sommes là, où êtes-vous ? – JÖH ».

Selon les infor­ma­tions recueil­lies sur place auprès de jour­nal­istes locaux et d’élus HDP, il est aus­si très prob­a­ble que le Jitem, le ser­vice de ren­seigne­ment et d’antiterrorisme de la gen­darmerie, ait refait son appari­tion, alors qu’on le pen­sait dis­sous. Ce groupe clan­des­tin, organ­isé en cel­lules com­posées de gen­darmes, de mil­i­taires et de mem­bres du groupe ultra­na­tion­al­iste des Loups gris4a com­mis de nom­breux mas­sacres de Kur­des pen­dant les années 1990. Il a sig­nalé son pas­sage par ces inscrip­tions sur les murs de Sur : « Les loups sont appâtés par le sang, tremblez ! »

Les méth­odes employées con­tre les civils kur­des sont les mêmes qu’il y a vingt ans, et des groupes se revendi­quant du Jitem ont une activ­ité soutenue sur les réseaux soci­aux. Ils pub­lient des pho­togra­phies de com­bat­tants kur­des déchi­quetés par les obus ou brûlés à l’essence. Le corps des femmes fait l’objet d’un acharne­ment par­ti­c­uli­er.

La Fon­da­tion turque pour les droits de l’homme (TIHV) avance d’ores et déjà le chiffre de 300 à 400 tués et de 600 000 déplacés. Dès la fin jan­vi­er 2016, Amnesty Inter­na­tion­al accu­sait l’offensive du gou­verne­ment turc de met­tre en dan­ger « la vie de près de 200 000 per­son­nes » ; l’organisation y voy­ait une « sanc­tion col­lec­tive ». À Sur – la vieille ville for­ti­fiée de Diyarbakır, elle-même con­sid­érée comme la cap­i­tale du Kur­dis­tan turc –, la moitié ouest a été vidée de ses habi­tants. Détru­ite à 70 %5, elle reste dif­fi­cile­ment acces­si­ble. Le 1er avril, au lende­main d’un atten­tat qui avait coûté la vie à sept policiers et peu de temps avant sa démis­sion, le pre­mier min­istre Ahmet Davu­toğlu s’y est ren­du pour une vis­ite encadrée par un impres­sion­nant ser­vice d’ordre. Il a van­té le plan de réha­bil­i­ta­tion urbaine voulu par le prési­dent Erdoğan pour les zones détru­ites : « Nous fer­ons de Sur la nou­velle Tolède ! », s’est-il écrié. Applaud­isse­ments de l’assemblée triée sur le volet. Plus loin, les jeunes serveurs restaient debout devant l’écran de télévi­sion d’un restau­rant, médusés, impas­si­bles. C’était leur ville, leur vie, qu’on promet­tait de ras­er, dans une clameur triomphante.

Le dis­cours ter­miné et les offi­ciels repar­tis, les habi­tants de Diyarbakır sont retournés à leur rou­tine con­traig­nante, faite de con­trôles à chaque car­refour – et encore : quand ils peu­vent regag­n­er leur mai­son. « Ici, c’est devenu un ter­ri­toire occupé! », lance, agacé, M. Gafur S. Ce pro­fesseur de lit­téra­ture est pour­tant d’un naturel calme. Tous les matins, il fran­chit les bar­rages policiers à l’entrée de Sur pour aller faire la classe dans l’une des deux seules écoles qui n’ont pas été brûlées. Chaque jour, il est fouil­lé, con­traint de se met­tre torse nu et de répon­dre aux ques­tions des mêmes policiers, qui le con­nais­sent. Il a assez de moyens pour vivre dans la ville mod­erne ; avec plus de dix ans de méti­er, il pour­rait même deman­der à être muté. Mais il s’y refuse : « Je n’abandonnerai pas ces enfants. Sur est déjà le dis­trict le plus pau­vre de Diyarbakır. Ils passent les mêmes exa­m­ens que les autres écol­iers de Turquie; mais les autres n’ont pas de bombes qui tombent sur leurs maisons. Où est l’égalité entre les Turcs de l’Ouest et les Kur­des dans le sys­tème édu­catif ? Tous ces enfants peu­vent devenir ingénieurs. Il faut seule­ment leur en don­ner la chance. » Le pro­fesseur S. appar­tient à cette généra­tion qui a con­nu les brimades de la police quand elle par­lait kurde dans la rue, ou qui voy­ait ses grands-par­ents ren­voyés de l’hôpital parce qu’ils ne pou­vaient s’exprimer en turc. Aujourd’hui, comme tous les habi­tants du Kur­dis­tan turc, il subit à nou­veau une restric­tion de ses mouvements.

Immeubles effondrés, corps calcinés

Depuis la reprise de la guerre, toutes les routes du Botan (nom que les Kur­des de Turquie don­nent à leur région) sont jalon­nées de bar­rages. Le pas­sage des voyageurs dépend du bon vouloir des policiers. Ces derniers mois, il faut compter sept heures pour aller en car de Diyarbakır à Cizre, con­tre qua­tre heures en temps nor­mal. Depuis décem­bre 2015, des cou­vre-feux, qui peu­vent dur­er plusieurs semaines, entrent en vigueur en fonc­tion du niveau de vio­lence ou de l’humeur des autorités. Nous avons pu entr­er à Cizre après les com­bats. Nous y avons décou­vert un paysage dévasté, des habi­tants trau­ma­tisés et une sécu­rité aléa­toire. Du quarti­er de Cudi, situé sur la rive gauche du Tigre, il ne restait que des car­cass­es d’immeubles effon­drés, témoins du pilon­nage sys­té­ma­tique de leurs colonnes por­teuses par les obus de char. Qua­tre-vingts pour cent de la sur­face rési­den­tielle serait détru­ite.

Plusieurs mois après la lev­ée du blo­cus, il n’est pas rare que ceux qui vien­nent chercher des objets per­son­nels sous les gra­vats de leur mai­son y décou­vrent des restes de cadavres. Par­mi les exac­tions que l’on rap­porte, com­mis­es pen­dant soix­ante-dixneuf jours d’isolement com­plet, les « sous-sols de la sauvagerie » ont par­ti­c­ulière­ment mar­qué les esprits. Deux cas au moins sont recen­sés ; dans l’un comme dans l’autre, une trentaine de per­son­nes ont été pris­es au piège d’immeubles bom­bardés des jours durant, par­fois des semaines. Les forces turques bar­raient le pas­sage aux sec­ours, lais­sant les blessés suc­comber les uns après les autres. À la fin des «opéra­tions antiter­ror­istes», on n’a retrou­vé que des corps cal­cinés, dont ceux d’enfants. Les proches des vic­times ont dû fournir des échan­til­lons d’ADN pour les iden­ti­fi­er. Ils sont repar­tis avec un sac en plas­tique, «cinq kilos d’os et de chair brûlés», racon­te un jeune de 17 ans, hébété, à pro­pos de son père.

Lorsqu’on pénètre dans la cave de la rue Bostancı, encore acces­si­ble le 24 mars, l’odeur des corps brûlés per­siste dans l’atmosphère con­finée ; l’air est irres­pirable. Des traces au sol dessi­nent une forme humaine. Là, ce qui ressem­ble à un bout d’os d’enfant, oublié dans la cen­dre. Le con­fine­ment qui frappe les Kur­des de Turquie depuis plus de huit mois a atteint un parox­ysme dans cet ossuaire qui ne sera même pas un lieu de mémoire : depuis notre pas­sage, il a été rasé. Si le plan de trans­for­ma­tion urbaine annon­cé par le pou­voir en avril est mis en oeu­vre, toutes ces caves, comme les autres traces sus­cep­ti­bles de prou­ver que des crimes de guerre ont été com­mis, seront emportées par les bull­doz­ers et les grues.

L’association Roja­va Sol­i­dar­i­ty, qui regroupe des volon­taires de tout le Kur­dis­tan turc désireux de venir en aide aux pop­u­la­tions du Roja­va (le Kur­dis­tan syrien), avait été très active à Kobanê. Inter­venant cette fois dans son pro­pre pays, elle a pu accéder à Cizre le 9 mars, une semaine après la lev­ée du blo­cus. Sa pri­or­ité a été d’organiser la dis­tri­b­u­tion de vivres depuis un entre­pôt désaf­fec­té, à quelques rues de Cudi. Elle a été ral­liée par des mil­i­tants pro­gres­sistes de l’ouest de la Turquie, engagés con­tre la dérive autori­taire de leur gou­verne­ment, et par d’autres venus du Roja­va même.

M. Ferid B., qui a eu la moitié du vis­age emportée par un éclat d’obus, a racon­té aux mem­bres de l’association la pre­mière «sale guerre», celle des années 1990, entre l’armée et les forces kur­des. Il a passé de nom­breuses années en prison pour son engage­ment dans les rangs du PKK. Il y a lu des dizaines de livres d’histoire sur la Révo­lu­tion française. « Je ne sais pas si la France a fait une révo­lu­tion du peu­ple ou une révo­lu­tion bour­geoise. Mais nous, au Kur­dis­tan, nous avons com­pris qu’il fal­lait réformer la révo­lu­tion ! La démoc­ra­tie kurde est fémin­iste, écol­o­giste, basée sur l’autonomie locale. C’est pour cela qu’ils traî­nent les cadavres sup­pli­ciés de nos femmes dans les rues, qu’ils détru­isent notre envi­ron­nement et arrê­tent nos maires. »

Dans l’obscurité des cou­vre-feux, cette nou­velle guerre et ses puni­tions col­lec­tives lais­sent la pop­u­la­tion désem­parée et creusent encore le fos­sé qui sépare le Kur­dis­tan du reste de la Turquie.

Lau­ra-Maï Gaveriaux 
Envoyée spé­ciale du Monde diplo­ma­tique

 

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