Les Occidentaux, nos corps et nous.
Beaucoup de choses ont déjà été dites, écrites sur ce qu’on appelle désormais communément “l’indignation sélective”.
Beaucoup de choses ont été dites, ont été écrites, reste à savoir si elles ont été entendues et lues. On pourrait se contenter de résumer le phénomène, ou plutôt la constance du phénomène, à la capacité que les médias ont de pleurer sur les seuls morts occidentaux.
Lorsqu’une attaque terroriste survient quelque part dans une contrée occidentale, le monde semble tout à coup s’arrêter à l’unisson et déployer toute son énergie, et ses larmes aussi, à dénoncer l’horreur qui vient d’être perpétrée.
Nous voilà donc tous Charlie, tous Paris, tous Bruxelles.
Nous n’oublions pas de prier pour les victimes, les communes touchées. Nous avons prié pour Paris, pour Bruxelles, pour Orlando… mais déjà un peu moins pour cette dernière. Bah oui les LGBT noires et latinos, ce n’est déjà plus l’universalisme que nous tâchons de porter. Cet universalisme blanc et hétérosexuel.
Quoiqu’il en soit, à chaque attentat en Europe ou aux Etats-Unis, nous tâchons de comprendre ce qui s’est passé, nous rejouons minute par minute les derniers instants de nos concitoyens, de nos frères en humanité. Nous apprenons leurs prénoms et leurs noms. Nous nous surprenons à lire des témoignages sur eux, sur leurs vies interrompues. Alors nous les pleurons avec toute la sincérité du monde et nous nous indignons légitimement.
Il faut dire pourtant que souvent des drames surviennent aussi de l’autre côté de la forteresse européano-américaine.
Nous tâchons parfois de nous en souvenir. Nous avons été Istanbul un peu, pour une fois. Après tout ça nous touche quand même un peu Istanbul. C’est sympa pour les vacances. Ça risque de perturber nos plans, tout ce qui se passe en Turquie en ce moment.
Tiens ça me rappelle le Liban, autre destination sympa pour faire la fête, notamment pour nous occidentaux en mal d’orientalisme, nous les Lawrence d’Arabie des temps modernes. Mais bon, il ne faudrait pas que la Turquie se transforme en Liban quand même. C’est dangereux, c’est instable le Liban, c’est repoussant, ils vivent sous les bombes ces gens-là. Il ne faudrait pas que ça devienne comme ça la Turquie.
Parce qu’Istanbul c’est vraiment sympa pour les vacances tu sais !
Je dois dire que si il y a une chose qui m’a toujours révolté, moi qui n’appartient pas au “standard” occidental, dans le traitement médiatique des attentats dans les pays dits “non-occidentaux”, c’est le traitement qui est réservé à nos corps. Un traitement qui se répète à l’identique.
Ainsi, plus que l’analyse discursive, c’est la force des images qui m’interpellent dans la mesure où celles-ci produisent en elles-mêmes un discours et un imaginaire qui impacte notre perception de l’altérité.
Suite à l’attentat d’Istanbul, on nous a donc montré impunément les cadavres non floutés des victimes de l’attentat — comme les médias occidentaux le font toujours lorsqu’il s’agit de Bagdad, Gaza, Bangui ou Port-au-Prince.
Après le 11 septembre, les attentats de Janvier ou d’Oslo nous n’avons pas vu les corps. Lorsqu’il s’agit de corps de racisé-es, c’est à dire de l’autre côté de la forteresse européenne/étatsunienne, toute la sacralité entourant les cadavres s’envolent.
Les voilà donc toujours à exhiber les cadavres de nos morts, pour se rappeler dans le meilleur des cas que nous sommes aussi humains qu’eux, tout en nous refusant encore et toujours le respect qu’ils s’accordent. Au pire, pour faire tourner leurs ONG à coup d’appels aux dons.
C’est comme si notre humanité ne pouvait se refléter que dans notre sang, dans les images d’individus meurtris dans leur chair.
Pourtant, nous n’avons pas eu besoin de voir les cadavres des morts de Bruxelles ou de Paris pour compatir, pour les pleurer, pour ressentir que l’humanité avait été attaquée.
C’est comme si le monde était divisé en deux humanités : la leur et la nôtre, l’humanité-pour-la-vie, qui aiment boire des coups en terrasse et qui se rêvent éternelle, et la nôtre, l’humanité-pour-la-mort, qui enterre ses proches en attendant le prochain attentat, la prochaine invasion.
La mort de l’autre deviendrait naturelle. Aussi violente soit-elle, aussi injuste soit-elle. Elle est naturelle parce qu’ils ont l’habitude, ces gens-là, d’être emportés par le terrorisme et par la guerre. Ils le savent qu’ils risquent de périr ainsi, ils doivent sans doute s’y préparer, contrairement à nous. D’ailleurs, n’est-ce ce pas presque une coutume orientale que de mourir pris au piège par une voiture piégée ? Sous les obus d’une armée guerrière ? A force de voir ces corps martyrisés, ces carcasses de voitures piégées autour desquels gisent des corps sans vies, on pourrait croire que ça fait partie de leur culture, la barbarie. Un peu comme les lokoums et le thé à la menthe.
…
Les corps inexistants
Derya est de Cizre. Elle a 16 ans et elle est amoureuse de Serhad. Comme toutes les ados, elle est mal dans son corps qu’elle ne connait pas vraiment et qu’elle n’aime pas. Elle a des rêves plein la tête et des objectifs bien précis. En premier lieu se serait de réussir son année et d’épouser Serhad. Il ressemble un peu à Kıvanç. Mais là elle doit rentrer. Vite rentrer chez elle parce que c’est le couvre-feu à Cizre depuis que la guerre a repris et qu’il vaut mieux ne pas croiser l’armée. Vite rentrer parce qu’elle attend un message de Serhad sur Facebook.
Une, deux, trois balles dans l’abdomen de Derya qui se rend compte qu’elle a un corps en le quittant, un corps qu’elle n’a pas eu le temps d’apprendre à aimer. Et qui se demande une dernière fois si Serhad a répondu à son message.
Mohamed a 8 ans et il aimerait bien être footballeur. D’ailleurs il s’en va jouer au foot sur la plage à Gaza avec ces cousins. Il va falloir attribuer les rôles et lui il voudrait être Messi mais c’est souvent Zakaria qui joue le rôle de Messi parce qu’il est plus grand. C’est souvent comme ça les plus grands jouent les meilleurs rôles. Alors il se dit qu’il sera Messi la prochaine fois.
Une, deux, trois obus. Dans les jambes de Mohamed qui n’a pas su courir assez vite et qui aurait voulu être Messi. Pour une fois.
Ceux-là, ce sont des corps inexistants parmi d’autres. Ceux dont on ne veut absolument pas entendre parler, qu’ils aient été victimes d’un attentat terroriste attribué à Daesh à Bagdad ou les morts d’une guerre quelconque, qu’elle soit afghane ou syrienne. Parce qu’on n’y comprend rien de toute manière à cette partie du monde.
On n’y comprend rien et que de toute manière on y est pour rien. Ce n’est pas notre faute si ils se font la guerre tout le temps, peu importe quelle puissance livre les armes et tire bénéficie de la situation. De toute manière, on ne les connait pas, on ne sait pas qui ils sont. Comment pouvons-nous nous sentir proches d’eux ?
Ce n’est pas vendeur. Ça ne correspond déjà plus à nos grilles de lecture. Nous n’en avons même pas de grilles de lectures pour ces gens-là, nous ne leur reconnaissons pas assez d’humanité. Ils n’entrent pas dans notre ligne éditoriale.
Ils n’exciteraient même pas notre curiosité malsaine, leurs corps déchiquetés, leurs corps en souffrances, leurs cadavres bientôt devenus poussière.
A la limite, nous pouvons en faire des chiffres. C’est simple les chiffres. On n’a même pas besoin de les retenir. On peut même se contenter d’être imprécis : “plus de 1000 morts à Gaza depuis le début de l’opération bordures protectrices”, “Une quinzaine de morts au Kurdistan turc la semaine dernière”, ” ” Une quarantaine de victimes civiles dans un raid aérien dans le nord d’Alep “.
On se souviendra juste qu’ils étaient nombreux à mourir. Comme d’habitude dans ce coin du monde. En vrai souvent, on n’en parlera pas. Sinon ça fait trop de chiffres. Ça peut perturber le lecteur et puis il y a plus important de toute manière.
Personne ne se soucie de savoir que Derya aimait Serhad et que Mohamed se rêvait au Barça. Tout ça c’est loin.
La représentation de l’autre : élément central des relations entre populations dites orientales et occidentales
Le concept d’orientalisme, que l’on doit à feu Edward Saïd, retrace ainsi la manière dont s’est construite l’image de l’Orient en Occident, s’attardant, non pas sur l’adéquation entre les représentations de cette entité géographique et la réalité des sociétés “orientales”, mais sur ce que les discours tenus par les orientalistes de différentes époques permettent de comprendre de l’Occident lui-même.
L’auteur palestinien expliquait que constamment regardé comme un « rival culturel », « l’Orient a permis de définir l’Europe (ou l’Occident) par contraste » et fait donc « partie intégrante de la civilisation et de la culture matérielle de l’Europe ».
Par l’étude de l’orientalisme, le défunt professeur en vient finalement à considérer que « la culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. »
L’association d’images violentes, de cadavres sans vies, de corps martyrisés, aux populations du Proche-Orient, et plus largement d’Afrique, ont un rôle déterminant dans la production d’un imaginaire collectif sur l’Autre, ce qu’il est, ce qu’il vit et ce dont il meurt.
Il n’est pas le problème en soit mais l’une de ses plus probante illustration.
Ajoutons à cela le mur de silence à propos d’autres morts, considérés comme moins importantes voire comme inexistantes, alors même qu’elles sont les conséquences directes de la domination structurelle de l’Occident sur le reste du monde, et nous aboutissons à la normalisation médiatique des souffrances des populations concernées, qui rendent de fait insupportables à celles-ci en retour, la sur médiatisation et la sur humanisation, mêmes compréhensibles, des morts occidentaux victimes du terrorisme.
Il ne s’agit évidemment pas de dévaloriser ces victimes innocentes de la bêtise humaine, mais de signifier l’accès à l’humanisation et au respect qui leur est dû, de TOUTES les victimes.
Finalement, le traitement iconographique des victimes non-européennes nous en apprendra toujours plus sur la teneur du discours que l’Occident tient, non seulement sur l’Orient, mais qu’il tient surtout sur lui-même : un discours qui ferait de lui le seul porteur d’une humanité légitime.
Vous reprendrez bien un loukoum ?
Hacer Arapoğlu
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Texte de Leyla Alp, voix de l’Oeil Noir | Extrait de l’article Le cadavre des Autres