A lire la presse européenne, il y aurait l’expression publique de « divergences fortes » avec la politique du régime AKP en Turquie et, plus particulièrement, le Président Erdogan serait au centre des polémiques. Parodie ou évolution prometteuse ?
Pour en avoir le coeur net, j’ai donc relu mon magazine web préféré, Kedistan.
Et bien , je me retrouve aussi en accord avec la presse mainstream. Erdogan a bien fait l’objet de très nombreuses publications ces dernières semaines, dans l’ensemble des médias européens. Il y est bien décrit comme étant au centre de polémiques, concernant ce qu’on pourrait placer très largement dans une rubrique « liberté d’expression et droits humains ». Mais permettez moi de douter de la portée de cette polémique.
Cette publication d’articles critiques a enflé à l’issue du vote du Bundestag, dans lequel l’Allemagne « reconnaît » le génocide des Arméniens.
De là à penser qu’il y a un « tournant » dans la politique européenne, et un schisme possible entre le gouvernement allemand et la Turquie, il n’y a qu’un pas… A ne pas franchir.
En quelques mots, quelle est la genèse « politique » de ce vote au Bundestag ?
Et pourquoi ce vote au moment où les relations germano turques sont déjà compliquées par des « affaires » de caricatures et de « poèmes » satyriques du président turc, qui ont fait la une, et attiré les foudres du sus dit ?
Et d’ailleurs, la portée de ce vote eut été plus forte, si on l’avait fait correspondre avec le 100e anniversaire du génocide.
Il y a un an, une résolution similaire avait été retirée de l’ordre du jour du Bundestag sous la pression du Ministre allemand des Affaires Etrangères.
Quelle sont donc le contexte et l’évolution qui ont conduit le gouvernement allemand a accepter ce débat et ce vote au Bundestag, en plein accord européen sur les « réfugiés »?
On ne peut douter que la chancelière connaisse par coeur le refoulé du régime turc sur cette question, et qu’elle savait que cela créerait une vive réaction « publique ».
Détour. On peut lire sous la plume de Laurent Leylekian, analyste politique au sein de l’Observatoire arménien, polémiste pourtant très à droite, l’appréciation suivante :
Une résolution remarquable
Les termes de la résolution adoptée ‑et la manière dont elle a été adoptée- sont remarquables. D’une part, c’est l’ensemble de la classe politique allemande ‑conservateurs, socialistes, verts et gauche radicale- qui ont soutenu cette initiative à travers deux résolutions séparées (CDU/CSU-SPD-Grünen d’une part, Die Linke d’autre part). On mesurera en particulier le cheminement politique des Verts et des socialistes allemands: tout au long des années 2000, les socio-démocrates et les Verts allemands et européens ont massivement soutenu la politique négationniste d’Ankara, aveuglés qu’ils étaient par les promesses que l’AKP formulait au sujet de la démocratisation de la Turquie et par un affichage antimilitariste du mouvement islamiste qui résonnait avec leur ADN. Depuis quelques années, clairement, ces mouvements progressistes ont décillé. Le cas du Président des Verts allemands, M. Özdemir ‑circassien d’origine turque- est particulièrement emblématique et on peut supposer que s’il a soutenu l’AKP d’alors en tant que force alléguée de démocratisation de son pays d’origine, il en est aujourd’hui l’un des détracteurs les plus critiques au regard du traitement réservé par Ankara à ses minorités et à ses démocrates. Le contenu de la résolution adoptée à une écrasante majorité impressionne également, surtout lorsqu’on le compare à la résolution qu’avait déjà adoptée le Bundestag il y a 11 ans. Dans ce texte de 2005 ‑à l’époque porté par l’étoile montante des conservateurs, une certaine Mme Merkel- le Parlement allemand s’était bien abstenu d’employer le mot de génocide en le reléguant dans le seul exposé des motifs.
Il émet ensuite l’hypothèse que ce vote ait été motivé dans ces instants, par une volonté de rappeler des rapports de forces, et de fait signifier à Erdogan, que ses exigences de contreparties dans le marchandage sur les réfugiés européens allaient trop loin.
Certes, il y a sans doute cette mise au point là, et c’est essentiel, dans ce qui devient un pied de nez à Erdogan, quitte à ce que certains se mettent eux aussi à fouiller dans le passé historique de la diplomatie allemande de 1915.
Mais le contexte de politique intérieure, où les xénophobes font des scores électoraux nouveaux et déstabilisants, instrumentalisant cette même politique concernant « les réfugiés », a son importance. Laisser croire que le gouvernement Merkel serait prêt à céder à tous les chantages, et surtout à accélérer l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, en entretenant le mythe des « bonnes relations » serait vraiment de trop. Une « unité » sur ce vote au Bundestag est donc bienvenue dans la situation intérieure.
Quelles que furent les relations « cordiales » avec l’ex premier ministre turc Davutoglu, montrées au cours des négociations menées sur le « deal réfugiés », la question de la Turquie et de l’Europe, reste une question toujours repoussée au lendemain, soyons en certains. Le refus va aller en s’accentuant dans les opinions publiques, non pas du fait d’une dénonciation politique du régime turc, mais bien parce que la Turquie est majoritairement musulmane.
Le premier ministre turc Davutoglu a donc aussi fait les frais du marché de dupes, puisque l’on sait qu’Erdogan n’utilise lui aussi l’argument « europe », que pour un usage interne, en direction de secteurs économiques. Il a « son » projet de développement de la Turquie, son dessein « personnel » dedans, qu’il appelle « modernisation », sur fond de nostalgie ottomane.
Chacun joue donc avec le sujet, en direction de son électorat. Et ce n’est pas le quasi refus d’avancer sur la suppression des visas Schengen pour les ressortissants turcs, dont Erdogan s’est moqué lui même récemment, après avoir fait mine de taper sur la table, qui envenimera davantage les choses.
L’ambassadeur de l’Union Européenne à Ankara (de nationalité allemande) a démissionné. La face du monde n’en sera pas changée non plus. En fait, l’accord sur les « réfugiés » sera appliqué, et la Turquie en fera à sa tête, avec le prétexte des promesses non tenues.
Pour l’Europe et le gouvernement allemand, c’est l’essentiel, et de fait nous ne pouvons pas attendre qu’une rupture réelle intervienne, prenant acte cette fois, de la politique de guerre menée par Erdogan. L’Europe s’en fout.
Côté Tayyip Erdogan, la rupture avec la Russie aura été une leçon. La Turquie s’est retrouvée isolée dans le jeu diplomatique syrien, en première ligne dans les dénonciations de sa mansuétude avec Daech, et avec quelques questions économiques à régler. Le gouvernement turc n’est pas prêt à dépasser la ligne rouge avec l’Allemagne non plus. Merkel le sait, et ne fera donc pas d’histoires supplémentaires à propos des caractérisations de « sang impur » au sujet de députés d’origine turque au Bundestag.
Et comme la diaspora turque en Allemagne vote (Erdogan ne s’est pas privé pour le rappeler), on en restera provisoirement là visiblement.
Constater qu’en réalité, ce qu’on ferait passer pour une nouveauté, n’est que le prolongement adapté à la période ouverte avec ce que l’UE appelle « la crise des réfugiés » des lignes de forces précédentes, permet de relativiser ce qui finalement ne sont que « polémiques utiles », et enflures médiatiques.
Loin de moi l’idée que la reconnaissance du génocide des Arméniens soit un « détail », comme semblait l’expliquer le nouveau premier ministre turc. Mais ce sont l’ensemble de ces apparentes « divergences », qui en sont un.
Quand on sait que de surcroît, vont arriver bientôt au pouvoir en Europe, de plus en plus de farouches opposants à l’entrée de la Turquie dans l’UE, mais trop contents aussi de se « débarrasser » des réfugiés de guerre, on peut se dire que chacun connaît les lignes à ne pas dépasser. Et tant que personne ne s’attaque ouvertement à la politique génocidaire d’Erdogan au Kurdistan, tout va bien.
C’est aussi dans ce no man’s land qu’il faut replacer les récents propos de Martin Schulz, Président du Parlement européen, devant le leader du HDP, Demirtas. Martin Shulz a déclaré avec emphase publiquement “L’expression démocratique kurde doit être soutenue et non ciblée”. Il relayait ainsi les mêmes propos que ceux déjà tenus devant le leader du HDP par des responsables européens.
Si nous serions les premiers à Kedistan à souhaiter que ces propos soient suivis d’effets, de pressions, de commissions d’enquête, nous nous gardons bien pourtant de contribuer à gonfler cette bulle.
Car la réalité est bien celle là, détourner les yeux de ce qui est la plus grande trahison humanitaire, le plus grand recul sur ses pseudos « valeurs » que l’Union européenne ait commis depuis le conflit ex yougoslave. Il faut laisser croire aux opinions publiques, que l’UE tape du poing sur la table. Et avec la Turquie ça tombe bien, on peut contenter aussi bien la « gauche » que la droite xénophobe. Pour des politiciens oligarques, ça tombe à pic.
On a flatté le petit Davutoglu en son temps, on lance des soutiens gratuits aux kurdes. Et on se fâche semblant avec Erdogan.
Et on continue en Allemagne comme avant, puisque le procès de 10 militants de la Confédération des Travailleurs de Turquie en Europe (ATIK), arrêtés et incarcérés par l’Allemagne en 2015 sur son sol, va continuer, avec les chefs d’accusation de « membres d’organisations terroristes ».
Il se revendiquent en effet du TKP/ML (Parti Communiste de Turquie / Marxiste-Léniniste). Rappelons que des membres de ce parti combattent aux côtés des YPG au Rojava. (Pour la genèse de ce courant politique et ses évolutions, je vous renvoie à une recherche personnelle, cet article n’y suffirait pas).
Les 10 militants interpellés sont actuellement toujours détenus dans des prisons différentes de Bavière et dans des conditions sévères d’isolement . Le Comité International de Solidarité avec les Prisonniers Politiques précise : « Les rencontres avec leurs avocats ou leurs familles se font isolées derrières des cloisons vitrées. Leurs contacts avec les autres détenus sont limités et bien sur aucun contacts entre eux n’est toléré ».
Ca, c’est le côté face de la politique allemande avec la Turquie…
De la même façon que l’aide internationale aux combattants kurdes contre Daech n’est en aucun cas désintéressée, ce qui pourrait apparaître comme de soudains revirements européens qui viendraient stopper la politique criminelle d’Erdogan ne fait en réalité que l’égratigner pour des intérêts intérieurs.
Nous n’en sommes même pas au verre à moitié plein, et pour le moment, s’illusionner, croire à des brèches, serait plus grave que se tromper.
Prêter à l’UE des intentions qu’elle n’a nullement, compter sur un soutien, alors que les gouvernements ne cessent de rappeler leur soutien contre le « terrorisme », englobant les combattants kurdes affiliés au PKK dedans, serait courir après des mirages.
C’est le soutien des humanistes, des politiques et intellectuels sincères, de franges d’opinions européennes, qui comprendraient clairement où mène le maintien au pouvoir d’Erdogan, et son renforcement par la guerre, que l’opposition démocratique turque doit rechercher, aux côtés des organisations Kurdes, des associations des minorités réprimées et des mouvements qui constituent le mouvement social.
Croire que les gouvernements européens se soucient aussi du Rojava, par exemple, serait leur donner un blanc seing pour un futur « partage » de la région en zones d’influences, déjà pourtant cause de toutes les guerres, et tellement semblable aux solutions d’il y a un siècle.
Et pendant ce temps là, ne l’oublions pas, le dépeçage de la Grèce continue… Et les charognards sont.… Rien à voir ???
Pendant les hostilités, l’Europe continue…