Mer­cre­di 8 juin, c’é­tait la pro­jec­tion de La Guerre des filles de Mylène Sauloy au Man­i­festen (Mar­seille).

Pen­dant que s’ajuste le pro­jecteur, ça fume devant la porte et ça dis­cute autour des migrants – il y a eu un réc­it des derniers événe­ments à la fron­tière fran­co-ital­i­enne juste avant. L’odeur du repas à prix libre attire les affamés vers le bar au fond du local, d’autres jet­tent un coup d’œil à la bib­lio­thèque ou feuil­let­tent Mer­ha­ba Heval­no, en vente à prix libre.

Une courte présen­ta­tion du film est faite par Math­ieu Léonard (qui a dess­iné pour CQFD des reportages au Roja­va, ici). Puis quelques mots de Mylène Sauloy et la pro­jec­tion débute, cha­cun raclant sa chaise au sol pour trou­ver un bon angle de vue.

Le film a un for­mat court (55 min) prévu pour la télé, et le petit côté voix off explica­tive et inter­views par­fois abrégées me dérange de prime abord. Il y a un cer­tain déséquili­bre entre les deux péri­odes présen­tées, filmées à 12 ans d’intervalle. Out­re une dizaine d’années d’expériences sup­plé­men­taires, on ne peut pas vrai­ment com­par­er les con­textes géopoli­tiques respec­tifs… Mais peu à peu le pro­pos se pré­cise : essay­er d’esquisser une his­toire de ces luttes d’émancipation féminine.

Mylène Sauloy s’est ren­due dans les mon­tagnes du Qandil pour la pre­mière fois en 2003. A l’époque, pour y filmer les com­bat­tants du PKK. Mais après des jours de marche dans les mon­tagnes sauvages, c’est au milieu d’une bande de femmes qu’elle s’est retrou­vée. La branche fémi­nine du PKK s’entraînait dans les mon­tagnes, entre auto-con­struc­tion et séances de tir, lec­tures théoriques et ébauche d’un mou­ve­ment de femmes. Une dizaine d’années plus tard, l’attirance médi­a­tique pour les filles en treil­lis et autres « Jeanne d’Arc kurde » (une cer­taine Reem Has­san, dont les médias occi­den­taux ont maintes fois racon­tés l’histoire mais dont l’existence même est sujette à cau­tion) pousse Mylène à se rep­longer dans le sujet.

Dif­fi­cile de ne pas céder à la fas­ci­na­tion roman­tique pour ces femmes qui se retrou­vent sans les hommes ‑tout au moins le film nous le mon­tre-t-il ain­si- pour s’organiser de façon autonome et essay­er de réin­ven­ter une société où le patri­ar­cat et le cap­i­tal­isme n’auraient pas tout détru­it. Dif­fi­cile aus­si de ne pas les com­par­er à d’autres mou­ve­ments de femmes organ­isées de façon autonome, comme les « mujeres libres » de la guerre d’Espagne. D’essayer de trou­ver les racines de ce mou­ve­ment que les portes-parole font remon­ter au néolithique, à l’époque où la société suiv­ait les rythmes de la nature et où l’oppression de l’homme sur la femme n’avait pas struc­turée la société entière.

Dif­fi­cile, aus­si, de ne pas être plus ent­hou­si­aste devant de telles propo­si­tions plutôt que devant les con­ner­ies qu’Erdogan sort à répéti­tion (au hasard, la dernière en date : “rejeter la mater­nité c’est renon­cer à l’humanité”, sachant que la mater­nité min­i­mum c’est trois enfants, dix­it le même). Ou révul­sée devant ce que racon­tent cer­taines femmes yézi­dies inter­viewées dans le doc­u­men­taire, qui expliquent qu’une fois vio­lées, les femmes ne pou­vaient même pas retourn­er dans leurs familles, ou elles pou­vaient être men­acées de mort, tra­di­tion patri­ar­cale oblige. Vision aus­si de la sit­u­a­tion à laque­lle l’Organisation de l’état islamique (OEI) voue les femmes qu’il réduit en esclavage. On se prend à espér­er que les organ­i­sa­tions de femmes puis­sent souf­fler un peu d’espoir dans ce con­texte plutôt sombre.

L’une des fig­ures insti­ga­tri­ces de l’émancipation des femmes kur­des est Sakîne Can­sız, co-fon­da­trice du PKK, à l’origine des camps de femmes du Qandil (le doc­u­men­taire Hêvî fait, entre autres mil­i­tantes, son por­trait à par­tir de l’annonce de son assas­si­nat en 2013 à Paris). Elle a été enfer­mée dans la tris­te­ment célèbre prison de Diyarbakir, où elle aurait con­tribué à nour­rir la résis­tance des détenues, mal­gré les traite­ments extrême­ment vio­lents dont elles étaient vic­times. L’une de ces cama­rades de déten­tion témoigne dans le doc­u­men­taire, racon­tant com­ment cette cul­ture de la résis­tance fémi­nine remonte à leur région d’origine, le Der­sim, où les femmes se trou­vaient opprimées à la fois en tant que Kur­des et Alévies. Seules les mères avaient le courage de par­ler Kurde, tan­dis que les hommes l’interdisaient même chez eux. La langue et l’identité sont donc restées liées à la féminité, tan­dis que les hommes n’assumaient pas leur rôle.

Pour les femmes yézi­dies inter­rogées, c’est le ter­ri­ble épisode du Sin­jar qui a tourné une nou­velle page dans leur façon de voir les hommes. Ils n’ont pas assumés le rôle de pro­tecteur qu’ils étaient cen­sés endoss­er dans des cas excep­tion­nels pour jus­ti­fi­er leur main­mise quo­ti­di­enne sur le tra­vail de leur(s) femme(s), et ce sont entre autres les batail­lons féminins des YPJ qui ont per­mis aux pop­u­la­tions d’être évac­uées. “En fait, pen­dant le mas­sacre, les femmes ont pris con­science que les hommes ne les pro­tégeaient pas”. Le con­trat tacite était rompu. Et même après, l’exemple des femmes guer­rières fait chang­er les choses : une femme réfugiée racon­te com­ment sa fille ne pou­vait aupar­a­vant pas sor­tir de chez elle non accom­pa­g­née, alors qu’elle va main­tenant au com­bat avec les YPJ.

Le com­bat des femmes a donc des impacts con­crets sur l’organisation de la société. En témoignent les élec­tions par­i­taires dans l’est de la Turquie, où les villes HDP sont sys­té­ma­tique­ment dirigées par un co-maire et une co-mairesse (un entre­tien avec les co-maires de la ville de Bat­man est disponible dans le deux­ième épisode du reportage CQFD, avec descrip­tions des mesures pris­es en faveur des femmes : ouver­ture d’un cen­tre pour les femmes vic­times de vio­lences, d’un ate­lier de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, d’un cen­tre de sport féminin… et même étab­lisse­ment d’une journée de gra­tu­ité dans les trans­ports pour aider les femmes à sor­tir de la réclu­sion). En témoignent aus­si les groupes com­bat­tants exclu­sive­ment féminins des YPJ (les YPG sont mixtes), ou les organ­i­sa­tions de coopéra­tives non-mixtes au Roja­va (un arti­cle ‑en anglais- est disponible ici. Ces femmes kur­des ten­tent de s’organiser à tous les niveaux de la société pour y pren­dre une part de plus en plus active et infléchir le court de l’histoire, en por­tant un pro­jet de société démoc­ra­tique, par­i­taire, écologique, mul­ti­eth­nique et mul­ti­cul­turelle qui va chercher dans leur his­toire de nou­velles façons de penser le monde, notam­ment en ce qui con­cerne le lien avec la nature. Et elles sont très claires sur leurs vel­léités d’exporter leur façon de penser au-delà des fron­tières du Kur­dis­tan, avec l’espoir d’inspirer le monde entier. Penser dif­férem­ment, et amen­er avec elles les hommes à réfléchir sur l’influence du patri­ar­cat sur les déboires actuels du monde.

Ce sont donc des femmes qui pren­nent la parole pour combler les « silences de l’histoire », comme l’illustre l’introduction du livre éponyme de Michelle Per­rot : “L’irruption d’une présence et d’une parole féminines en des lieux qui leur étaient jusque-là inter­dits, ou peu fam­i­liers, est une inno­va­tion du dernier demi-siè­cle qui change l’horizon sonore. Il sub­siste pour­tant bien des zones muettes et, en ce qui con­cerne le passé, un océan de silence, lié au partage iné­gal des traces, de la mémoire et, plus encore, de l’Histoire, ce réc­it qui, si longtemps, a ‘oublié’ les femmes, comme si, vouées à l’obscurité de la repro­duc­tion, iné­narrable, elles étaient hors du temps, du moins hors événement.”

À nou­veau point de vue, nou­veau monde ?

Pisî­ka Sor pour Kedistan

Bonus :

Un entre­tien autour du film à écouter sur France Inter
Une émis­sion sur France Cul­ture, avec entre autre la présence de Mylène Sauloy, qui fait une belle envolée sur la bouf­fée d’espoir qu’apportent les com­bat­tantes kurdes.

Une séance publique de questions/réponses avec la réal­isatrice, après une projection.

Et pour celles et ceux qui n’au­raient pas la pos­si­bil­ité d’as­sis­ter à une pro­jec­tion du film, le voici en stream­ing intégral…

Ajout mai 2021 : You Tube ayant changé ses accès, il se peut que vous ne puissiez pas vision­ner aujour­d’hui, leurs choix d’al­go­rithmes étant discriminatoire


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