Kedistan rend un hommage à Esmeray, chanteuse afro turque, dont beaucoup de Turcs connaissent au moins un titre.
Nous avons choisi pour cela la traduction d’un texte d’une anthropologue polonaise, Kornelia Binicewicz, DJ et discophile qui navigue entre Cracovie et Istanbul, fondatrice de “Ladies on Records : musique féminine des années 60 et 70″.
Texte publié le 22 mars 2016 dans The National — Arts & life
Traduit de l’anglais par Reynald Beaufort
Esmeray : L’histoire oubliée d’une star de la musique afro turque
La première chanson d’Esmeray que j’ai jamais entendue était “Garip Anam” (Ma Pauvre Mère), un 45 tours de 1975. Belle et chic, elle avait une coiffure évocatrice des “Suprêmes” et, sur la pochette, elle vous fixait avec un regard hypnotique.
Une voix extrêmement profonde et triste, accompagnée par un piano, une contrebasse et des percussions — Esmeray ressemblait à quelqu’un venu d’une autre planète. J’ai acheté le disque, et j’ai quitté le magasin minuscule d’Istanbul et son unique vendeur, en me posant cette question : “mais qui peut bien être cette fille ?”
Attiré par le rock psychédélique turc de Barış Manço, Cem Karaca et Erkin Koray, je suis venue à Istanbul en septembre dernier pour faire des recherches sur les musiciennes turques oubliées des années 60 et 70. Mais l’une d’entre elles s’est imposée : Esmeray, et la recherche de sa musique dans les magasins de disques poussiéreux de Kadıköy et d’Eminönü est devenue pour moi une obsession.
Elle avait une voix étonnante, presque comme une chanteuse de jazz, mais il m’est bientôt apparu évident que personne n’a jamais perçu Esmeray comme ce genre de chanteuse. On s’en rappelle comme d’une simple pop star qui a chanté à propos des soldats à la télévision. Son histoire est bien plus complexe et fascinante.
Esmeray a commencé sa carrière comme actrice en 1960. Mais au cours d’une conversation avec son fils, Kaan Diriker, j’ai appris que la musique était aussi une partie cruciale de sa vie. Sa maison était toujours pleine de musique : classique, jazz et blues et, bien sûr, musique classique turque.
Esmeray Diriker est né dans le quartier d’Emirgan, sur le côté européen du Bosphore, en 1949. Ses ancêtres sont venus du Maroc. Elle était donc une “Afro-Turque”. C’est ainsi qu’on appelle les citoyens turcs noirs . Les Afro-Turcs sont issus en partie de mouvements de migrations considérables à l’époque ottomane et d’autres, de la très longue période du commerce des esclaves.
Pendant de nombreuses années après l’effondrement de l’Empire ottoman, les leaders turcs ont cherché à forger une identité nationale distincte au détriment des minorités : les Grecs, les Arméniens, les Kurdes, les Circassiens et … les Afro-Turcs. Ils ont tous subi la violence et les discriminations. Selon Mustafa Olpak, auteur afro turc et activiste, seulement environ 2000 descendants d’Africains vivent encore dans la Turquie contemporaine, très peu à Istanbul. C’est dans cet environnement qu’Esmeray a pourtant commencé sa carrière de chanteuse en 1972.
Aujourd’hui, on se souvient d’Esmeray principalement pour son tube de 1977, “Gel tezkere” (qu’on peut traduire par “Vivement la quille”), qui évoque la nostalgie ressentie par les soldats turcs durant leur service militaire obligatoire de 18 mois. Toute la Turquie a aimé Esmeray uniquement pour cette chanson. Mais comment a‑t-elle été perçue en tant qu’artiste turque noire dans un pays où il y a si peu de place pour le multiculturalisme et la diversité de l’ère ottomane ?
On peut entendre quelques sentiments de frustration et percevoir le ressenti lié aux préjugés dans sa chanson “13.5”. Elle a été écrite par Şanar Yurdatapan en 1976 et raconte l’histoire d’une fille arabe regardant par la fenêtre. [Allusion à une chanson d’enfant très connu] Les tambours de fanfare (davul) déchirent l’atmosphère et la voix basse, profonde et fière d’Esmeray nous emmène à un niveau différent de compréhension : ce que signifie être une fille turque noire. Des flûtes arabes dans le refrain ne nous laissent aucun doute sur l’origine de cette fille ;
Regarde, cette fille arabe1 que les noirs.
c’est moi
avec mes cheveux bouclés
mes lèvres rouges
mes yeux perçants
mes dents blanches comme des perles
et ma foi noireLes enfants ont peur, ils s’enfuient
en se pinçant et en criant “13 et demi“2
mais votre peau peut être noire
tant que votre cœur ne l’est pas
C’est essentiellement une chanson de protestation subtile, qui n’a jamais attiré l’attention qu’elle aurait méritée de la part du public.
Un autre épisode va de nouveau révéler la discrimination à laquelle elle fut confrontée. En 1974, elle a gagné son premier et dernier “Toplu İğne” un concours de composition — organisé par la chaîne de télévision TRT [la télévision nationale turque]. La chanson, “Unutama Beni” (Que tu ne puisses pas m’oublier), a été écrite par son mari et partenaire artistique, Semi Diriker et a été choisie par le public comme la meilleure chanson devant les chansons des futures stars des hits parades turcs, Erol Evgin et Nilüfer.
Le ton grave de la chanson est basé sur le genre “maqam” 3. Mais peu après sa victoire, elle a été censurée par la chaîne. L’influence arabe et les modèles musicaux, qui faisaient partie de l’identité turque pendant tant de siècles, sont maintenant perçus comme les symboles d’une culture étrangère. De leur regard fixé sur le modèle occidental, les dirigeants de la TRT ont considéré la musique d’Esmeray inopportune pour représenter la musique turque moderne.
Presque tout le monde en Turquie connaît Esmeray, ou être plus précis, tout le monde connaît cette chanson écrite pour les soldats. Mais peu de personnes ont prêté attention à son message concernant la difficulté d’être différente dans la société turque.
Esmeray, qui est décédée en 2002, était une artiste turque — elle tenait à être acceptée en tant que telle. Mais durant toute sa vie elle a essayé de dire au peuple de Turquie quelque chose de très important sur la condition d’être quelqu’un de différent dans son propre pays.
Elle mérite respect et reconnaissance, non seulement comme chanteuse hors norme, mais aussi comme une messagère d’égalité sociale et de respect mutuel.