Les Lettres à Taranta Babu, oeuvre de Nazım Hikmet, sont parues en 1935 et ont été également publiées dans le numéro de mars 1936 de la revue littéraire « Commune ». L’Histoire, avec une majuscule, et l’histoire d’amour s’entrelacent dans les lettres d’un jeune Ethiopien vivant à Rome, écrites pour sa femme Taranta Babu.
Nazım Hikmet, plus universel que jamais, construit avec ce texte, “Lettres à Taranta Babu”, un lien instantané entre les époques, où on retrouve les mêmes racismes, oppressions et dictatures. Seuls les noms et les dates changent…
Huitième lettre à TARANTA-BABU
Mussolini parle beaucoup TARANTA-BABU !
Tout seul
____absolument seul
comme un enfant
laissé seul
____dans l’obscurité
________en hurlant
en se réveillant par sa propre voix,
en s’enflammant de peur
____en se consumant de peur
parle sans s’arrêter, sans se reposer.
Mussolini parle beaucoup TARANTA-BABU,
il parle beaucoup
____parce qu’il a peur !.
.
D’habitude, dans un petit encart, Kedistan aurait mis la bio du poète. Cette fois, Kedistan peut se taire. Le poète lui même, se présente.
Je suis né en 1902
Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale
Je n’aime pas les retours.
A l’âge de trois ans à Alep, je fis profession de petit-fils de pacha
A dix-neuf ans d’étudiant à l’Université communiste de Moscou
A quarante-neuf ans à Moscou, l’invité du Comité Central,
Et depuis ma quatorzième année, j’exerce le métier de poète.
Il y a des gens qui connaissent les diverses variétés de poissons
Moi celles des séparations.
Il y a des gens qui peuvent citer par cœur le nom des étoiles,
Moi ceux des nostalgies.
J’ai été locataire et des prisons et des grands hôtels,
J’ai connu la faim et aussi la grève de la faim et il n’est pas
De mets dont il ignore le goût.
Quand j’ai atteint trente ans on a voulu me pendre,
A ma quarante-huitième année on a voulu me donner
le Prix mondial de la Paix,
et on me l’a donné.
Au cours de ma trente- sixième année, j’ai parcouru en six mois,
Quatre mètres carrés de béton,
Dans ma cinquante-neuvième année, j’ai volé de la Prague à la Havane
En dix-huit heures.
Je n’ai pas vu Lénine, mais j’ai monté la garde
près de son catafalque en 1924,
En 1961 le mausolée que je visite, ce sont ses livres.
On s’est efforcé de me détacher de mon Parti,
Ça n’a pas marché.
Je n’ai pas été écrasé sous les idoles qui tombent.
En 1951 sur une mer, en compagnie d’un camarade,
J’ai marché vers la mort.
En 1952, le cœur fêlé, j’ai attendu la mort
Quatre mois allongé sur le dos.
J’ai été fou de jalousie des femmes que j’ai aimées.
Je n’ai même pas envié Charlot pour un iota.
J’ai trompé mes femmes
Mais je n’ai jamais médit derrière le dos de mes amis.
J’ai bu sans devenir ivrogne,
Par bonheur, j’ai toujours gagné mon pain à la sueur de mon front.
Si j’ai menti, c’est qu’il m’est arrivé d’avoir honte pour autrui,
J’ai menti pour ne pas peiner sans raison.
J’ai pris le train, l’avion, l’automobile,
La plupart des gens ne peuvent les prendre.
Je suis allé à l’opéra
La plupart des gens ne peuvent y aller et ignorent même le nom,
Mais là où vont la plupart des gens, je ne suis pas allé depuis 1921 :
A la Mosquée, à l’église, à la synagogue, au temple, chez le sorcier,
Mais j’ai lu quelquefois dans le marc de café.
On m’imprime dans trente ou quarante langues
Mais en Turquie je suis interdit dans ma propre langue.
Je n’ai pas eu de cancer jusqu’à présent,
On N’est pas obligé de l’avoir
Je ne serai pas premier ministre, etc
Et je n’ai aucun penchant pour ce genre d’occupation.
Je n’ai pas fait la guerre,
Je ne suis pas descendu la nuit dans les abris,
Je n’étais pas sur les routes d’exode,
Sous les avions volant en rase-mottes,
Mais à l’approche de la soixantaine je suis tombé amoureux.
En bref camarade,
Aujourd’hui à Berlin, crevant de nostalgie comme un chien,
Je ne puis dire que j’ai vécu comme un homme
Mais le temps qu’il me reste à vivre,
Et ce qui pourra m’arriver
Qui le sait ?(1962)
Mais Kedistan ne s’arrêtera pas là non plus.
En 1936, un autre poète, français celui-là, s’emparait de l’actualité politique, la même que celle que vivait à distance Nazım Hikmet, et écrivait un très long texte, “Crosse en l’air”. Deux poètes, deux visions du monde pourtant si proches… et sans facebook.
Ce qui nous a fait croiser ces deux plumes, c’est un passage, qui parle lui aussi parle de Mussolini, entre autres. Voici donc cet extrait de Jacques Prévert, et tant qu’on y est, les liens vers la totalité du texte, lu par quelqu’un que vous n’aurez guère de mal à reconnaître.
(Pour les plus pressé-e‑s, la partie de “Crosse en l’air” qui donne rendez-vous à Nazım, à propos de Mussolini, se trouve au tout début de la 2ème partie.
Et, faites-vous plaisir, terminez sur une note d’espoir magnifique, écoutez aussi les dernières minutes de la 2ème partie, à partir de 18:30.…)
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Qui seront donc ces poètes, dans cinquante ans, que les générations futures liront en référence à ce que vit aujourd’hui le monde, et en particulier l’Europe et le Moyen Orient, dans cette deuxième décennie des années 2000 ? Les connaissons nous déjà ?