Les iden­tités de Der­sim de la fin du XIXème siè­cle à nos jours 

Cet arti­cle est un essai académique rédigé en 2013. Il prend pour objet l’épineuse ques­tion de l’i­den­tité de Der­sim ou iden­tité dersimie.

La notion d’i­den­tité, sans égard pour ses con­tours mou­vants et incer­tains, ni paralysie face à l’im­pres­sion­nante lit­téra­ture qu’elle a généré en sci­ences sociales, est ici appréhendée de manière « intu­itive », ou proche du sens com­mun. On part donc d’une déf­i­ni­tion a min­i­ma : l’i­den­tité comme « la par­tie de soi qui provient de la con­science qu’à l’in­di­vidu d’ap­partenir à un groupe social ain­si que la valeur et la sig­ni­fi­ca­tion émo­tion­nelle qu’il attache à cette appar­te­nance » 1L’es­sai, con­stru­it à par­tir d’une resti­tu­tion d’élé­ments his­toriques et emprun­tant le matériel de quelques « ter­rains informels » (dans la dias­po­ra et en Turquie), emploie le « je » et le lan­gage par­fois laborieux des études uni­ver­si­taires. En met­tant en per­spec­tive les images d’Épinal du Der­sim kurde alévi et rebelle, il per­met néan­moins de revis­iter une bonne par­tie de l’his­toire de la Turquie con­tem­po­raine sous l’an­gle des rela­tions entre con­tes­ta­tion du pou­voir, minori­sa­tion, et con­struc­tions iden­ti­taires des groupes soci­aux. Le lecteur curieux d’his­toric­ité y trou­vera des élé­ments sus­cep­ti­bles d’é­clair­er une par­tie des dynamiques dans lesquelles s’in­scrivent les événe­ments en cours.

Luz Bar­toli


PLAN

Intro­duc­tion

1) Kur­des et Alévis : des com­mu­nautés minorisées sous la République de Turquie

  1. L’i­den­tité kurde
    1) La kur­dic­ité avant le XXème siècle
    2) La kur­dic­ité à l’heure du nation­al­isme kurde
    3) Remise en ques­tion des fron­tières de la kur­dic­ité depuis les années 1980
  2. L’i­den­tité alévie
    1) Luttes de sens sur la déf­i­ni­tion, la nature et les orig­ines de l’alévité
    2) Poli­ti­sa­tion de l’alévité (puis de l’alévisme) sous la République

2) Der­sim

  1. Appar­te­nances poli­tiques et poli­ti­sa­tion des appartenances
  2. Appar­te­nances eth­niques et eth­ni­ci­sa­tion des appartenances
  3. La dimen­sion iden­ti­taire des révoltes de Dersim
  4. De Der­sim Isyanı à Der­sım Katliyamı et Der­sim Soykırım

Con­clu­sion


dersim-carte-turquieLa mobil­i­sa­tion du reg­istre iden­ti­taire dans les dis­cours d’ac­teurs, qu’il soient ou non insti­tu­tion­nels, s’in­scrit en Turquie dans un con­texte poli­tique mar­qué par de fortes polar­i­sa­tions. La volon­té de con­struc­tion d’un Etat-nation uni­taire a été menée par les élites poli­tiques selon une con­cep­tion exclu­ante, qui a con­duit à la néga­tion, à la délégiti­ma­tion et sou­vent à la crim­i­nal­i­sa­tion des « iden­tités par­tic­u­lar­istes ». Celles-ci ont cepen­dant con­nu une véri­ta­ble renais­sance depuis les années 1980, affir­mant, sur un mode plus ou moins rad­i­cal­isé, des dif­férences – eth­niques et religieuses notam­ment – et venant s’im­pos­er dans le débat pub­lic avec l’ex­i­gence d’une redéf­i­ni­tion du « Pacte nation­al ». Par­mi ces groupes, les Kur­des et les alévis2(avec les par­ti­sans de l’Is­lam poli­tique) sont ceux dont les mou­ve­ments ont été les plus effi­caces pour impos­er à l’État une rené­go­ci­a­tion et un repo­si­tion­nement, dis­cur­sif, sym­bol­ique et insti­tu­tion­nel. L’« ouver­ture kurde » et l’« ouver­ture alévie » de l’AKP au tour­nant des années 2000 sont en grande par­tie les résul­tats de ces luttes tou­jours en cours. Par ailleurs, le pou­voir cen­tral­iste a du compter depuis ses débuts avec des con­tes­ta­tions nom­breuses, issues de dif­férents seg­ments de la société. La volon­té de détru­ire l’au­tonomie poli­tique des aşiret3kur­des, qui s’accroît lors de la fon­da­tion de la République, la modernisation/occidentalisation/laïcisation menée ensuite à marche for­cée par les élites kémal­istes au détri­ment de l’üm­met musul­mane, le régime de par­ti unique, le recen­trage de l’i­den­tité nationale sur la tur­ci­c­ité eth­nique, le car­ac­tère mil­i­tariste et autori­taire des régimes qui se sont suc­cédé, la redéf­i­ni­tion de l’i­den­tité nationale dans le cadre de la syn­thèse tur­co-islamique… autant de con­fig­u­ra­tions poli­tiques qui ont provo­qué les révoltes et soulève­ments bru­tale­ment réprimés ain­si que les affron­te­ments vio­lents qui jalon­nent l’his­toire de la Turquie contemporaine.

À la con­tes­ta­tion du pou­voir par la gauche non insti­tu­tion­nelle, à son apogée dans les années 1970, écrasée par le coup d’État de 1980, a suc­cédé la guéril­la du PKK, et une guerre de 30 ans durant laque­lle la bru­tal­ité et les exac­tions de l’État ont sou­vent été dénon­cées. Dans les années 1990, le PKK investit la région de Der­sim et la répres­sion éta­tique est d’une telle sévérité que le par­al­lèle est vite fait avec ce qu’il est con­venu d’appeler les « mas­sacres de 38 », qui ont fait des dizaines de mil­liers de vic­times. Plus récem­ment, les pro­jets de bar­rage qui, dans le cadre du GAP men­a­cent d’en­sevelir une par­tie des val­lées de Der­sim, sont l’oc­ca­sion pour de nom­breux acteurs de brandir cette « mémoire » de per­sé­cu­tion, rap­pelant qu’ils ont été de longue date été les vic­times de poli­tiques d’État dirigées con­tre eux en rai­son d’un triple stig­mate : région kurde, région alévie, région de dissidence.

Nous avons là trois dimen­sions socio-his­toriques qui ont con­tribué à la « con­struc­tion iden­ti­taire » : de Der­sim dans le sens ou elles sont large­ment conçues comme per­ti­nentes, que ce soit au niveau de l’hétéro-déf­i­ni­tion comme de l’au­to-déf­i­ni­tion des Der­simis. Pour autant, une telle lec­ture risque de pêch­er par essen­tial­isme si elle n’in­tè­gre pas l’hétérogénéité, les cli­vages, et les luttes de sens qui tra­versent l’«alévité» comme la « kur­dic­ité », ain­si que le car­ac­tère pluriel et mal­léable des appar­te­nances iden­ti­taires attribuées, mobil­isées ou revendiquées par des groupes en fonc­tion des con­textes, des con­traintes et des intérêts historico-politiques.

L’ap­proche théorique de Fredrik Barth a notam­ment per­mis de met­tre en évi­dence que la con­sti­tu­tion et le main­tien d’un groupe eth­nique dépend davan­tage de sa capac­ité à pro­duire et entretenir «de la fron­tière» avec d’autres groupes que d’un «con­tenu cul­turel» spé­ci­fique qui serait partagé par l’ensem­ble de ses mem­bres. Indi­vidus et col­lec­tifs vivent dans des con­textes qui lais­sent à leur dis­po­si­tion, avec des marges de manœu­vre vari­ables, plusieurs mar­queurs iden­ti­taires qu’ils pour­ront choisir (con­sciem­ment ou non) de met­tre en avant ou de gom­mer selon la sit­u­a­tion. Dans la plu­part des cas, plusieurs appar­te­nances, par­fois con­cur­rentes, appel­lent la loy­auté de l’in­di­vidu ou du groupe en ques­tion. Con­stru­ites et his­torique­ment situées, ces appar­te­nances s’in­scrivent tou­jours dans une dual­ité : « Nous » ver­sus « Eux ». L’i­den­tité mobil­isée n’a de sens qu’en rela­tion à la déf­i­ni­tion de cet « Autre » qui lui donne sa per­ti­nence (the rel­e­vant oth­er). — C’est donc en prê­tant atten­tion à la « pro­priété con­trastive » des caté­gories (qui fait que la désig­na­tion d’une caté­gorie appelle dans l’imag­i­naire du locu­teur et de l’in­ter­locu­teur les caté­gories d’op­po­si­tion appro­priées — « alévi » appelle « sun­nite », « kurde » appelle « turc » ou « laz » ou « çerkes », « musul­man » appelle « chré­tien » ou « gavur » (infidèle) ou encore « hétéro­doxe »…) que l’on peut espér­er com­pren­dre le sens du vocab­u­laire iden­ti­taire choisi par un groupe ou un indi­vidu pour se qual­i­fi­er ou qual­i­fi­er les autres.

Un flou demeure sur ce qu’il faut enten­dre géo­graphique­ment lorsqu’on par­le de Der­sim. Faut-il y inclure comme le fait Hans-Luckas Kieser, la région lim­itro­phe de Koç­giri, désig­nant ain­si une entité cul­turelle plus vaste ? Faut-il exclure de cette unité cul­turelle, comme le fait Mar­tin van Bru­i­nessen, les dis­tricts de Pertek et Çemişgezek, appar­tenant au dis­trict du Tunceli actuel mais « eth­nique­ment mixtes » (car habités par une pro­por­tion non nég­lige­able de turcs sun­nites)4On pour­rait comme cer­tains le font dis­tinguer entre Iç Der­sim (le Der­sim intérieur, désig­nant alors la par­tie la plus enclavée et mon­tag­neuse), et Dış Der­sim (le Der­sim extérieur, désig­nant dans ce cas une zone davan­tage per­méable aux influ­ences extérieures mais cul­turelle­ment reliée à Der­sim, par la langue – kurmanci/kirdaskî/zazakî et kir­man­ci – et surtout par la croy­ance —  kızıl­baş ou alévi).

Je me pro­pose dans cette étude de ten­ter un tra­vail de syn­thèse con­cer­nant les appar­te­nances iden­ti­taires tour à tour per­ti­nentes pour car­ac­téris­er « les Kur­des alévis de Der­sim » dans le con­texte de la Turquie du XXème siè­cle. Je com­mencerai par une mise en per­spec­tive his­torique des évo­lu­tions de la « ques­tion kurde » et de la « ques­tion alévie », en vue de mon­tr­er leur com­plex­ité, leurs recoupe­ments, et leurs liens avec ces autres pôles de la con­tes­ta­tion du pou­voir que sont (ou que furent par­fois ) « les gauch­es » et l’is­lam poli­tique en Turquie. Je ter­min­erai sur la manière dont ces iden­tités eth­niques, religieuses et poli­tiques furent sol­lic­itées des habi­tants de Der­sim dans des « moments clefs » de l’his­toire nationale ou locale, de la fin de l’empire ottoman à nos jours, pour con­clure sur les incer­ti­tudes, débats, et luttes en cours en vue de la (re-)définition de l’i­den­tité dersimie.

1) Kurdes et Alévis : des communautés minorisées sous la République de Turquie

Le pas­sage du sys­tème éta­tique ottoman à celui des États nationaux a recon­fig­uré sous des traits nou­veaux la ques­tion minori­taire en Ana­tolie. L’organisation des com­mu­nautés à l’époque ottomane divi­sait celles-ci selon des fron­tières avant tout con­fes­sion­nelles : le sys­tème des mil­let5accor­dait un statut formel de pro­tec­tion et d’assujettissement aux com­mu­nautés non-musul­manes – c’est-à-dire aux Juifs, Grecs et Arméniens, recon­nus au titre d’ahl-al kitab, « gens du livre » – les autres sujets de l’empire étant réu­nis sous la désig­na­tion générique d’« ouma/ümmet » musul­mane.6Les Tanz­i­mat7 menées en par­tie sous la pres­sions des grandes puis­sances rompent la tra­di­tion islamique en procla­mant l’é­gal­ité de tous les sujets de l’Em­pire, mais con­duisent para­doxale­ment autant à la « minori­sa­tion » de ces mil­let qu’à leur éman­ci­pa­tion, provo­quant des mécon­tente­ments aus­si bien du coté des élites musul­manes (voy­ant entamé leur statut de millet‑i kahire - « nation/communauté dom­i­nante » -) que des élites chré­ti­ennes. Les effets de la ségré­ga­tion ne furent pas atténués, mais aggravés par le recoupe­ment des cli­vages lin­guis­tiques avec les dis­tinc­tions religieuses, ouvrant ain­si la voie aux idées nation­al­istes – au sens mod­erne — qui dès lors se ren­forceront pro­gres­sive­ment au sein des dif­férentes com­mu­nautés de l’Em­pire. 8

L’étab­lisse­ment de la République à la suite de la pre­mière guerre mon­di­ale, de l’effondrement de l’empire ottoman et de la guère d’Indépen­dance fut la vic­toire du nation­al­isme turc (une turcité alors encore définie sans ambiguïté par l’ap­par­te­nance à l’Is­lam, à l’im­age de la doc­trine offi­cielle du Comité Union et Pro­grès qui dirigeait de fait l’empire depuis 1908) sur les autres reven­di­ca­tions à car­ac­tère nation­al­iste en terre ana­toli­enne. Le repli effec­tif de la zone de dom­i­na­tion turque – anci­en­nement ottomane – sur l’Ana­tolie s’est traduit par une manière extrême­ment bru­tale d’en­vis­ager les ques­tions d’altérité. Le géno­cide arménien, les échanges rad­i­caux de pop­u­la­tion entre Musul­mans de Grèce et Grecs ortho­dox­es de Turquie, ont con­duit à la qua­si dis­pari­tion de la présence chré­ti­enne en Ana­tolie9sur le plan du droit, le traité de Lau­sanne signé en 1923, qui annule celui de Sèvres (1920), enterre les aspi­ra­tions nationales kur­des et arméni­ennes. Il règle le statut des « minorités non-musul­manes » recon­nues dans les fron­tières du nou­v­el État10 et entraîne l’ap­pari­tion de nou­veaux types de minorités, sans statut. Par­mi ces groupes exclus à la fois de la déf­i­ni­tion una­n­imiste de la nation (tur­co-sun­nite) et de l’ac­cès aux droits qui (bien qu’am­putés dans les faits) avaient été con­sen­tis aux minorités recon­nues, on trou­ve les réfugiés du Cau­case et des Balka­ns, les minorités lin­guis­tiques comme les Cré­tois musul­mans ou les Arabes et des groupes tels les Kur­des ou les alévis, niés dans leurs spé­ci­ficités et « minorisés ». Il est enten­du que la minori­sa­tion s’opère en ter­mes juridiques et poli­tiques, découlant des rap­ports de dom­i­na­tion et non d’une inféri­or­ité numérique. Minorités offi­cielles et non offi­cielles ont en com­mun d’in­spir­er la méfi­ance et l’hos­til­ité du pou­voir, qui les traite facile­ment en étrangers ou en enne­mis de l’in­térieur. Vio­lentes cam­pagnes nation­al­istes, pogroms, expul­sions, déplace­ments for­cés, répres­sion sys­té­ma­tique et vio­lente de toute expres­sion cul­turelle ou lin­guis­tique dis­si­dente… font alors par­tie du quo­ti­di­en des « minori­taires » en régime répub­li­cain. Seuls les immi­grés cau­casiens et balka­niques, peu vin­di­cat­ifs, ont fait excep­tion et représen­tent peut-être un exem­ple d’as­sim­i­la­tion à la nation turque sans heurts visibles.

Avec une vio­lence physique et sym­bol­ique par­fois poussée à l’ex­trême, les régimes qui se sont suc­cédé au pou­voir ont pour­suivi la réal­i­sa­tion du pro­jet nation­al orig­i­naire­ment porté par les kémal­istes. Ce faisant, ils ont glob­ale­ment recon­duit, mal­gré des quelques évo­lu­tions récentes et un assou­plisse­ment relatif, l’idéolo­gie offi­cielle, qui repose sur la néga­tion de l’his­toire et de la réal­ité soci­ologique du pays.

I) L’identité kurde

La grav­ité de la ques­tion kurde aujour­d’hui en Turquie se présente claire­ment comme un « con­flit iden­ti­taire »11en plus d’un con­flit poli­tique : c’est la néga­tion de l’i­den­tité eth­nique des Kur­des par l’État turc qui est à l’o­rig­ine de cette guerre qui per­dure sous des formes divers­es depuis les débuts de la République. Pour autant, la déf­i­ni­tion eth­nique de l’« être Kurde » ne relève pas de l’év­i­dence, a été sujette à des vari­a­tions, de même que le le degré d’i­den­ti­fi­ca­tion de ses mem­bres (et mem­bres poten­tiels) et l’im­por­tance de la fron­tière séparant ce groupe des autres groupes.

1) La kur­dic­ité avant le XXème siècle

Bien avant la nais­sance des nation­al­ismes mod­ernes exis­tait une entité qui se désig­nait et était désignée par le terme « kurde », mais elle ne recou­vre pas la même réal­ité que celle que le mot évoque aujour­d’hui. Depuis au moins le XIVème siè­cle il existe par­mi les auteurs du Proche-Ori­ent un con­sen­sus sur qui est kurde : il s’ag­it de ces tribus de l’est de l’Asie Mineure et du Zagros, séden­tarisées ou nomades, ne par­lant ni turc, ni arabe, ni per­san. Y étaient inclus, non seule­ment ceux qui par­laient le « kurde à pro­pre­ment par­ler »12mais aus­si le zaza et le gurani. Le « noy­au de l’eth­nie » était com­posé de musul­mans sun­nites, et, avec un degré d’ap­par­te­nance vari­able, de chi­ites, et d’adeptes des dif­férentes sectes hétéro­dox­es de la région. Il n’y avait d’ambiguïté que pour les Lours et les Bakhtiaris (vivant au sud-est des « Kur­des pro­pre­ment dits »). En revanche n’é­taient pas inclus les nom­breux paysans non-trib­aux et les urbains vivant dans la même aire, qui com­pre­naient des musul­mans et des chré­tiens dont beau­coup avaient comme langue mater­nelle des dialectes kur­des (ou gurani, ou zaza).

Deux fron­tières prin­ci­pales sem­blent valid­er la con­cep­tion de la kur­dic­ité de cette époque : la fron­tière religieuse très nette entre musul­mans et chré­tiens, qui se car­ac­téri­sait très con­crète­ment au nord du Kur­dis­tan par une sépa­ra­tion entre Kur­des et Arméniens. Mais il ne s’ag­it pas d’une fron­tière entière­ment étanche puisque là où les chré­tiens étaient forts et mil­i­taire­ment organ­isés (comme par exem­ple les Nesto­riens de Hakkari pen­dant une bonne par­tie du XIXème siè­cle), ils étaient traités en égaux par les tribus kur­des, et cer­taines d’en­tre elles allaient jusqu’à s’in­clure des chré­tiens comme mem­bres. Tou­jours est-il que les musul­mans sun­nites arabo­phones ou tur­coph­o­nes étaient beau­coup moins étrangers aux Kur­des (sun­nites) et les fron­tières entre eux étaient plus floues que celles qui les dis­tin­guaient des kur­do­phones d’autres con­fes­sions. La fron­tière lin­guis­tique, aujour­d’hui cen­trale dans la con­struc­tion des iden­tités eth­niques et nationales, sem­ble en com­para­i­son de peu d’importance à l’époque ottomane : on trou­ve dans les doc­u­ments ottomans de nom­breuses références à des tribus nomades mixtes, com­prenant des sec­tions kur­do­phones et tur­coph­o­nes, et au moins une tribu arabo­phone qui se con­sid­érait comme kurde et était con­sid­érée comme telle par les autres Kur­des, et ce jusqu’à nos jours.13

L’autre fron­tière la plus per­ti­nente pour les acteurs de l’époque, si l’on se tient aux voca­bles et caté­gories que ceux-ci util­i­saient pour par­ler de « soi » et de l’« autre », est sans con­teste la dis­tinc­tion « de statut » (mem­bre ou non-mem­bre d’une aşiret) . Les gens des tribus se désig­naient eux-même sim­ple­ment comme aşiret ou comme kurd alors qu’ils désig­naient les paysans non-trib­aux, sans faire entre eux de dis­tinc­tion eth­nique, par le terme générique ‘ra’y­at ou reaya (« sujets ») et ce qu’il s’agisse de pop­u­la­tions kur­do­phones, zaza­phones aus­si bien que gura­nophones ou par­lant l’ar­ménien, l’araméique, l’arabe et peut-être le turc. Ten­dant à se con­sid­ér­er comme les seuls « Kur­des » véri­ta­bles, ce qui con­fère au terme une con­no­ta­tion « de caste », les gens des tribus dis­po­saient par­fois d’un vocab­u­laire plus pré­cis pour les paysans qui leur étaient assu­jet­tis : le terme de feleh pour les chré­tiens, d’autres ter­mes de portée locale par­mi lesquels on trou­ve guran, miskên, kalawspî, kur­manj, ce dernier terme étant d’après Mar­tin Van Bru­i­nessen util­isé pour les paysans musul­mans du nord-ouest du Kur­dis­tan, aus­si bien zaza­phones que kurdophones.

Il est dif­fi­cile de con­naître avec pré­ci­sion le degré d’in­té­gra­tion à la « kur­dic­ité » des autres com­mu­nautés religieuses kur­do­phones, les fron­tières eth­niques et religieuses « intra-musul­manes » (pour les groupes ni chré­tiens, ni sun­nites ortho­dox­es) n’é­tant pas claire­ment fixées dans l’Em­pire ottoman : dans quelle mesure les tribus alévies, yézi­dies, Ahl‑i haqq ou chi­ites de la région se con­sid­éraient ou étaient-elles con­sid­érées comme kur­des ? On sait par exem­ple qu’il exis­tait une fron­tière entre les Kur­des sun­nites et les Yézidis, qui n’é­taient pas con­sid­érés comme musul­mans, mais que celle-ci était moins impor­tante que celle qui séparait les Kur­des musul­mans des chré­tiens. De plus son impor­tance a var­ié au cours du temps : par exem­ple, alors qu’on ne trou­ve aucun yézi­di dans la com­po­si­tion soci­ologique de la pre­mière asso­ci­a­tion nation­al­iste kurde14, dans les années 1930 cer­tains nation­al­istes kur­des en exil fer­ont du yézidisme idéal­isé la « reli­gion kurde véri­ta­ble ». Lors du recense­ment irakien de 1987, les Yézidis de ce pays (comme d’ailleurs de nom­breux chré­tiens assyriens) choi­sis­sent de se déclar­er Kur­des.15

L’évo­lu­tion his­tori­co-poli­tique inter­ag­it man­i­feste­ment avec la per­cep­tion qu’ont groupes et indi­vidus de leur iden­tité et de leurs appar­te­nances. L’ap­par­te­nance à l’« eth­nie » kurde du XVème au XIXème siè­cle sem­ble être conçue avant tout en fonc­tion d’un mode de vie (organ­isé en aşiret, ce qui implique une dimen­sion mil­i­taire et l’obéissance à une cer­taine hiérar­chie qu’on peut qual­i­fi­er de féo­dale, d’o­rig­ine nomade – même si l’or­gan­i­sa­tion trib­ale per­dure avec la séden­tari­sa­tion – et peut-être plutôt mon­tag­narde – même si de nom­breuses aşiret kur­des se sont ensuite séden­tarisées dans les plaines -). Elle est com­posée d’un noy­au dont la kur­dic­ité ne sus­cite pas d’in­ter­ro­ga­tion : les aşiret kur­do­phones (ou par­lant zaza ou gurani) de con­fes­sion sun­nite. Autour de ce noy­au gravi­tent des groupes qu’on pour­rait situer à la périphérie de la kur­dic­ité : par exem­ple les clans de même langue mater­nelle mais que leurs croy­ances non con­formes à l’ortho­dox­ie sun­nite dis­tinguent. Avant le tri­om­phe de l’eth­nona­tion­al­isme, l’ap­par­te­nance pre­mière est bien religieuse. C’est au nom de cette appar­te­nance à l’üm­met musul­mane qu’une grande majorité de Kur­des s’en­ga­gent aux coté de Mustafa Kemal lors de la guerre de Libéra­tion nationale, con­tre les impéri­al­istes iden­ti­fiés aux chré­tiens, et sur un mode guer­ri­er qui a quelque chose du dji­had. C’est en réponse à l’ap­pel qui leur est fait de se bat­tre pour sauver le cal­i­fat et main­tenir l’u­nité de l’empire (et non de fonder une Turquie indépen­dante) que la plu­part des Kur­des pren­nent les armes16, com­bat­tant les enne­mis chré­tiens et par­tic­i­pant aux mas­sacres puis au géno­cide des Arméniens17 qui per­me­t­tent d’« islamiser » les six vilayets de l’est.

Nous ver­rons que les Kur­des alévis ont eu une atti­tude toute dif­férente. Le tour­nant rad­i­cal effec­tué par les kémal­istes, recen­trant la déf­i­ni­tion de la nou­velle nation sur la tur­ci­c­ité eth­nique, et ce à la fois con­tre les Kur­des et con­tre l’Is­lam désor­mais iden­ti­fié à l’ar­riéra­tion religieuse,18fera pren­dre à l’eth­nona­tion­al­isme kurde son véri­ta­ble essor. Le tra­vail de redéf­i­ni­tion de l’i­den­tité kurde, la con­struc­tion dis­cur­sive et sym­bol­ique du peu­ple kurde en tant qu’eth­nie, et plus encore, en tant que nation, prend alors de l’am­pleur. Par­mi les out­ils poli­tiques et épisté­mologiques alors disponibles, dans le pre­mier quart du XXème siè­cle, et dans la suite des 14 points de Wil­son, le con­cept de nation est l’outil prin­ci­pal selon lequel il s’ag­it de recon­fig­ur­er l’ap­par­te­nance à l’eth­nie pour pou­voir pré­ten­dre à l’au­todéter­mi­na­tion politique.

2) La kur­dic­ité à l’heure du nation­al­isme kurde

La ques­tion de savoir si les Kur­des con­stituent une nation et, qui cette nation com­prend, ne peut recevoir de réponse objec­tive. Comme le souligne Mar­tin van Bru­i­nessen, toute réponse à cette ques­tion con­stitue en soi une pos­ture poli­tique. L’or­gan­i­sa­tion de la lutte poli­tique, pour la recon­nais­sance des « droits cul­turels », pour le droit à l’au­todéter­mi­na­tion, ou pour la fon­da­tion d’un État indépen­dant19, repose sur la capac­ité à créer un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance com­mun et à mobilis­er sur cette base les dif­férents élé­ments sus­cep­ti­bles de révéler/créer cette unité. Ni la charte des Nations Unies ni Wil­son ne don­nant de déf­i­ni­tion pré­cise de la nation, c’est la déf­i­ni­tion de Staline, avec ses cinq critères, qui va s’avér­er déter­mi­nante pour les pre­miers nation­al­istes kur­des : pour con­stituer une nation, il faut avoir une his­toire, une langue, une vie économique com­munes, un ter­ri­toire com­mun, et « un tem­péra­ment psy­chologique se man­i­fes­tant dans une cul­ture com­mune »20, Seuls les peu­ples cor­re­spon­dant à ces critères méri­tent la sol­i­dar­ité social­iste dans leur lutte pour l’au­todéter­mi­na­tion. Faute d’y répon­dre un peu­ple doit se con­tenter du statut de « minorité nationale »21.

Les suc­cès poli­tiques du mou­ve­ment nation­al­iste kurde, surtout depuis les années 1990 où il est devenu un véri­ta­ble mou­ve­ment de masse capa­ble de mobilis­er dans toutes les par­ties du Kur­dis­tan, et fort d’une dias­po­ra trans­frontal­ière active et organ­isée qui a su impos­er la recon­nais­sance de l’ex­is­tence des Kur­des et gag­n­er de nom­breux sou­tiens à l’échelle inter­na­tionale, ne doivent pas nous faire oubli­er qu’il a surtout été durant la plus grande par­tie du XXème siè­cle la préoc­cu­pa­tion d’une élite let­trée trou­vant des alliances de courte durée avec des élites tra­di­tion­nelles dont les intérêts et les moti­va­tions n’é­taient pas néces­saire­ment sim­i­laires ni com­pat­i­bles. Les révoltes et les soulève­ments issus de ces alliances, si elles ont mar­qué la mémoire col­lec­tive, et été inté­grées à l’« his­toire nationale » kurde comme sym­bol­es de la con­ti­nu­ité et de la déter­mi­na­tion du peu­ple kurde à exis­ter et être recon­nu comme tel, ont en fait été d’une éten­due rel­a­tive et n’ont pas sus­cité la sol­i­dar­ité interkurde escomp­tée par les lead­ers. Comme nous le ver­rons les recherch­es actuelles sur les plus emblé­ma­tiques de ces révoltes (Koç­giri en 1921, Sheykh Said en 1925, Der­sim en 1937) ten­dent à inter­roger leur car­ac­tère nation­al­iste et met­tre en avant d’autres logiques pour les expliquer.

L’i­den­ti­fi­ca­tion à une nation ou à une eth­nie, n’a rien de naturel ou de spon­tané. On sait le déploiement d’ef­forts con­ti­nus qu’ont sup­posé pour tous les États-nations la con­struc­tion et le main­tien chez la pop­u­la­tion qui relève de leur sou­veraineté d’un sen­ti­ment d’ad­hé­sion à l’« iden­tité nationale », à tra­vers l’é­d­u­ca­tion, la pro­pa­gande et la répres­sion – vio­lente si néces­saire – des ten­dances par­tic­u­lar­istes. Les par­ti­sans de la nation con­stru­isent des mythes, des sym­bol­es, des réc­its qu’ils ten­tent — et parvi­en­nent sou­vent – à sacralis­er, en vue de réu­nir ou de main­tenir ensem­ble dans une entité sym­bol­ique abstraite ce qui serait autrement juste jux­ta­posé ou emporté par des forces cen­trifuges. Pour le nation­al­isme kurde, l’en­jeu était de par­venir à créer ce sen­ti­ment d’u­nité, et ce sans dis­pos­er de la puis­sance d’un appareil éta­tique, tout en étant vic­time lui-même de la puis­sance idéologique et mil­i­taire d’États pour qui il était une men­ace, et qui étaient déter­minés à ne pas le laiss­er exister.

En Turquie, la pop­u­la­tion kurde actuelle est estimée à 15 ou 20 mil­lions de per­son­nes (près de 25 % de la pop­u­la­tion). Les suc­cès et revers des poli­tiques assim­i­la­tion­nistes éta­tiques turques d’une part, et des poli­tiques inté­gra­tri­ces du nation­al­isme kurde d’autre part, ont indé­ni­able­ment con­tribué à faire vari­er l’i­den­ti­fi­ca­tion ou non à la kur­dic­ité des habi­tants orig­i­naires de l’aire kurde. Un exem­ple frap­pant nous en est don­né par les chiffres du recense­ment de 1965, le dernier inclu­ant la ques­tion de la langue mater­nelle. Seuls 12,7% de la pop­u­la­tion a alors déclaré par­ler kurde, dont seule­ment 7,1 % comme langue mater­nelle. Même si ces chiffres ne nous per­me­t­tent pas de dire qui s’i­den­ti­fi­ait alors à la kur­dic­ité, ils sont révéla­teurs à plusieurs titres. Leur faib­lesse appelle plusieurs obser­va­tions. D’une part les résul­tats ont pu être « cor­rigés » par les agents de recense­ment pour pub­li­er des don­nées qui soient poli­tique­ment accept­a­bles. D’autre part, une pro­por­tion con­sid­érable des recen­sés ont pu/dû choisir de taire leur con­nais­sance de la langue kurde pour éviter de s’au­to-stig­ma­tis­er, ce qui serait un bon indice des con­traintes politi­co-sociales attachées alors à cette iden­tité.22

Sans dis­pos­er de sta­tis­tiques sur le nom­bre de per­son­nes s’i­den­ti­fi­ant actuelle­ment comme Kur­des en Turquie, on peut sans ris­quer de se tromper affirmer que leur pro­por­tion a con­sid­érable­ment aug­men­té par rap­port à 1965. Ce change­ment n’est pas attribuable à une évo­lu­tion démo­graphique observ­able mais à un change­ment de critères dans la déf­i­ni­tion de soi. De nom­breux jeunes dont les par­ents ou grand-par­ents, volon­taire­ment ou sous la con­trainte, s’é­taient défi­nis comme turcs, choi­sis­sent aujour­d’hui de revendi­quer leur kur­dic­ité, même s’ils ne par­lent et ne com­pren­nent désor­mais que le turc. Une « vaste réserve de Kur­des poten­tiels »23 est com­posée de tous ceux qui peu­vent se trou­ver un ancêtre kurde (ce qui n’est pas dif­fi­cile en Turquie à con­di­tion de remon­ter assez loin), de ceux qui sont issus d’un mariage mixte, de ceux dont la langue mater­nelle est con­sid­érée comme un dialecte du kurde.

Ces trans­for­ma­tions mon­trent que l’as­sim­i­la­tion à une nation ou à une eth­nie relèvent de proces­sus en con­stante évo­lu­tion et poten­tielle­ment réversibles. L’ad­hé­sion au pro­jet poli­tique porté par le mou­ve­ment kurde peut être un motif d’i­den­ti­fi­ca­tion comme kurde. Le tra­vail des nation­al­istes kur­des pour viv­i­fi­er et reval­oris­er l’his­toire et l’i­den­tité kurde ont indé­ni­able­ment facil­ité l’aug­men­ta­tion du nom­bre de per­son­nes s’y reconnaissant.

D’autres élé­ments ayant favorisé cette évo­lu­tion relèvent des trans­for­ma­tions macro-soci­ologiques ayant affec­té la Turquie, par­ti­c­ulière­ment durant la deux­ième moitié du XXème siè­cle. L’ur­ban­i­sa­tion mas­sive et les migra­tions, for­cées ou volon­taires, ont con­duit des habi­tants de régions rurales de l’aire kurde à se côtoy­er, dans les métrop­o­les de l’ouest de la Turquie ou de l’Eu­rope, atténu­ant l’im­por­tance de cer­taines dif­férences cul­turelles, et con­duisant à décou­vrir, notam­ment à tra­vers une cer­taine dis­crim­i­na­tion dont ils étaient l’ob­jet, leur appar­te­nance com­mune. La con­science d’une kur­dic­ité com­mune entre des com­mu­nautés d’o­rig­ine régionale dif­férentes d’un même pays s’ac­com­pa­g­nait cepen­dant d’une coupure cul­turelle crois­sante entre les Kur­des de Turquie, d’I­rak, d’I­ran, de Syrie. La dias­po­ra européenne a été déter­mi­nante pour l’u­nion des Kur­des orig­i­naires des qua­tre États du Proche-Ori­ent, qui ont alors mené pour la pre­mière fois depuis le début du XXème siè­cle, des activ­ités cul­turelles com­munes d’une ampleur con­séquente, notam­ment de recherche, doc­u­men­tant l’his­toire et l’ac­tu­al­ité des Kur­des des qua­tre pays. L’institut Kurde de Paris, fondé en 1983, est l’une des éma­na­tions de cette configuration.

Les élites intel­lectuelles de la dias­po­ra sem­blent avoir réus­si à dépass­er les cli­vages imposés aux Kur­des du Proche-Ori­ent par les fron­tières éta­tiques, et à résor­ber les autres cli­vages intra-kur­des. L’intégration eth­nique du mou­ve­ment kurde de Turquie dans les années 1960 et 1970 se reflète dans la com­po­si­tion soci­ologique des élites comme de la masse et sem­ble prou­ver l’at­ténu­a­tion des fron­tières — notam­ment con­fes­sion­nelles – qui comp­taient par­mi les raisons des échecs des révoltes kur­des du début du siè­cle : sun­nites comme alévis s’y retrou­vent. Les migra­tions mas­sives, asso­ciées à l’é­d­u­ca­tion et à la dif­fu­sion des idées égal­i­taristes, atténu­ent les fron­tières statu­taires liées à l’or­gan­i­sa­tion hiérar­chique tra­di­tion­nelle des aşiret. Par ailleurs les dis­tinc­tions lin­guis­tiques n’y sont pas encore source de con­flit : kur­do­phones, zaza­phones et tur­coph­o­nes s’y retrou­vent. Et le con­flit sorani/gurani n’a pas eu lieu en Irak.

Mais dans les années 1980, ce proces­sus d’in­té­gra­tion est con­fron­té à la renais­sance d’i­den­tités eth­niques plus restreintes. Basées sur des dif­férences religieuses ou lin­guis­tiques, ces autres appar­te­nances peu­vent s’a­jouter à l’i­den­ti­fi­ca­tion comme kurde en prenant davan­tage d’im­por­tance sym­bol­ique pour l’in­di­vidu qui s’y recon­naît, mais elle peu­vent aus­si l’y sous­traire. Ain­si le « mou­ve­ment zaza », qui bien que minori­taire sem­ble croître en impor­tance ces dernières années, com­prend des gens qui se dis­ent « kurde mais zaza », et d’autres qui se dis­ent « zaza mais pas kurde ». L”identité alévie, elle aus­si en pleine renais­sance depuis les années 1980, revêt un attrait con­sid­érable comme source pre­mière d’i­den­ti­fi­ca­tion pour cer­tains Kur­des de cette con­fes­sion, source de rival­ité avec le nation­al­isme kurde.

3) Remise en ques­tion des fron­tières de la kur­dic­ité depuis les années 1980

La création/découverte de l’ap­par­te­nance com­mune s’ac­com­pa­gne comme nous l’avons dit de proces­sus iden­ti­fi­ca­toires simul­tanés (et par­fois con­cur­rents), nour­ris d’une diver­sité impor­tante sur les plans cul­turel, lin­guis­tique et religieux.

Les recherch­es sci­en­tifiques sont un appui essen­tiel pour les « faiseurs  de nation », et les luttes nationales, par­fois sanglantes sur le ter­ri­toire, trou­vent reflets et échos dans des affron­te­ments académiques. Les géo­graphes, his­to­riens, lin­guistes, soci­o­logues, anthro­po­logues et autres chercheurs sont mis à con­tri­bu­tion ou util­isés par les par­ti­sans de tel nation­al­isme ou telle doc­trine poli­tique. Les résul­tats de leurs travaux sont des ressources sym­bol­iques pou­vant avoir un car­ac­tère déter­mi­nant. Les dif­férences con­sid­érables entre les qua­tre dialectes prin­ci­paux par­lés dans l’aire kurde ont soulevé des prob­lèmes épineux. Le fait même de par­ler de dialecte plutôt que de langue est sujet à con­tro­verse.24

L’ac­cent mis, dans la déf­i­ni­tion stal­in­i­enne, sur la néces­sité d’une langue com­mune pour for­mer une nation a con­duit à des débats houleux au sein du mou­ve­ment kurde et été à l’o­rig­ine du récent « séparatisme zaza ». En effet aux orig­ines du mou­ve­ment, notam­ment en Turquie ou toute expres­sion cul­turelle ou pub­li­ca­tion en langue kurde était de toute façon inter­dite ou soumise à de fortes restric­tions, la dif­férence lin­guis­tique intra-kurde impor­tait peu. Mais dans la dias­po­ra, depuis laque­lle les intel­lectuels kur­des ont été à l’o­rig­ine d’une véri­ta­ble renais­sance cul­turelle, notam­ment lit­téraire – surtout kur­man­cie -, après les années 1980, les ques­tions se sont posées dif­férem­ment. D’au­tant que l’en­seigne­ment en langue mater­nelle est l’une des reven­di­ca­tions que les activistes kur­des ont portée par­mi les tra­vailleurs immi­grés en Europe, essayant de faire val­oir offi­cielle­ment que le turc n’est pas la langue mater­nelle de tous les immi­grés de Turquie. Les zaza­phones, dont la langue dif­fère con­sid­érable­ment du kur­man­ci, devaient-ils alors deman­der que cette langue soit enseignée à leurs enfants ? La même ques­tion se posait quand au choix de la langue de pub­li­ca­tion des jour­naux s’adres­sant à tous les Kur­des – lorsque leur rédac­teurs décidèrent de cess­er de s’adress­er à leurs lecteurs en turc, ce qui était qua­si exclu­sive­ment le cas dans les années 1960 et 1970 -. Dans l’élite dias­porique (re)naît l’idée d’une langue stan­dard­is­ée. Les locu­teurs des langues dom­i­nantes (le kur­man­ci, par­lé par une majorité des Kur­des de Turquie, le sorani par­lé par la majorité des Kur­des d’I­ran et d’I­rak, qui est devenu la langue offi­cielle du Kur­dis­tan autonome irakien, au détri­ment du gurani par­lé plus au Sud) accep­tèrent mutuelle­ment de con­céder une impor­tance sym­bol­ique équiv­a­lente à ces deux langues et de pub­li­er dans leurs jour­naux des sec­tions en cha­cune d’elles. En revanche, cer­tains réa­girent très mal à la pub­li­ca­tion de textes en zaza.25Arguant du fait que ce dernier n’avait pas de tra­di­tion écrite, ils souhaitaient l’ex­clure de l’usage écrit, craig­nant que la frag­men­ta­tion lin­guis­tique ne provoque (ou n’ac­centue) les cli­vages au sein de la nation kurde.

Les reten­tisse­ments de ce débat sur le ban­nisse­ment du zaza provo­quent à la fin de la décen­nie l’émer­gence d’un nation­al­isme zaza dis­tinct dans les cer­cles intel­lectuels zaza­phones en exil. Ceux-ci se met­tent à voir dans la pos­ture des nation­al­istes kur­des vis-à-vis de leur langue un par­al­lèle exact avec la pos­ture de l’E­tat turc vis-à-vis du kurde, qui, à l’heure des thès­es d’his­toire turque et de la théorie solaire de la langue26, le con­sid­érait comme un dialecte (défor­mé et appau­vri) du turc. Selon cette per­spec­tive le peu­ple zaza aurait été vic­time des poli­tiques assim­i­la­tion­nistes des turquistes comme des kur­distes. Le terme de Zaza­is­tan fait son appari­tion, et un dra­peau est dess­iné comme emblème de cette patrie à libér­er de l’op­pres­sion. Une relec­ture his­torique dans ce sens analyse les prin­ci­pales révoltes kur­des du début du siè­cle non plus comme kur­des, alévies ou féo­dales, mais zaza. Il faut soulign­er que cette pos­ture reste très minori­taire, et que tous les acteurs œuvrant pour la recon­nais­sance et la val­ori­sa­tion de la cul­ture et de la langue zaza ne la sou­ti­en­nent pas.27 Si cette nou­velle iden­tité est née dans la dias­po­ra, elle s’est dif­fusée en Turquie, notam­ment dans la région de Der­sim où, comme nous le ver­rons, la ques­tion iden­ti­taire est par­ti­c­ulière­ment vive. Les nation­al­istes kur­des ten­dent à voir, dans le suc­cès — quoi que très relatif — de cette thèse, la main des ser­vices secrets turcs.

L’i­den­tité kurde étant diverse­ment conçue, il faut ajouter que d’an­ciens cli­vages sem­blent aujour­d’hui réac­tivés. Bien que les sen­ti­ments nationaux aient été dans l’ensem­ble plus forts par­mi les kur­des sun­nites que par­mi les Alévis, Yezidis, Ahl‑i Haqq et chi­ites (ces derniers se voy­ant par­fois refuser le qual­i­fi­catif de com­pa­tri­otes kur­des, ou n’é­tant pas con­sid­érés comme de « vrais kur­des »), la vision dom­i­nante dans le mou­ve­ment islamique est que l’eth­nic­ité n’est pas per­ti­nente. L’as­so­ci­a­tion ouverte entre nation­al­isme kurde et Islam avait été mise en sour­dine depuis la répres­sion de la révolte con­duite par Skeykh Said en 1925. Toutes les asso­ci­a­tions et par­tis poli­tiques qui ont émergé depuis étaient résol­u­ment laïques, spé­ciale­ment depuis les années 1950 où les influ­ences du marx­isme se sont dévelop­pées au sein du mou­ve­ment kurde, provo­quant le rejet de ceux qui étaient engagés comme musul­mans.28 A par­tir des années 1980 cepen­dant, l’Is­lam est rede­venu un fac­teur sig­ni­fi­catif dans les poli­tiques kur­des. D’un coté l’ef­fon­drement du marx­isme, de l’autre le sou­tien pop­u­laire ren­con­tré par des organ­i­sa­tions islamistes telles que le Hizbul­lah au Kur­dis­tan turc,29con­duisent le PKK à adopter une atti­tude plus con­ciliante avec l’Is­lam. Il renonce à sa per­spec­tive anti-religieuse et fonde des « fil­ières con­fes­sion­nelles », d’abord en direc­tion des sun­nites. Bien qu’il fonde égale­ment aus­sitôt des asso­ci­a­tion d’obé­di­ence alévie et yézi­die, pour éviter de s’al­ién­er les Kur­des issus de ces com­mu­nautés, ce tour­nant perçu comme pro-sun­nite con­tribua à ce qu’un cer­tain nom­bre des Kur­des alévis s’en éloignent30L’alévité est, avec la kur­dic­ité, le deux­ième cas d’altérité aujour­d’hui mas­sive­ment revendiqué en Ana­tolie, et posant un véri­ta­ble défi au nation­al­isme turc, mais aus­si au nation­al­isme kurde. Con­traire­ment au mou­ve­ment kurde où le PKK a réus­si à gag­n­er une légitim­ité qua­si incon­testée, avec une péren­nité qui doit beau­coup à son approche de la ques­tion iden­ti­taire31l’hétérogénéité du groupe (ou des groupes) alévis a empêché l’émer­gence d’un acteur de référence cen­tral capa­ble d’im­pos­er sa déf­i­ni­tion de l’alévité et de se pos­er en représen­tant de ses intérêts.

II) L’identité alévie

Dans le con­texte de la Turquie répub­li­caine laïque, nous l’avons, dit, l’Is­lam sun­nite est la reli­gion de l’État par défaut. L’équa­tion nation­al­iste turque, si elle repose sur l’i­den­ti­fi­ca­tion de la nation à la fois à la turcité et au sun­nisme, reste sujette à des vari­a­tions, en fonc­tion des péri­odes et des acteurs, dans la manière de reli­er turcité et Islam. La recon­nais­sance par cer­taines autorités du car­ac­tère con­tre pro­duc­tif de l’im­po­si­tion d’une homogénéité arti­fi­cielle con­duit à une rel­a­tive libéral­i­sa­tion dans les années 1990. Le prési­dent Turgut Özal qual­i­fie pour la pre­mière fois les Kur­des de groupe eth­nique. Le reg­istre iden­ti­taire se trou­ve alors stim­ulé et d’autres groupes se met­tent à pub­li­er sur leur his­toire, à s’or­gan­is­er. Cer­taines de ces mobil­i­sa­tions autour d’une iden­tité col­lec­tive sont soutenues par l’État, qui les voit comme un rem­part à la fois con­tre le nation­al­isme kurde, la gauche révo­lu­tion­naire et la mon­tée de l’is­lamisme poli­tique. C’est (en par­tie) le cas pour les alévis. En Turquie, on regroupe sous ce terme des pop­u­la­tions tur­coph­o­nes, zaza­phones, arabo­phones (on les appelle alors Nusayris) et azéries ayant en com­mun une dif­férence de croy­ance et de pra­tiques nota­bles d’avec l’Is­lam sun­nite ortho­doxe. Il s’ag­it d’un sys­tème de croy­ance mar­quée par un fort syn­crétisme, où l’on dis­tingue des sources gnos­tiques, judéo-chré­ti­ennes, boud­dhistes, manichéennes, chamaniques et chi­ites. L’une de ses car­ac­téris­tiques con­siste en un rap­port « sou­ple » aux impérat­ifs de la reli­gion, P. Bumke fait même de cette reluc­tance bien enrac­inée à approcher le Divin à tra­vers des obser­vances le car­ac­tère dis­tinc­tif prin­ci­pal de cette ou de ces communauté(s).32 Pas de dogme figé si ce n’est celui qui s’ex­prime dans le court pré­cepte : eline, diline, beline sahip ol (« sois maître de tes mains, de la langue, de tes reins »).33La fron­tière sociale qui sépare les alévis des sun­nites existe au moins depuis le XVIème siè­cle, même si son degré d’im­por­tance a pu varier.

Cepen­dant l’u­nité ter­mi­nologique qui en fait un ensem­ble masque la réal­ité sociale (et vécue), faite d’une grande diver­sité de pra­tiques et de con­cep­tions, partagées à des degrés divers par des groupes hétérogènes sans lien organique entre eux.34

Comme pour la kur­dic­ité – mais cli­vant celle-ci – les boule­verse­ments soci­aux du XXème siè­cle (indus­tri­al­i­sa­tion, exode rur­al, école oblig­a­toire) ain­si que l’avène­ment du mul­ti­par­tisme dans les années 1950 ont mod­i­fié la per­cep­tion des fron­tières et les rela­tions entre les alévis et les groupes dom­i­nants. Représen­tant env­i­ron 1/5 de la pop­u­la­tion, les alévis con­stituent une réserve élec­torale impor­tante, cour­tisée par cer­tains par­tis poli­tiques mais ser­vant aus­si sou­vent de base de recrute­ment aux organ­i­sa­tion poli­tiques extra-par­lemen­taires, notam­ment à la gauche rad­i­cale, dou­blant dans les années 1970 le cli­vage eth­no-religieux d’une fron­tière poli­tique­ment définie.

1) Luttes de sens sur la déf­i­ni­tion, la nature et les orig­ines de l’alévité

La déf­i­ni­tion de l’alévité est chose com­plexe, les acteurs issus de ce groupe n’é­tant pas par­venus à un con­sen­sus sur ce point. Cer­tains la con­sid­èrent comme une reli­gion ou une con­fes­sion religieuse (l’une des ques­tions les plus épineuses étant alors son appar­te­nance ou non à l’Is­lam), alors que d’autres la con­sid­èrent avant tout comme une cul­ture (représen­tée par des pra­tiques de musique et de danse tels le saz et le semah), et d’autres encore comme une philoso­phie de vie, insis­tant alors sur sa dimen­sion poli­tique (asso­ciée à l’ex­i­gence d’é­gal­ité et de jus­tice, ce qui peut débouch­er sur des pos­tures social-démoc­rates ou révolutionnaires).

Étant don­née la prég­nance des ques­tions iden­ti­taires, les recherch­es et thès­es défendues quant à l’o­rig­ine de ce sys­tème de croy­ances révè­lent la ten­ta­tion de la part des dif­férents acteurs d’eth­ni­cis­er l’alévité. Pour ceux qui con­sid­èrent l’Is­lam comme pre­mier dans l’i­den­tité nationale turque, l’ap­pari­tion de l’alévisme remonte à l’is­lami­sa­tion des turcs (Xème siè­cle) et représente une forme spé­ci­fique­ment turque de celui-ci, car­ac­térisée par sa tolérance (par oppo­si­tion à l’Is­lam arabe). Ceux qui con­sid­èrent au con­traire la turcité comme pre­mière voient dans l’alévité la per­pé­tu­a­tion de pra­tiques chamaniques qui étaient celles des nomades turk­mènes à l’époque préis­lamique. Représen­tant alors la cul­ture ances­trale turque authen­tique, elle aurait ren­con­tré et embrassé l’Is­lam durant les migra­tions en Asie Mineure. La prove­nance sup­posée des alévis est pour les ten­ants de ces deux thès­es le Kho­ras­san (au Nord de l’actuel Iran), région iden­ti­fiée depuis le début du XXème siè­cle à la turcité. L’ex­is­tence d’alévis de langue mater­nelle kur­man­ci ou zaza est alors expliquée par la « kur­di­s­a­tion » de ces derniers. Dans les années 1990, un courant s’af­firme qui con­tin­ue à faire de l’alévité une reli­gion turque à part entière mais la dis­so­cie de l’Is­lam, afin de l’in­scrire pleine­ment dans la laïc­ité kémaliste.

L’as­so­ci­a­tion con­sen­suelle ente alévité et turcité est remise en ques­tion dans les années 1980 par des cer­cles proches des nation­al­istes kur­des qui font de celle-ci l’héri­tière de la civil­i­sa­tion kurde préis­lamique, dans la con­ti­nu­ité du zoroas­trisme et du mazdéisme. Dans cette thèse, des élé­ments comme le culte des arbres et du soleil, la con­som­ma­tion d’al­cool durant les rit­uels, les dans­es et la musique, sont attribuées à des influ­ences yézi­dies et non plus con­sid­érées comme des sur­vivances du chaman­isme turk­mène, et, si la prove­nance des tribus alévies du Kho­ras­san n’est pas remise en ques­tion, celui-ci est alors iden­ti­fié à la cul­ture irani­enne. Les tribus alévies en migrant de l’Asie Mineure à l’Ana­tolie, seraient passées par la Mésopotamie kurde. Ce sont des Kur­des que les alévis tur­coph­o­nes auraient reçu leur reli­gion. Ceux qui défend­ent cette ver­sion effectuent une relec­ture de l’his­toire alévie comme « pro­duit de la résis­tance cul­turelle du peu­ple kurde » dont la révolte de Der­sim devient l’un des emblème.

Une inter­pré­ta­tion très minori­taire de l’alévité fait son appari­tion dans la dias­po­ra européenne, qui se recoupe en par­tie avec celle de l’ex­is­tence des zazas comme peu­ple dis­tinct. Cou­plée au marx­isme-lénin­isme, celle-ci proclame par la voix d’un mou­ve­ment éphémère, Kızıl Yol, son inten­tion de libér­er l’Alévis­tan.35

La dis­sim­u­la­tion de l’i­den­tité alévie avait pré­valu durant les siè­cles de la dom­i­na­tion ottomane, où les mem­bres de ces com­mu­nautés étaient con­sid­érés comme héré­tiques. Par­ti­c­ulière­ment en Ana­tolie ori­en­tale, où, con­traire­ment aux Kur­des sun­nites, les alévis (alors appelés kızıl­baş, « têtes rouges »), qui avaient choi­sis de s’al­li­er avec le Shah d’I­ran con­tre la Porte, ont con­tin­ué à être vic­times de per­sé­cu­tions après le mas­sacre inau­gur­al per­pétré par le sul­tan Yavuz Selim con­tre 40 000 d’en­tre eux, et con­traints de se repli­er dans des zones mon­tag­neuses dif­fi­cile­ment acces­si­bles aux autorités cen­trales. La sit­u­a­tion de la con­frérie bek­tachie, représen­tant elle aus­si l’alévité, est très dif­férente : plutôt présente en Ana­tolie occi­den­tale et organ­isée en tarikat36et non selon le sys­tème des ocak,37 elle est beau­coup plus proche de l’État cen­tral. Très liée notam­ment au corps des janis­saires, elle con­naî­tra une pre­mière vague de répres­sion lors de la dis­so­lu­tion de celui-ci, et l’or­dre est inter­dit sous la République dans le cadres des réformes laïques.38

L’ambiguïté de la République vis-à-vis de la reli­gion a sus­cité des réac­tions con­tra­dic­toires chez les alévis. Les kémal­istes ont eu ten­dance à voir en eux des alliés naturels ; il est vrai que l’abo­li­tion du cal­i­fat et les mesure laïques asso­ciées à la lib­erté de culte et de croy­ance avait de quoi sus­citer leur sou­tien, même auprès de cer­tains dig­ni­taires bek­tachis lors de la dis­so­lu­tion de l’or­dre. Un lieu com­mun encore large­ment répan­du voit effec­tive­ment les alévis comme par­ti­sans naturels du CHP.39

Mais une étude his­torique plus appro­fondie mon­tre les lim­ites de cette conception.

2) Poli­ti­sa­tion de l’alévité (puis de l’alévisme) sous la République

Les poli­tiques de l’État répub­li­cain (nation « turque et musul­mane à 99% » ) vis-à-vis de cette altérité représen­tée par la pop­u­la­tions alévie ont con­sisté, comme envers la pop­u­la­tion kurde, en deux atti­tudes prin­ci­pales : néga­tion et/ou assim­i­la­tion. Alors qu’il est dif­fi­cile d’ignorer la spé­ci­ficité des croy­ances et pra­tiques de ce(s) groupe(s) et leurs décalages pour le moins impor­tants avec l’Is­lam ortho­doxe (sun­nite comme chi­ite d’ailleurs),40les alévis ne jouis­sent d’au­cune recon­nais­sance offi­cielle en Turquie.41

L’as­sim­i­la­tion volon­taire ou for­cée au sun­nisme majori­taire atten­due des alévis, ren­for­cée plutôt que récusée par le kémal­isme42, s’ac­com­pa­gne depuis les débuts d’une méfi­ance et d’une hos­til­ité à leur encon­tre de la part de l’État cen­tral comme de la com­mu­nauté sun­nite. Des doc­u­ments secrets datant du début de l’ère répub­li­caine assim­i­lent ouverte­ment l’alévité au chi­isme, donc à une men­ace con­tre l’État. Dans les années 1950, le pas­sage au plu­ral­isme poli­tique, com­biné à l’ex­ode rur­al qui crée de nou­velles sit­u­a­tions de mix­ité démo­graphique, en poli­ti­sant la ques­tion con­fes­sion­nelle, change la donne pour les com­mu­nautés alévies. Les par­tis de droite adoptent des dis­cours et des pra­tiques de pou­voir ouverte­ment pro-sun­nites et le vote alévi va plutôt, jusqu’à la fin des années 1950, au par­ti libéral démoc­rate qui se veut ouvert en matière de reli­gion. Ce n’est que lorsque celui-ci se met à recourir à la référence religieuse que leur vote bas­cule en faveur du CHP qui a adop­té un dis­cours de cen­tre-gauche. Bien qu’il y ait eu des ini­tia­tives d’or­gan­i­sa­tion poli­tique des alévis sur le plan insti­tu­tion­nel (comme le TBP43fondé en 1966), la polar­i­sa­tion crois­sante de la société selon les cli­vages con­fes­sion­nels poli­tisés con­tribua à l’émergence d’un espace poli­tique alévi avant tout non insti­tu­tion­nel, se rad­i­cal­isant pro­gres­sive­ment dans les mou­ve­ments de la gauche extra-parlementaire.

Les années 1970 voient les for­ma­tions poli­tiques et l’État se recen­tr­er sur la turcité et le sun­nisme, ain­si que l’é­clate­ment d’une qua­si guerre civile entre des for­ma­tions poli­tiques qui mobilisent large­ment sur une base con­fes­sion­nelle. Les groupes rad­i­caux de droite et de gauche fleuris­sent, les mou­ve­ments ouvri­ers et étu­di­ants men­a­cent l’au­torité éta­tique. L’alévisme est étroite­ment asso­cié aux périls qui pèsent sur le régime. Celui-ci, alors qu’il offi­cialise son adhé­sion à la syn­thèse tur­co-islamique, classe les régions mixtes comme « zones à risques ». La stig­ma­ti­sa­tion réciproque (« sun­nites fas­cistes » et « alévis com­mu­nistes ») fonc­tionne à plein, débouchant sur des affron­te­ments inter­com­mu­nau­taires et des pogroms anti-alévis44comme ceux de Malatya, Sivas, et Maraş (respec­tive­ment en avril, mai et décem­bre 1978) et de Çorum (mai 1980) per­pétrés avec l’aide des mil­ices d’ex­trême droite qui sont alors con­sid­érées comme des aux­il­i­aires et de asso­ciés par les autorités éta­tiques.45

Le coup d’État mil­i­taire de 1980 dont l’une des jus­ti­fi­ca­tions est de met­tre fin à l’a­n­ar­chie « frat­ri­cide » et au « ter­ror­isme » qui se sont emparé du pays, réprime de manière par­ti­c­ulière­ment sévère le mou­ve­ment kurde comme la gauche. Dans l’e­sprit du général Evren les alévis sont des enne­mis de l’in­térieur qui « essayent d’in­fil­tr­er les organes de l’État » et « col­la­borent avec ceux qui mènent des activ­ités pro-kur­des ».46 Une fois au pou­voir il se fixe pour objec­tif de les sun­nis­er et con­stru­it mas­sive­ment des mosquées dans leurs vil­lages. Le retour de civils au pou­voir en 1983 ne met pas fin à la dia­boli­sa­tion des « 3 K » (Kürd‑Kızıl­baş-Komünist), et, si le rap­proche­ment de l’alévisme avec la social-démoc­ra­tie con­tin­ue néan­moins (dif­férents par­tis, y com­pris de droite, par­venant à con­quérir un élec­torat issu de cette com­mu­nauté, prou­vant si néces­saire que l’alévisme n’est pas par nature de gauche et anti-sys­tème), l’e­space poli­tique alévi s’est essen­tielle­ment struc­turé dans la rue et dans le quarti­er, autour d’un réseau asso­ci­atif dense et très poli­tisé, acquis aux idées marx­istes de la lutte révolutionnaire.

S’in­scrivant dans la fil­i­a­tion et por­tant la mémoire de la vio­lence poli­tique des années 1970, des groupes de la gauche rad­i­cale, dont cer­tains sont de com­po­si­tion presque exclu­sive­ment alévie, gag­nent une légitim­ité incon­testable dans les années 1990, au moins aus­si forte que celle acquise par le PKK. Des groupes comme Dev-Sol et le TKP-ML47 recru­tant mas­sive­ment dans la jeunesse alévie, sont capa­bles de men­er des activ­ité de guéril­la dans les cam­pagnes et de con­trôler des quartiers entiers en ville. De l’autre coté, la mon­tée en puis­sance de l’is­lamisme poli­tique (qui avait lui aus­si été mar­gin­al­isé et réprimé par l’idéolo­gie kémal­iste), se reflète dans le re-recen­trement de tous les par­tis de droite sur la masse sun­nite, par des dis­cours et des pra­tiques anti-alévies, aboutis­sant à l’in­cendie de Sivas en 1993 et aux émeutes de Gazi en 1995.48 A Sivas, où le PKK s’im­plante et où les groupes de gauch­es sont puis­sants, le gou­verneur jus­ti­fie la poli­tique ultra-répres­sive par le fait que « les révoltes de Koç­giri ont com­mencé dans cette région »,49 des vil­lages alévis sont rayés de la carte et le cen­tre arme les vil­lages (voire les villes) sun­nites dans l’ensem­ble des régions mixtes ; la per­cep­tion de la fron­tière alévie-sun­nite a peut-être rarement été aus­si forte, dépas­sant de loin le cli­vage eth­nique. On a vu alors des alévis tur­coph­o­nes se proclamer kur­des et des kur­des sun­nites soutenir la droite turque ultra-nationaliste.

Si Gazi reste un événe­ment struc­turant de l’e­space poli­tique et de la mémoire alévie, il l’est tout autant voire plus encore pour la gauche rad­i­cale. En effet, les cemevi50ont été forte­ment mar­gin­al­isées (et totale­ment dis­créditées pour cer­tains) durant le mou­ve­ment, mobil­isant en vain des fig­ures « d’au­torité » de la cul­ture alévie afin de soutenir l’ap­pel au calme du gou­verne­ment, alors que Dev-Sol s’est imposé comme cen­tre de déci­sion effec­tif, enter­rant libre­ment ses mar­tyrs dans des dra­peaux rouges. Pour met­tre fin à la révolte, le pou­voir a été for­cé de céder et de négoci­er directe­ment avec les mil­i­tants. Comme lors du mou­ve­ment de grèves de la faim des pris­on­niers poli­tiques de l’été 1996 (plusieurs mil­liers de mil­i­tants de la gauche non-insti­tu­tion­nelle, pour l’essen­tiel alévis, sont alors incar­cérés), les politi­ciens sun­nites de la droite rad­i­cale comme de la « gauche nation­al­iste » finis­sent par céder aux reven­di­ca­tions exigées par ces organ­i­sa­tions, leur con­férant une légitim­ité sans précé­dent et faisant d’eux les représen­tants de fait de cet espace poli­tique radicalisé.

Par ailleurs, par­al­lèle­ment au mou­ve­ment car­céral de 2001, qui a eu beau­coup moins d’é­chos dans la presse nationale et dans l’opin­ion inter­na­tionale que celle de 96 (bien que les grèves de la faim qui y ont été menées aient été beau­coup plus meur­trières), un autre bras de fer a lieu entre le pou­voir et les alévis, cette fois ceux de la dias­po­ra, à qui il tente d’im­pos­er sa ver­sion kémal­iste et nation­al­iste de ce que devrait être l’alévité. Mais dans le con­texte européen, la néces­sité de prêter allégeance au kémal­isme se fait moins pesante, et il n’est pas indis­pens­able de se con­former au « con­sen­sus oblig­a­toire ».51 Les alévis d’Eu­rope ont en effet prof­ité d’un con­texte plus libéral et des pos­si­bil­ités offertes, notam­ment en Alle­magne, dans le champ religieux, pour faire recon­naître et offi­cialis­er leur spé­ci­ficité.52 Ces avancées encour­a­gent et ori­en­tent les mobil­i­sa­tions col­lec­tives en Turquie, où, s’il n’y a tou­jours pas d’ac­teur de référence con­sen­suel sus­cep­ti­ble de représen­ter les intérêts de « la com­mu­nauté alévie », la ques­tion alévie est du moins posée et dis­cutée très publiquement.

S’il est prob­a­ble que le gou­verne­ment turc ait favorisé la renais­sance du mou­ve­ment alévi, en appuyant (matérielle­ment et idéologique­ment) ceux par­mi ses acteurs qui accep­taient de se définir comme des turcs musul­mans (avec des dif­férences de pra­tiques et croy­ances finale­ment mineures), en vue de frein­er l’ad­hé­sion crois­sante d’une par­tie des alévis de l’est au nation­al­iste kurde, l’ac­tu­al­ité récente mon­tre cepen­dant que la sit­u­a­tion est loin d’être paci­fiée entre les alévis et le pou­voir. Si le gou­verne­ment AKP au pou­voir depuis 2002, est le pre­mier à se dis­tinguer explicite­ment du nation­al­isme kémal­iste, au prof­it d’une vision néo-ottoman­iste qui autorise la recon­nais­sance d’i­den­tités eth­niques dif­férentes, puisque dans sa vision, la struc­ture uni­fi­ca­trice doit être assurée par l’ap­par­te­nance religieuse com­mune (per­me­t­tant ain­si d’en­vis­ager, au moins théorique­ment, une réso­lu­tion poli­tique de la ques­tion kurde, même si la reprise de la guerre con­tre la pop­u­la­tion kurde depuis cet été mon­tre le con­traire), le prob­lème de l’i­den­tité alévie à recon­naître per­siste. Ni pleine­ment musul­mans, ni claire­ment hors de l’Is­lam, leur altérité pose des ques­tions sen­si­bles qui sont loin de se lim­iter au domaine con­ceptuel, puisque la mémoire des vio­lences du passé à leur encon­tre est réac­tivée par la vio­lence sym­bol­ique du présent. Le choix de bap­tis­er le troisième pont sur le Bospho­re du nom du sul­tan « mas­sacreur d’alévis » a soulevé de nom­breuses cri­tiques. Par ailleurs l’usage poli­tique des sym­bol­es et dis­cours à car­ac­tère sun­nite con­tre les protes­tataires de Gezi53a été inter­prété par beau­coup comme un nou­veau signe d’inci­ta­tion aux affron­te­ments inter­con­fes­sion­nels, d’au­tant que cette for­ma­tion poli­tique représente une claire con­ti­nu­ité avec le gou­verne­ment précé­dent Refah, dont une par­tie des représen­tants avait été mêlée aux pogroms anti-alévis des décen­nies précédentes.

Nous venons de voir com­ment le mou­ve­ment alévi pose, au moins autant que le mou­ve­ment kurde, un défi con­sid­érable aux doc­trines nation­al­istes et éta­tiques turques, bien qu’il s’ex­prime par des voies divers­es et par­fois contradictoires.

Nous avons vu par ailleurs que le gou­verne­ment turc actuel, que ce soit par con­vic­tion ou par stratégie, a recen­tré dans les 15 dernières années son appel à la loy­auté des com­mu­nautés dont il attend le sou­tien par la réac­ti­va­tion de l’ap­par­te­nance con­fes­sion­nelle comme source pre­mière d’i­den­ti­fi­ca­tion. L’ap­pel à la fra­ter­nité tur­co-kurde sous la ban­nière de l’Is­lam mar­gin­alise de fait les Kur­des alévis.

Par ailleurs, c’est pré­cisé­ment dans la région de Der­sim, ou ceux-ci sont majori­taires, que se font jour avec une acuité par­ti­c­ulière des ques­tions iden­ti­taires qui remet­tent en ques­tion l’au­to-déf­i­ni­tion des habi­tants de la région. L’i­den­tité der­simie, minori­taire d’un point de vue lin­guis­tique (car zaza­phone) et religieux (car alévie) au sein des Kur­des, minori­taire d’un point de vue eth­nique (car kurde ou zaza) au sein des alévis, por­tant un triple stig­mate vis-à-vis du pou­voir (car kurde, alévie, et vue comme un bas­tion de la dis­si­dence), soumise à des attrac­tions con­cur­rentes, est objet de débats vir­u­lents ayant de fortes réso­nances émo­tion­nelles et symboliques.

Nous allons main­tenant ten­ter de met­tre en per­spec­tive ces débats au regard des appar­te­nances revendiqués ou attribuées aux Der­simis durant le siè­cle qui vient de s’écouler.

2) Dersim

Bien avant de venir en Turquie pour la pre­mière fois, j’avais été inter­pel­lée par les débats houleux que sus­cite, au sein des mem­bres d’une même famille, l’i­den­tité de Der­sim. Mon ami Hay­dar, réfugié poli­tique en France, se dis­ait Zaza. Un de ses frères, lui aus­si instal­lé dans le sud de la France, répondait quand on lui demandait ses orig­ines qu’il était Arménien. Leur frère aîné, venant leur ren­dre vis­ite depuis la Hol­lande ou il vit depuis les années 1980, se définis­sait quant à lui comme Kurde. Cette absence de con­sen­sus m’avait frap­pée, et je me rend compte, au fil de mes recherch­es, que cha­cun des trois dis­pose à l’ap­pui de sa vision d’élé­ments his­toriques, lin­guis­tiques, soci­ologiques et poli­tiques. A l’époque, je ne com­pre­nais pas grand chose à leurs dis­cus­sions très ani­mées (plus le ton mon­tait plus le turc pre­nait le dessus sur le français) mais il m’ap­pa­rais­sait clair que pour les trois, être de Der­sim était « con­sti­tu­tif d’i­den­tité », et que tous, s’ils se dis­putaient sur la « nature » ou l’« essence » eth­nique de l’être Der­si­mi, se rejoignaient sur la reven­di­ca­tion d’une his­toire spé­ci­fique, asso­ciée d’une part à l’alévité de la région (incon­testée même avec des nuances quant au con­tenu ou à l’im­por­tance de cette com­posante), d’autre part à une dimen­sion poli­tique d’« autonomie », de « résis­tance » et de « mar­gin­al­ité ». Il me sem­ble intéres­sant de par­tir de là pour explor­er la mobil­i­sa­tion du reg­istre iden­ti­taire con­cer­nant Der­sim, région emblé­ma­tique à nom­bre d’é­gards, dont plusieurs courants se dis­putent le sym­bol­isme (lui-même ambigu), et effectuent cha­cun une relec­ture des événe­ments du passé à l’ap­pui de l’i­den­tité qu’il ont choisi de défendre.

Les par­tic­u­lar­ismes (géo­graphiques, soci­ologiques, his­toriques) qui mar­quent la région peu­vent servir d’ap­pui pour la con­struc­tion d’une iden­tité col­lec­tive dis­tincte et spé­ci­fique des Der­simis. Les dif­férents élé­ments con­sti­tu­tifs de cette appar­te­nance (lin­guis­tiques, eth­niques, poli­tiques) sont cepen­dant tra­ver­sés de ten­sions pou­vant don­ner lieu à des inter­pré­ta­tions pour le moins diverses.

Der­sim est une région située en Ana­tolie ori­en­tale. Durant la péri­ode ottomane exis­tait une cir­con­scrip­tion admin­is­tra­tive por­tant son nom : le san­cak de Der­sim, d’abord relié au vilayet d’Erzu­rum puis à celui de Mamuret-ül-Aziz. La région est mon­tag­neuse et c’est un lieu com­mun que de la qual­i­fi­er de citadelle, ou de forter­esse, pour sig­ni­fi­er à la fois son car­ac­tère reculé et dif­fi­cile d’accès. Cette géo­gra­phie a favorisé une organ­i­sa­tion sociale rel­a­tive­ment indépen­dante des pou­voirs cen­traux. On peut penser que Der­sim fai­sait par­tie à l’époque ottomane de ces enclaves, sans statut juridique bien défi­ni, aux inter­stices des pou­voirs admin­is­trat­ifs. Ses habi­tants, organ­isés en tribus, vivaient prin­ci­pale­ment d’él­e­vage, de cueil­lette et d’a­gri­cul­ture ou hor­ti­cul­ture à petite échelle, et d’ac­tiv­ités de brigandage/razzias effec­tuées dans les vil­lages des plaines envi­ron­nantes. Un arti­sanat de kil­im (sorte de petit tapis) sem­ble aus­si y avoir été développé.

Quelle que soit l’o­rig­ine du ou des peuple(s) autochtone(s) les plus anciens, la région était un lieu refuge, qui per­me­t­tait aux com­mu­nautés per­sé­cutées d’y pra­ti­quer leur culte en toute lib­erté, mais aus­si à des groupes ou indi­vidus ayant pour des raisons divers­es à fuir l’au­torité cen­trale de s’y réfugi­er. De nom­breux Arméniens y ont été sauvés lors du géno­cide de 1915.54 Cette autonomie vis-à-vis des pou­voirs poli­tiques éta­tiques insti­tués per­du­ra bien au-delà de la péri­ode ottomane. On sait par exem­ple qu’après la répres­sion de la rébel­lion de Koç­giri (1919–1921), région située à l’ouest de Der­sim mais qui lui est his­torique­ment et cul­turelle­ment liée, des rebelles ont rejoint les mon­tagnes de Der­sim où ils étaient assurés d’être hors d’at­teinte de la jus­tice kémal­iste.55 Ce car­ac­tère de mon­tagne-refuge ne dis­paraît pas totale­ment après la prise de pos­ses­sion et la mise sous con­trôle de Der­sim par les opéra­tions de la fin des années 1930 : après le coup d’E­tat de 1980 de nom­breux rad­i­caux de gauche y ont cher­ché et trou­vé refuge.56 Au début du XXème siè­cle Der­sim se trou­vait dans une zone de peu­ple­ment eth­nique­ment mixte, poten­tielle­ment inclus dans les reven­di­ca­tions ter­ri­to­ri­ales des Arméniens et des Kur­des. Suite au tracé qua­si-défini­tif des fron­tières éta­tiques recon­nues par le droit inter­na­tion­al au début des années 1920, il se retrou­ve formelle­ment en plein cœur de la par­tie ori­en­tale de la République de Turquie (et non sur une zone frontal­ière), sans pour autant pass­er sous le con­trôle effec­tif du centre.

Dans les années 1930, l’État turc con­solidé prit pour cible cet « abcès »57 dans le ter­ri­toire de la République et y mena une cam­pagne mil­i­taire sanglante, suiv­ie d’une poli­tique de dépor­ta­tion mas­sive, dans ses efforts pour « paci­fi­er » les provinces de l’est et assim­i­l­er à la nation les pop­u­la­tions non-turques. Avant les opéra­tions mil­i­taires, la pro­pa­gande éta­tique met en avant la néces­sité de met­tre fin ce bas­tion d’op­pres­sion féo­dale et de ban­ditisme pour y apporter la civil­i­sa­tion. Dans la présen­ta­tion du pro­jet de loi Tunceli Kanunu la région est aus­si décrite comme une zone malade néces­si­tant une inter­ven­tion chirur­gi­cale. Cette loi entrée en vigueur en 1935 avait mod­i­fié les fron­tières admin­is­tra­tives de la région, la plaçant sous admin­is­tra­tion spé­ciale. Cer­taines de ses par­ties ont alors été rat­tachées aux provinces voisines de Sivas, Erz­in­can et Elazığ. La nou­velle province est bap­tisée Tunceli, (de Tunç eli : main ou pays de bronze), qui encore aujour­d’hui le nom offi­ciel du départe­ment et celui de la ville prin­ci­pale. Le nom de Der­sim con­tin­ue cepen­dant à être util­isé, ren­voy­ant à une unité cul­turelle dif­férente, plus large que celle de ses nou­velles fron­tières admin­is­tra­tives, et chargé d’un sym­bol­isme, par­fois ambigu ou contradictoire.

1) Appar­te­nances poli­tiques et poli­ti­sa­tion des appartenances

Sur le plan poli­tique, un imag­i­naire per­sis­tant asso­cie Der­sim à la dis­si­dence, à la résis­tance, à la révolte. La « con­tes­ta­tion sécu­laire » de la région du Der­sim,58 son autonomie face aux pou­voirs cen­traux, ont durable­ment imprégné l’im­age et l’i­den­tité de la région. Ce sym­bol­isme (avec, indé­ni­able­ment, les con­di­tions géo­graphiques par­ti­c­ulières qui sont les siennes) a attiré dans la sec­onde moitié du XXème siè­cle un cer­tain nom­bre de mil­i­tants de mou­ve­ments rad­i­caux, par­ti­sans de la lutte armée, d’abord de la gauche marx­iste (années 1960 et 1970) puis de la guéril­la du PKK (années 1980 mais surtout 1990). La présence de ces mou­ve­ments a ren­for­cé le stig­mate qui pèse sur Der­sim, passé aux yeux du pou­voir cen­tral de « sanc­tu­aire du féo­dal­isme et du ban­ditisme » dans les années 1930, à « foy­er d’ag­i­ta­tion révo­lu­tion­naire com­mu­niste » et enfin « bas­tion du ter­ror­isme kurde ».59 A l’op­posé cepen­dant, un autre lieu com­mun fait de Der­sim un pili­er du kémal­isme60(cer­tains ayant même par­lé de «syn­drome de Stock­holm» de ses habi­tants, séduits par — et soumis à — leur oppresseur).61

Il est vrai qu’un cer­tain nom­bre de Der­simis, comme alévis, se sont sans doute sen­tis plus proche du CHP laï­ciste et réfor­ma­teur que des Kur­des sun­nites, à leurs yeux big­ots et sec­taires, et l’ont soutenu en dépit de la mémoire de 38. Au tout début de l’ère répub­li­caine, les Der­simis, proches de la minorité arméni­enne, avaient toutes les raisons de s’op­pos­er au mou­ve­ment de Mustafa Kemal, comme nous le ver­rons en étu­di­ant la révolte de Koç­giri.62 Cepen­dant celui-ci réus­sit a en coopter quelque uns, et l’on trou­ve 4 députés de Der­sim dans la pre­mière TBMM (Türkiye Büyük Mil­let Meclisi : Grande Assem­blée Nationale de Turquie) fondée en 1920 à Ankara.63 Le sou­tien qu’il a pu par la suite ren­con­tr­er dans cette « com­mu­nauté », peut être con­sid­éré comme une adhé­sion « à défaut » s’expliquant par le fait qu’il ait été vu comme un rem­part con­tre le fon­da­men­tal­isme musul­man, qui représen­tait alors la plus grande men­ace. Cer­taines tribus der­simies se sont proclamées turques dès les années 1930, tels les Hormek et les Lolan, qui se sont bat­tus au coté du gou­verne­ment lors des répres­sions des révoltes de l’est. Mais le pré­ten­du pen­chant des alévis pour le kémal­isme date surtout des années 1960, quand le sys­tème alévi a pra­tique­ment cessé de fonc­tion­ner à l’est, et que les hasards du coup d’E­tat ont porté pour la pre­mière fois (et jusqu’à présent la seule), un alévi à la tête de l’État. Le néo-kémal­isme a alors exer­cé une attrac­tion sur une bonne par­tie des alévis, en con­cur­rence avec le com­mu­nisme et l’« améri­can­isme ».64

Mais lorsque advint la libéral­i­sa­tion poli­tique des années 1950/1960, les Der­simis ont générale­ment eu ten­dance à se retrou­ver à la gauche ou l’ex­trême gauche du spec­tre. Dans la plu­part des organ­i­sa­tions d’op­po­si­tion les Der­simis ont été représen­tés, sou­vent dans des posi­tions de lead­ers. Ceci est val­able tant pour les les organ­i­sa­tions de la gauche turque que dans le mou­ve­ment nation­al­iste kurde. Avant l’ef­fon­drement de la gauche turque et la mon­tée du PKK comme mou­ve­ment d’op­po­si­tion le plus impor­tant, leur faveur allait davan­tage à la gauche marx­iste et inter­na­tion­al­iste, où ils étaient davan­tage act­ifs, ne con­sid­érant générale­ment pas que leur iden­tité eth­nique (ni con­fes­sion­nelle d’ailleurs, mal­gré une cer­taine fierté de la longue his­toire d’in­soumis­sion des alévis) ne soit per­ti­nente pour la lutte poli­tique. Le nation­al­isme, quel qu’ils soit, a alors une con­no­ta­tion rétro­grade et petite-bour­geoise. L’or­gan­i­sa­tion qui recueille le plus de suc­cès par­mi les jeunes à Tunceli dans les années 1970 est le TKP-ML/TIKKO, maoiste-lénin­iste, prô­nant la guéril­la rurale. TIKKO est si bien implan­tée dans la région qu’elle y demeure vivante après s’être effon­drée partout ailleurs en Turquie, et finit par y être iden­ti­fiée étroite­ment, au point de per­dre son car­ac­tère de branche de la gauche turque pour être perçue comme une organ­i­sa­tion d’alévis laïques rad­i­caux.65

L’i­den­ti­fi­ca­tion à la kur­dic­ité est ambiva­lente, et les rela­tions avec le nation­al­isme kurde com­plex­es : des Der­simis ont par­ticipé active­ment au mou­ve­ment kurde lors de sa nais­sance au début du siè­cle66comme à son expan­sion et à sa trans­for­ma­tion en mou­ve­ment de masse depuis la fin des années 1960,67 mais Der­sim est l’une des régions où le PKK s’est implan­té le plus tar­di­ve­ment et avec le plus de dif­fi­cultés. Dans les années 1990, l’i­den­tité de Der­sim se trou­ve au cœur de la guerre qui oppose l’État et le PKK. Ce dernier tente pro­gres­sive­ment d’é­ten­dre ses activ­ités depuis les fron­tières iraki­ennes et le sud de la Turquie vers l’in­térieur du pays, alors que l’armée mène une répres­sion féroce avec l’aide d’or­gan­i­sa­tions para­mil­i­taires réputées pour leurs nom­breuses exac­tions. Le gou­verne­ment tente de frein­er le sou­tien crois­sant des pop­u­la­tions de l’est au mou­ve­ment kurde, cela passe entre autre par une recon­nais­sance formelle accordée à l’alévité (comme forme turque de l’Is­lam) sus­cep­ti­ble de met­tre fin à la longue inim­i­tié entre les alévis et l’État, qui vise notam­ment à éviter l’emprise crois­sante du nation­al­isme kurde sur les alévis de l’est ana­tolien. Alors que les dis­cours étatistes met­tent l’ac­cent sur les orig­ines turques de ces derniers, le PKK, qui venait d’ef­fectuer ce que cer­tains alévis ont qual­i­fié de « virage sun­nisant » et risquait de s’al­ién­er une par­tie des alévis Kur­des, lança une con­tre-offen­sive idéologique en leur direc­tion : elle visait à dis­soci­er claire­ment l’alévisme kurde (claire­ment kurde, et con­tes­tataire) du bek­taşisme (ver­sion de l’alévisme sous dom­i­na­tion éta­tique, soumis à la pro­pa­gande l’i­den­ti­fi­ant à la tur­ci­c­ité, accep­té par la bour­geoisie alévie en mal d’in­té­gra­tion au sys­tème poli­tique).68

La guerre idéologique se traduit sur le ter­rain, avec les événe­ments dra­ma­tiques de l’au­tomne 1994. Le PKK, sem­blant agir, comme l’État, selon l’hypothèse réal­iste d’après laque­lle les iden­tités sont choisies ou rejetées aus­si en fonc­tion des oppor­tu­nités et des pres­sions extérieures, investit les mon­tagnes et la sym­bol­ique Der­sim où il inten­si­fie ses activ­ité de guéril­la, provo­quant ain­si une vague mas­sive de répres­sion de la part de l’ar­mée, comme pour forcer ses habi­tants à choisir s’ils voulaient être Kur­des ou non, comme il l’avait fait précédem­ment avec d’autres régions plus au sud.69 Les repré­sailles menées par l’ar­mée ont représen­té l’une des plus grosse opéra­tions mil­i­taires depuis l’établissement de la République, incen­di­ant des mon­tagnes entières et détru­isant par­tielle­ment ou totale­ment près d’un tiers des vil­lages du départe­ment pour procéder aux évac­u­a­tions for­cées.70Dans cette sit­u­a­tion de guerre l’allégeance et la loy­auté des habi­tants, sont sol­lic­ités sous la men­ace des armes par deux forces en con­cur­rence ‑l’État et le PKK, cha­cun por­tant un pro­jet poli­tique reposant sur une iden­ti­fi­ca­tion avant tout ethnique-.

2) Appar­te­nances eth­niques et eth­ni­ci­sa­tion des appartenances

L’o­rig­ine eth­nique des Der­simis reste une ques­tion entière.

Les réc­its de voyageurs comme les archives de l’empire n’ont jamais désigné les habi­tants de cette région autrement que comme « Kur­des » ou « kızıl­baş ».71 Ce dernier terme ren­voie aux adeptes de l’hétéro­dox­ie mil­lé­nar­iste proclamée par Shah Ismail dans la Perse du XVIème siè­cle. Dans l’empire ottoman, il a une con­no­ta­tion dou­ble­ment péjo­ra­tive : non seule­ment « héré­tiques » mais aus­si « traîtres », puisque les par­ti­sans du Shah ont choisi de com­bat­tre à ses cotés con­tre la Porte. Il sera aban­don­né pro­gres­sive­ment au prof­it d’« alévi ».72 La majorité des par­ti­sans du Shah étant turcomans/turkmènes, les his­to­riens de Turquie ont sou­vent con­clu que les Kur­des alévis de Der­sim étaient des tribus d’o­rig­ine turque qui s’é­taient « kur­di­fiées » dans ces mon­tagnes inac­ces­si­bles.73 La doc­trine offi­cielle de l’État les présente comme des Turcs authen­tiques (on dis­ait dans les années 1930 des « Turcs des mon­tagnes ») venus du Kho­ras­san. Cette affir­ma­tion a influé l’au­to-déf­i­ni­tion d’un cer­tain nom­bre de Der­simis, qui ont pu se recon­naître dans la tur­ci­c­ité, comme nous l’avons déjà évo­qué pour les aşiret Hormek et Lolan du Der­sim ori­en­tal (dont des sec­tions sont établies à Naz­imiye et Pülümür mais aus­si vers Bingöl, au nord vers Muş, Var­to, et jusqu’à Kars). La pro­pa­gande offi­cielle suite aux mas­sacres de 1938 quant aux orig­ines turques des habi­tants a vis­i­ble­ment su se mon­ter con­va­in­cante. Lors du recense­ment de 1965, que nous avons déjà men­tion­né, seule­ment 7 per­son­nes dans le départe­ment de Tunceli déclar­ent avoir le zaza pour langue mater­nelle.74

Mais avant que le pou­voir répub­li­cain ne ban­nisse le terme « Kurde » du vocab­u­laire autorisé, Der­sim était con­sid­éré sans excep­tion (et c’est encore large­ment le cas aujour­d’hui) comme une par­tie – bien que cul­turelle­ment dis­tincte en rai­son de son alévité – du Kur­dis­tan. La ver­sion offi­cielle est con­testée par des chercheurs kur­des comme occi­den­taux, qui met­tent en avant son car­ac­tère man­i­feste­ment idéologique et pro­pa­gan­diste, et pour qui les langues par­lées dans la région comme cer­tains élé­ments spé­ci­fiques des croy­ances religieuses locales prou­vent l’o­rig­ine kurde des kızıl­baş.75

L’ap­par­te­nance de Der­sim à la kur­dic­ité est remise en ques­tion par le mou­ve­ment zaza, dont nous avons évo­qué la nais­sance dans les années 1980. S’ap­puyant sur la dif­férence lin­guis­tique entre le zaza­kî, par­lé majori­taire­ment à Der­sim (avec des poches à Siverek, Diyarbakır…) et les langues kur­des par­lées plus au sud, ce nation­al­isme né en exil, bien que très minori­taire, a gag­né la Turquie et trou­vé des adeptes à Der­sim, sem­blant y croître en impor­tance ces dernières années.76

De plus, les ten­ta­tives de prou­ver que le kurde (et le zaza) sont des langues d’o­rig­ine turque, loin d’être aban­don­nées, ont même con­nu un regain depuis les années 1980.77 Sur le plan poli­tique, choisir de se définir comme Zaza et non Kurde per­met d’ap­puy­er une pos­ture anti-PKK. Cette posi­tion tend par­al­lèle­ment à tran­scen­der le cli­vage alévi/sunnite, puisque, par­ti­c­ulière­ment autour de la région de Der­sim, sur un axe Nord/Sud, on trou­ve des zaza­phones des deux con­fes­sions. Ce qui a per­mis à l’un des idéo­logues du mou­ve­ment de re-qual­i­fi­er par exem­ple la révolte de Cheikh Said comme révolte nation­al­iste zaza alors que les révoltes de Koç­giri et Der­sim sont vues non comme nation­al­istes kur­des mais rébel­lions « Kir­manc-Alévi ».78 La fron­tière activée est linguistique.

La désig­na­tion des Der­simis comme «  kızıl­baş » ou « Kur­des alévis » ( qui est cen­sé en être syn­onyme ou en avoir pris le relais) en revanche, fait appel à des fron­tières sociales changeantes : en ver­tu de la pro­priété con­trastive des caté­gories, « Kurde alévi » s’op­pose à la la tur­ci­c­ité et au sun­nisme. Ces oppo­si­tions pren­nent leur sens dans le con­texte répub­li­cain, obsédé d’ho­mogénéité et sont per­ti­nentes dans l’an­tin­o­mie qu’elles représen­tent par rap­port à la déf­i­ni­tion nationale. Si l’on remonte un siè­cle plus tôt, les fron­tières sociales implicites définies par le terme « kızıl­baş » étaient cer­taine­ment autres, se rap­por­tant à un con­texte plus hétérogène : Kurde et non pas Turc, Arabe, Arménien ou Per­san ; Alévi et non pas Sun­nite, Chré­tien, Yézi­di, Alh‑i haq…

Ain­si les Der­simis sont soumis à l’at­trac­tion de trois iden­tités « nationales » con­cur­rentes : turque, kurde et (mar­ginale­ment) zaza. Des recherch­es menées par des his­to­riens locaux étayent cha­cune de ces thès­es.79 La liste des iden­ti­fi­ca­tions pos­si­bles n’est pour autant pas close.

L’alévité de Der­sim, qui, elle, n’est remise en ques­tion par per­son­ne, représente une sérieuse qua­trième option pour ceux qui veu­lent échap­per au débat eth­nique. Cette appar­te­nance pri­maire peut aus­si ten­dre au con­traire à être eth­ni­cisée, comme c’est le cas chez cer­tains dirigeants de TIKKO qui par­lent à la fin de la décen­nie 80 des alévis comme un groupe eth­nique, com­pa­ra­ble aux Turcs et aux Kur­des. Et l’on se sou­vient de la très mar­ginale et éphémère ten­ta­tive par des cer­cles de la dias­po­ra en Alle­magne de mobilis­er autour de l’idée d’un Alévis­tan. Cette appar­te­nance est perçue par le nation­al­isme kurde comme aus­si menaçante que le séparatisme zaza, et l’est sans soute effec­tive­ment davan­tage. En effet l’i­den­tité alévie est d’au­tant plus sus­cep­ti­ble d’ap­pel­er la loy­auté des Der­simis qu’elle ren­voie à des croy­ances et pra­tiques anci­ennes, tou­jours présentes dans le quo­ti­di­en et dans l’e­space à tra­vers les nom­breux lieux de ziyaret80 et à des habi­tus (en creux) partagés par les gens de Der­sim ain­si qu’une bonne par­tie des autres alévis de Turquie : la décon­trac­tion, voire l’ir­révérence par rap­port aux dogmes religieux, sun­nite en par­ti­c­uli­er (les femmes ne por­tent pas le voile, per­son­ne ne jeûne pour Ramazan ni ne fréquente la mosquée).81 De plus elle se réfère à une fron­tière qui a « tou­jours » existé (alors que l’idée de peu­ple zaza est totale­ment nou­velle). Le rel­e­vant oth­er des Alévis de Der­sim a sou­vent été le voisin Kurde sun­nite, qui les con­sid­érait comme héré­tiques et par­tic­i­pait avec le pou­voir cen­tral à leur per­sé­cu­tion, ce qui peut expli­quer l’ad­hé­sion par­fois dis­tante au nation­al­isme kurde. Il faut cepen­dant pré­cis­er que l’alévité subit à Der­sim les mêmes ten­sions qu’à l’échelle nationale : si les croy­ances et pra­tiques des alévis de Der­sim sem­blent his­torique­ment plus hétéro­dox­es et syn­cré­tiques que celles des turcs alévis d’Ana­tolie cen­trale, et si Der­sim est sou­vent con­sid­éré comme le berceau de l’alévité (kızıl­başisme), la déf­i­ni­tion et la per­cep­tion de cette alévité sont soumis­es à l’at­trac­tion de pos­tu­lats diver­gents quand à sa nature, et aux entre­pris­es d’homogénéisation et de stan­dard­i­s­a­tion de cer­tains alévistes d’autre part. En fonc­tion de la déf­i­ni­tion adop­tée de l’alévisme les fron­tières activées sont bien dif­férentes : les rat­tache-t-elle au chi­ites iraniens, aux alévis-bek­tachis de l’ouest ana­tolien, aux alaouites de Syrie, ou encore au à l’is­lam sunnite ?

Il sem­ble au con­traire non seule­ment que les alévis de Turquie soient aus­si éloignés du chi­isme ortho­doxe iranien (devenu, dans la forme de la caferiya, la reli­gion offi­cielle de la Perse au XVIème siè­cle) que de l’ortho­dox­ie sun­nite,82 mais encore que les spé­ci­ficités des croy­ances et pra­tiques des alévis de Der­sim les sépar­ent des autres com­mu­nautés alévies de Turquie. Met­tant l’ac­cent sur la spé­ci­ficité de l’alévité de Der­sim, insis­tant davan­tage sur le car­ac­tère hétéro­clite des rit­uels, l’ab­sence de dogmes, et l’im­por­tance de la nature au sein de son sys­tème de croy­ances, cer­taines recherch­es con­clu­ent que l’alévité de Der­sim est plus hétéro­doxe et plus syn­cré­tique que ses vari­antes sur le reste du sol ana­tolien.83Ce par­tic­u­lar­isme est revendiqué par de nom­breux habi­tants de Der­sim, qui ne s’i­den­ti­fient pas alors à l’alévité « en général » mais à l’« alévité de Der­sim ». Par ailleurs nom­breux sont ceux qui, pour des raisons poli­tiques notam­ment, con­sid­èrent l’alévité, comme les autres phénomènes d’or­dre religieux, comme obsolète, ou rétro­grade. Comme le fait remar­quer Elise Mas­si­card, beau­coup d’alévis « soci­ologiques » (nés de par­ents alévis) ne con­sid­èrent pas l’alévité comme une iden­tité per­ti­nente ni comme une com­mu­nauté.84

Ce syn­crétisme, ayant adop­té sur fond de pan­théisme des élé­ments de toutes les reli­gions ren­con­trées, dont les monothéismes, s’est trou­vé à Der­sim en affinité avec les croy­ances d’une pop­u­la­tion locale arméni­enne impor­tante. Cer­taines recherch­es font émerg­er aujour­d’hui cette autre com­posante de l’i­den­tité de Der­sim, à la fois eth­nique et religieuse, qui sem­ble aus­si être en voie d’ac­cen­tu­a­tion : l’ar­ménité de Der­sim.85

Une présence arméni­enne de longue date est attestée tant par les nom­breux restes de monastères et églis­es à tra­vers Der­sim que par les noms locaux des vil­lages (köy) et hameaux (mezra), qui, avant d’être turquifiés, pou­vaient être d’o­rig­ine kurde (ou zaza) comme arméni­enne. Par ailleurs une prox­im­ité cul­turelle et de croy­ance entre les alévis de Der­sim (comme de Koç­giri d’ailleurs) et les Arméniens, est soulignée par la tra­di­tion orale et par la recherche sci­en­tifique, avec des ziyaret com­muns et des croy­ances religieuses très proches sur cer­tains points.86 Il faut cepen­dant pré­cis­er que les élé­ments Chré­tiens (et juifs) que les obser­va­teurs ont affir­mé dis­cern­er dans la reli­gion alévie (et Ahl‑i Haqq) ne sont prob­a­ble­ment pas dérivés des “hautes” formes de ces reli­gions mais de leurs vari­antes pop­u­laires.87

La présence de mis­sion­naires chré­tiens à la fin du XIXème siè­cle (à Sivas, Erzu­rum, Harput) sou­tenant et nour­ris­sant locale­ment la « renais­sance cul­turelle et idéologique arméni­enne » fut l’oc­ca­sion sur le plan iden­ti­taire, de l’at­trac­tion d’une autre iden­tité encore pour les alévis de la région. Cela peut nous paraître sur­prenant aujour­d’hui mais dans la con­fig­u­ra­tion spé­ci­fique de la fin du XIXème siè­cle, cer­tains d’en­tre eux se déclarèrent protes­tants. Appelés avec mépris kızıl­baş par l’üm­met musul­mane et exclus de la redis­tri­b­u­tion des biens de l’E­tat ottoman,88 ils pou­vaient béné­fici­er par le biais des mis­sions, de cer­tains aspects de la moder­nité, notam­ment de l’é­d­u­ca­tion. Cette affinité entre com­mu­nautés arméni­ennes et kızıl­baş de la région est soulignée à de nom­breuses repris­es. L’É­tat ottoman comme les respon­s­ables Jeunes-Turcs cher­chèrent à empêch­er ce rap­proche­ment.89 Tribus alévies et Arméniens saluèrent le rétab­lisse­ment de la Con­sti­tu­tion de 1908 (alors que les tribus Kur­des sun­nites déclenchèrent des révoltes), et les Kur­des alévis approu­vaient les « réformes arméni­ennes » adop­tées en 1914 sous pres­sion russe et allemande.

S’il est dif­fi­cile de con­naître la manière dont le poids respec­tif de ces dif­férentes com­posantes de l’i­den­tité der­simie pèse actuelle­ment dans le débat et va évoluer dans les prochaines années,90 les études por­tant sur les révoltes du début de l’ère répub­li­caine peu­vent nous don­ner quelques élé­ments sur la manière dont elles ont été perçues comme per­ti­nentes dans le passé.

3) La dimen­sion iden­ti­taire des révoltes de Dersim

Les révoltes de Koç­giri (1919–1921), de Sheykh Said (1925), du Mont Ararat (ou Ağrı Dağı en 1930) et de Der­sim (1937–38) ont été con­sid­érées par l’his­to­ri­ogra­phie nation­al­iste kurde comme des révoltes emblé­ma­tiques. L’ac­cent mis sur leur car­ac­tère nation­al­iste veut alors démon­tr­er l’existence d’une con­science kurde com­mune, le refus de la dom­i­na­tion turque depuis la fon­da­tion même de l’É­tat-nation kémal­iste, à tra­vers la lutte et la reven­di­ca­tion con­stante du peu­ple kurde pour son droit à l’au­todéter­mi­na­tion. Un exa­m­en plus appro­fon­di de ces événe­ments, avec une atten­tion accrue sur les sol­i­dar­ités activées par les insurgés comme sur les moti­va­tion éta­tiques des répres­sions, per­met cepen­dant de nuancer cette lec­ture et d’in­ter­roger, pour les révoltes qui con­cer­nent directe­ment Der­sim (Koç­giri et Der­sim), les reg­istres iden­ti­taires mobilisateurs.

Comme le fait remar­quer Hans-Luckas Kieser, les moment de « crise », d’in­cer­ti­tude mar­quant le pas­sage d’un ordre à un autre, aigu­isent le tra­vail de ren­force­ment, de recon­struc­tion ou de réin­ven­tion des iden­tités.91C’est ce qui se pro­duit, avec une vio­lence sans précé­dent, lors de la pre­mière guerre mon­di­ale, pour les habi­tants de la « mosaïque ana­toli­enne ». Durant cette péri­ode de grands boule­verse­ments, con­traire­ment aux autres Kur­des, la majorité des Der­simis ne s’en­gagea ni dans la guerre tur­co-russe de 1914–1917,92ni dans le mou­ve­ment de résis­tance puis la guerre d’indépen­dance con­duite par Mustafa Kemal et les Jeunes Turcs.93 Ces com­bats étaient en effet menés au nom de sen­ti­ments anti-impéri­al­istes, anti-arméniens et musul­mans peu sus­cep­ti­bles d’é­chos chez les Der­simis. Si ceux-ci refusèrent de suiv­re les union­istes lorsqu’ils organ­isèrent l’ex­ter­mi­na­tion des Arméniens sur le front ori­en­tal, ils furent témoins dans l’ensem­ble de la région de la dépor­ta­tion et des mas­sacres.94 La crainte de subir le même sort fut un des fac­teurs du soulève­ment déclenché à Koç­giri dans l’im­mé­di­at après-guerre au moment où se déroule sur le sol ana­tolien une lutte acharnée autour de la ques­tion du nou­v­el ordre à établir et des iden­tités à con­stru­ire et à con­ver­tir en valeur poli­tique. Alors que la grande majorité des Kur­des sou­tient le pou­voir à dom­i­nante tur­co-sun­nite du mou­ve­ment de Kemal (les Kur­des siégeant à Ankara envoy­ant aux alliés un télé­graphe affichant une par­faite fra­ter­nité tur­co-kurde), les alévis du Koç­giri et du Der­sim95 s’y opposent et se sai­sis­sent du mot d’ordre de l’au­todéter­mi­na­tion proclamée en 1918 par Wil­son pour pren­dre les armes et défendre la créa­tion d’un « Kur­dis­tan indépen­dant com­prenant les région des Diyarbekir, Van, Bitlis, Elazığ et du Der­sim-Koç­giri ». Durant ces mois décisifs, des vil­lages alévis tur­coph­o­nes se ral­lièrent au mou­ve­ment auton­o­miste, alors puis­sant,96 tan­dis que les vil­lages sun­nites turcs et kur­des de la région qui sym­pa­thi­saient avec les kémal­istes avaient à crain­dre de sérieuses repré­sailles. La loi mar­tiale est pro­mul­guée et le soulève­ment réprimé par l’ar­mée cen­trale (Merkez Ordusu) sous le com­man­de­ment de Nuret­tin Paşa, dont même le vali de Sivas de l’époque dénonce la logique inhu­maine (vahşi man­tık).97 Les moyens mil­i­taires mas­sifs déployés au détri­ment de la négo­ci­a­tion (alors que les insurgés avaient revu leurs reven­di­ca­tions net­te­ment à la baisse, ne deman­dant plus qu’une autonomie restreinte dans le vilayet) illus­trent pour cer­tains la tran­si­tion de la ques­tion arméni­enne dans l’empire à la ques­tion kurde dans la République de Turquie, et inau­gurent les poli­tiques sauvages d’ho­mogénéi­sa­tion de la péri­ode répub­li­caine (mas­sacres et déplace­ments for­cés).98

Il est frap­pant que ce pre­mier affron­te­ment ouvert au nom de l’i­den­ti­fi­ca­tion à la kur­dic­ité n’ait été de fait mobil­isa­teur que dans les milieux et à tra­vers les struc­tures alévies. Cette dimen­sion soulignée par la recherche académique récente est large­ment passée sous silence par les his­to­ri­ogra­phies nation­al­istes turques et kur­des, qui s’ac­cor­dent à voir Koç­giri comme la pre­mière expres­sion ouverte de nation­al­isme kurde, alors que la grande majorité des Kur­des non seule­ment ne s’é­cartèrent du kémal­isme qu’après l’abo­li­tion du cal­i­fat, mais surtout ne se recon­nais­saient pas à l’époque de Koç­giri d’ap­par­te­nance com­mune avec ces héré­tiques (pire à leurs yeux que les gavour). L’his­to­ri­ogra­phie alévie, qui a ten­dance à con­sid­ér­er que les alévis ont soutenu le kémal­isme depuis le début, accorde égale­ment peu d’at­ten­tion à Koç­giri.99

Cette dimen­sion religieuse ou con­fes­sion­nelle n’é­tait pas non plus mise en avant par les lead­ers et portes-parole de la révolte, à qui la kur­dic­ité appa­rais­sait alors comme l’i­den­tité promet­teuse pour « sor­tir de l’om­bre socio-eth­nique » au moment ou Mustafa Kemal attaquait les ter­mes du traité de Sèvres. Mais sous le ver­nis du tout nou­veau dis­cours kur­diste c’est bien le pat­ri­moine alévi et ses sol­i­dar­ités qui furent activés : les tribus alévies de langue kur­man­ci et kirmanci/zazakî (ral­liées par des vil­lages alévis tur­coph­o­nes de la région) se retrou­vèrent seules face aux struc­tures éta­tiques, mil­i­taristes, sun­nites, antiar­méni­ennes et turquistes du nou­v­el État en formation.

Lors de la révolte kurde de Cheikh Saïd (au sud de Der­sim) quelques années plus tard, le cli­vage con­fes­sion­nel con­tin­ue d’être la règle, l’ap­pel à la sol­i­dar­ité inter-eth­nique de quelques lead­ers reste aus­si vain qu’à Koç­giri. Non seule­ment les tribus de Der­sim ne par­ticipent pas à la révolte (celle-ci vise à établir une République kurde-islamique) mais plusieurs tribus de l’est de Der­sim « attaque­nt par der­rière » les forces de Cheikh Saïd, ces şaafi qui avaient par­ticipé de longue date à la per­sé­cu­tion des kızıl­baş comme des Arméniens. L’im­pli­ca­tion et l’at­tache­ment religieux des insurgés de Cheikh Saïd étaient net­te­ment plus fort qu’à Koç­giri, et Olson met en avant une triple dimen­sion iden­ti­taire de celle-ci : l’ap­par­te­nance au sun­nisme, à la langue zaza et à la con­frérie nakchibendie.100 La com­mune appar­te­nance à la kur­dic­ité était vis­i­ble­ment large­ment insuff­isante à provo­quer la sol­i­dar­ité des chefs trib­aux de Der­sim, tout comme la com­mune appar­te­nance lin­guis­tique, plus restreinte, à la langue (ou au dialecte) zaza.

Les choses sem­blent être légère­ment dif­férentes lors du soulève­ment de l’Ararat (ou Ağrı Dağı, région frontal­ière de l’I­ran se situ­ant à l’est de Der­sim) en 1930, qui ressem­ble à Koçkiri-Der­sim entre autres par sa géo­gra­phie mon­tag­narde. Avec pour base la col­lab­o­ra­tion avec les Arméniens et le sou­tien de l’as­so­ci­a­tion d’intellectuels kur­des Hoy­bûn, il exprime l’aspiration à un « Kur­dis­tan indépen­dant com­prenant les régions de Diyarbékir, Van, Bitlis, Elaz­iz et Der­sim-Koçkiri ».101 Des tribus (sun­nites) de langue kur­man­ci y par­ticipent essen­tielle­ment, et si le cli­vage con­fes­sion­nel n’a pas dis­paru, il sem­ble avoir joué un rôle plus dis­cret : des tribus de l’est et de l’ouest du Der­sim se réu­nirent sous Sey­it Riza pour punir les mil­ices kur­des (alévies?) col­lab­o­rant à la répres­sion de la révolte de l’Ararat.102

Quant aux événe­ments de 1937/1938 à Der­sim, ils sont sou­vent con­sid­érés comme la dernière grande révolte kurde du début de l’ère répub­li­caine (jusqu’à la guéril­la du PKK des années 1980) tant par l’his­to­ri­ogra­phie éta­tique turque que par l’his­to­ri­ogra­phie kurde et l’his­to­ri­ogra­phie uni­ver­si­taire occi­den­tale, même si dans cette dernière le car­ac­tère nation­al­iste a tou­jours été l’ob­jet de nuances et de questionnements.

4) De Der­sim Isyanı à Der­sım Katliyamı et Dersim Soykırım

Comme Nicole Watts le met en avant, la révolte (ou résis­tance) de Der­sim et sa répres­sion relèvent du croise­ment de dif­férentes logiques. Si les aspi­ra­tions nation­al­istes kur­des n’y sont pas absentes, elles sont net­te­ment moins explicites que lors des révoltes précé­dentes. Celle-ci ne sus­cite d’ailleurs aucune forme de sol­i­dar­ité interkurde. De plus la réac­tion des Der­simis au pro­gramme de réformes et de désarme­ment entre­pris par l’État qui a com­mencé à y implanter des infra­struc­tures (routières et mil­i­taires) depuis 1935, est loin d’être uni­forme. La var­iété des répons­es locales au pro­gramme éta­tique de réformes sug­gère que le lead­er­ship local kurde était pro­fondé­ment divisé. Plutôt que de réa­gir à l’é­tati­sa­tion turque comme une unité kurde cohérente, les Kur­des de Der­sim ont répon­du, tribu par tribu, selon la voie qui leur parais­sait la mieux à même de se débrouiller avec les nou­velles règles du jeu répub­li­cain. Cer­taines aşiret ont préféré miser sur le gou­verne­ment d’Ankara et col­laboré aux opéra­tions. Il est clair que la volon­té d’ho­mogénéi­sa­tion, les pos­tu­lats anti-kur­des et anti-alévis (et peut-être aus­si anti-arméniens)103 du régime ont présidé à la bru­tal­ité de la cam­pagne (des mas­sacres sys­té­ma­tiques, inclu­ant les femmes, les enfants et les vieil­lards ont eu lieu, visant aus­si les tribus qui avaient col­laboré et ren­du les armes). Mais la volon­té éta­tique d’établir son autorité effec­tive sur la région, présente depuis les années 1920, sem­ble relever avant tout du lan­gage uni­versel de la con­struc­tion éta­tique : les autorités turques affir­ment leur droit au mono­pole de la vio­lence dans un ter­ri­toire don­né104 et Der­sim est la dernière « tache sur la mère patrie ».

La mémoire de « Der­sim 38 » a été portée par l’his­to­ri­ogra­phie offi­cielle comme celle d’une cam­pagne de civil­i­sa­tion néces­saire et pleine­ment vic­to­rieuse, suiv­ie d’ef­forts soutenus de recon­struc­tion. La gauche comme la droite turque qui se récla­maient de l’héritage kémal­iste, soumis­es au « con­sen­sus oblig­a­toire » qui rendait le père fon­da­teur de la République et l’ar­mée incri­ti­quables105 ont longtemps soutenu cette vision. Et cer­tains Der­simis s’y sont ral­liés, préférant dédouan­er Atatürk des aspects les plus som­bres de la cam­pagne.106 Une autre mémoire portée essen­tielle­ment par les cer­cles à back­ground kurde et/ou alévi comme par cer­tains pans de la gauche, a existé de manière par­al­lèle et mar­ginale, jusqu’au dernier tiers du XXème siè­cle où les effets suc­ces­sifs et con­joints du coup d’E­tat de 80, de la fin de la guerre froide, puis de l’« ouver­ture démoc­ra­tique » de l’AKP au début des années 2000 ont con­tribué à la général­i­sa­tion d’une vision dénonçant les poli­tiques du régime comme dirigées depuis les début par une atti­tude d’imha et inkar (extermination/annihilation et néga­tion) face à toute altérité. La vision de l’his­toire soutenue par le CHP durant 70 ans est aujour­d’hui large­ment vue comme inac­cept­able.107 Elle a été con­testée au niveau même du gou­verne­ment avec la qual­i­fi­ca­tion des événe­ments de « mas­sacre » par le pre­mier min­istre Erdoğan à l’au­tomne 2009 puis ses « excus­es publiques » au nom de l’État en 2011, ce qui, mal­gré les moti­va­tions politi­ci­ennes de la manœu­vre, est une grande pre­mière dans l’his­toire de la Turquie.108

Quelle est cette « mémoire de 38 » soudain médi­atisée à l’échelle nationale après avoir été un tabou durant des décen­nies,109 et que char­rie-t-elle d’i­den­tité ? Avant que la boite de Pan­dore n’ait été ouverte, sur le plan de la recherche, depuis une à deux décen­nies déjà, des travaux avaient été entre­pris, avec la part belle à l’his­toire orale.110

Ils con­tin­u­ent de se dévelop­per, doc­u­men­tant et inter­ro­geant cette his­toire sous divers aspects. Dans le débat pub­lic le focus est mis, notam­ment, sur le rôle et la respon­s­abil­ité des dif­férents acteurs de l’époque, et celle de l’État. Au niveau factuel le débat porte sur le nom­bre de vic­times, l’usage ou non de gaz chim­iques. A un autre niveau, plus con­ceptuel et ayant poten­tielle­ment des réper­cus­sions juridiques, on se demande s’il faut qual­i­fi­er « 38 » de mas­sacre, de géno­cide, ou encore d’eth­no­cide. Le con­tenu de ces réc­its, les dis­cours qui les accom­pa­g­nent, et le cadre socié­tal glob­al dans lequel ils sont énon­cés sem­blent con­tribuer de manière con­ver­gente à met­tre l’ac­cent sur la souf­france des vic­times d’une part, et sur la vio­lence de l’État de l’autre. Celle-ci est de mieux en mieux doc­u­men­tée, son réper­toire d’ac­tion dans la destruc­tion et le degré qu’elle atteint dans la vio­lence physique et sym­bol­ique sont dévoilés. Sa respon­s­abil­ité et ses logiques sont cri­tiquées, sa légitim­ité et ses mythes fon­da­teurs sont ternis.

Dans ce proces­sus de cri­tique, certes prob­a­ble­ment salu­taire, la qual­i­fi­ca­tion qui domine pour par­ler des Der­smis de l’époque est celle de vic­times. On ne par­le plus des şaki, eşkşiya ou çapul­cu (brig­ands, ban­dits, maraudeurs) vilipendés par la pro­pa­gande des dirigeants de l’époque, ni des héros et mar­tyrs de la lutte du peu­ple kurde, ni des fiers résis­tants et rebelles jaloux de leur autonomie de tou­jours. L’i­den­tité de Der­sim qui a trou­vé droit de cité dans l’e­space pub­lic de la Turquie de la dernière décen­nie est davan­tage en échos avec son passé sécu­laire de per­sé­cu­tion qu’avec son passé de résis­tance. C’est une iden­tité qui doit s’in­scrire dans le prisme « bourreau/victime », inver­sant le stig­mate qui était con­tenu dans la lec­ture offi­cielle de l’his­toire nationale qui repo­sait sur la divi­sion « ami/ennemi », asso­ciant imman­quable­ment Der­sim à la deux­ième caté­gorie. En lui se rejoignaient les trois dimen­sions basiques de la déf­i­ni­tion kémal­iste de l’en­ne­mi intérieur (idéologique, eth­nique et con­fes­sion­nelle), jus­ti­fi­ant l’inim­i­tié et l’usage de la vio­lence.111 Si lors du débat médi­a­tique, on a pu lire et enten­dre dans cer­tains jour­naux et émis­sions de télévi­sion la vielle ren­gaine de la mis­sion civil­isatrice, présen­tant les Der­simis comme des ban­dits ou des sauvages, elle appa­raît surtout comme celle de la droite ultra-nation­al­iste. Sinon, il s’est surtout agi de min­imiser le nom­bre de tués, le rôle du CHP.… Tout se passe comme si la volon­té de mon­tr­er la noirceur du crime impli­quait la neu­tral­i­sa­tion de la sub­ver­sion con­tenue dans l’at­ti­tude de ceux qui l’ont subi. Ain­si un nou­veau dis­cours domine, affir­mant qu’il ne pou­vait s’a­gir de répres­sion puisqu’il n’y avait en fait pas eu de révolte. Au con­traire, les habi­tants de Der­sim étaient dis­posés à accepter la République. Les recherch­es académiques des dernières années en Turquie, divergeant sur ce point de la recherche occi­den­tale, procè­dent à une révi­sion de taille : non seule­ment il n’y a pas eu de « révolte de Der­sim », ni de soulève­ment, encore moins d’aspi­ra­tion à une indépen­dance, mais encore leur autonomie sécu­laire vis-à-vis du cen­tre tend à être nuancée. Ain­si est remise en ques­tion la croy­ance bien établie selon laque­lle ils ne payaient pas d’im­pôts et n’ef­fec­tu­aient pas le ser­vice mil­i­taire.112 L’ac­cep­ta­tion sans heurts du désarme­ment comme de la mise en place des infra­struc­tures de la part de la grande majorité des chefs et des habi­tants est mise en avant, alors que les actes de résis­tance sont présen­tés comme mar­gin­aux et non-représen­tat­ifs. Les Der­simis auraient eu glob­ale­ment con­fi­ance en la République et se seraient fait duper. Sans être en mesure de savoir dans quelle mesure ce réc­it est plus con­forme à la réal­ité his­torique que l’autre, on peut sup­pos­er cepen­dant qu’il influe sur la per­cep­tion et l’au­to-per­cep­tion de l’i­den­tité der­simie, d’au­tant qu’il est se trou­ve en écho avec des vio­lences d’E­tat suc­ces­sives vécues dans la région en référence à cet événe­ment fon­da­teur. La volon­té de met­tre fin au stig­mate113 et de démon­ter l’ar­gu­men­taire éta­tique de jus­ti­fi­ca­tion sem­ble con­duire à défendre en pri­or­ité l’ap­par­te­nance à la caté­gorie de vic­time innocente.

Conclusion

Der­sim ren­voie à une géo­gra­phie, elle-même à géométrie vari­able (pou­vant inclure un périmètre plus ou moins large autour du départe­ment actuel de Tunceli) au sein de laque­lle plusieurs peu­ples ou com­mu­nautés se côtoient. Les appar­te­nances de ces pop­u­la­tions, eth­nique­ment, religieuse­ment ou poli­tique­ment définies, ont pu simul­tané­ment ou suc­ces­sive­ment être pour les habi­tants de la région des caté­gories iden­ti­fi­ca­toires : kur­des ou zazas, turcs (on a vu que des vil­lages alévis tur­coph­o­nes s’é­taient joints à la révolte de Koç­giri), et arméniens. La région se trou­ve d’ailleurs au car­refour des reven­di­ca­tions ter­ri­to­ri­ales des uns et des autres à la suite de la décom­po­si­tion de l’empire. Selon les tracés du traité de Sèvres, la plus grande par­tie du Tunceli actuel aurait fait par­tie du Kur­dis­tan, la région de Sivas de la Turquie, et la région d’Erz­in­can ain­si qu’une petite par­tie nord du dis­trict (vers Pülümür) de l’Ar­ménie, faisant ain­si de Der­sim une région aux fron­tières de trois États-nations. On peut se deman­der alors selon quelles lignes se seraient dess­inées les appar­te­nances et iden­ti­fi­ca­tions ultérieures.

Depuis la fin du XIX èmesiè­cle, on a vu des Der­simis se déclar­er Kur­des, Kızıl­baş, Kur­manc ou Kir­manc mais aus­si protes­tants (fin du XIXe siè­cle), turcs (à par­tir des années 1920), zazas (fin du XXème siè­cle), ou arméniens (avant le XXème siè­cle puis de nou­veau depuis le début du XXIème siècle).

Nous avons par­lé à maintes repris­es des cli­vages lin­guis­tiques et con­fes­sion­nels pou­vant agir comme fron­tières sociales qui sépar­ent à des degrés divers (et vari­ables dans le temps) les Kur­des des Turcs, les alévis des sun­nites, et les alévis Kur­des des autres alévis.

Nous avons vu que si les sol­i­dar­ités eth­niques ou con­fes­sion­nelles (plus que lin­guis­tiques) ont pu être activées ou réac­tivées, notam­ment dans les moments de con­flits, elle n’ont cepen­dant jamais vu l’ensem­ble des Der­simis agir unanime­ment. Des cli­vages de divers ordre, plus ou moins per­sis­tants, ont tra­ver­sé et con­tin­u­ent de tra­vers­er Dersim.

L’é­tude de la révolte de Koç­giri est par­ti­c­ulière­ment instruc­tive, elle sem­ble révéler, der­rière un dis­cours kur­diste nais­sant, le sen­ti­ment fort d’une iden­tité com­mune à base alévie, mal­gré des dif­férences con­sid­érables : les Koç­gir­ilis, qui étaient au cœur du mou­ve­ment, ne présen­taient pas l’im­age de rebelles et brig­ands des Der­simis, payaient des impôts, avaient accep­té les réqui­si­tions pen­dant la guerre, ne por­taient pas d’armes. Leurs chefs étaient en assez bon ter­mes avec l’État. En 1937/38 plutôt que de réa­gir au pro­gramme éta­tique de réformes comme une unité cohérente, les Kur­des de Der­sim ont répon­du, tribu par tribu, selon la voie dont ils esti­maient être davan­tage dans leur intérêt dans le cadre des nou­velles règles du jeu républicain.

L’ap­par­te­nance trib­ale, en effet, a longtemps été un cadre d’ac­tion et de per­cep­tion plus per­ti­nent que toute appar­te­nance à une entité plus vaste. Sans par­ler des nom­breux con­flits de terre et d’hon­neur qui divi­saient les clans, on sait que les Der­simis eux même perce­vaient une dif­férence cul­turelle entre tribus de l’ouest et de l’est de Der­sim, et celle-ci ne se recoupe pas avec le cli­vage lin­guis­tique : il existe par exem­ple une dis­tinc­tion cul­turelle entre les tribus zaza­phones Şey­h­hasanan (du coté de Ovacık et Hozat avec des par­ties de Çemişgezek et Pertek), et les tribus que Mar­tin van Bru­i­nessen qual­i­fie de « Der­si­mi prop­er » où il y a des zaza­phones et des kur­man­coph­o­nes (plutôt établies du coté de Pülümür, Nazımiye, Maz­girt, et qu’on ren­con­tre jusqu’à Bingöl, Muş, et Var­to). Les tribus n’ont jamais eu une atti­tude unique et sans ambiguïté, ni vis-à-vis de la République, ni vis-à-vis du nation­al­isme kurde.

Au cli­vage trib­al il faut ajouter (ou sous­traire) les loy­autés indi­vidu­elles liées au désir de s’en sor­tir le moins mal pos­si­ble dans le jeu des rap­ports de force exis­tants. Ain­si par exem­ple lorsqu’il devint clair que le soulève­ment de Koç­giri allait être étouf­fé par des moyens mas­sifs, de nom­breux nota­bles se dis­so­cièrent du mou­ve­ment et adressèrent des let­tres au vali de Sivas pour affirmer leur loy­auté au mou­ve­ment kémal­iste.114 Ici les cli­vages soci­aux ont leur rôle dans l’ac­ti­va­tion des loy­autés. Nom­bre de per­son­nages influ­ents du Koç­giri-Der­sim éprou­vent la crainte de s’é­carter du pou­voir sécurisant de la grande com­mu­nauté musul­mane kur­do-turque que Mustafa Kemal organ­ise avec suc­cès. Pour cer­tains chefs de tribus et grands pro­prié­taires, il appa­raît plus sûr de miser sur le gou­verne­ment d’Ankara. L’affinité entre arméniens et kızıl­baş dans la région n’a pas non plus provo­qué une sol­i­dar­ité unanime, cer­tains ağas du Der­sim ori­en­tal et les vil­la­geois des envi­rons d’Erz­in­can sont eux aus­si sai­sis par la peur d’une « grande Arménie ». Au Der­sim ori­en­tal de même, juste­ment parce que immé­di­ate­ment envi­ron­nés de tribus kur­man­jophones ou zaza­phones sun­nites avec lesquelles ils ont une longue his­toire de con­flit, les tribus alévies de Bingöl, Muş ou Var­to seront moins enclines à s’i­den­ti­fi­er au mou­ve­ment kurde. Bien enten­du, avec les boule­verse­ment suc­ces­sifs du siè­cle écoulé, les fron­tières trib­ales ont été large­ment atténuées, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne font plus sens pour autant. Il n’est pas pareil d’être un descen­dant des Hay­daran que de Kureyşan. Les pre­miers ont gardé leur aura de grands résis­tants alors que les sec­onds sont iden­ti­fiés à la col­lab­o­ra­tion avec l’E­tat en 1938 (et au-delà).115

En sec­ond lieu, les appar­te­nances poli­tiques ont large­ment divisé les habi­tants de Der­sim au long du siè­cle passé. Nous avons vu que des Der­simis ont été présents dans tous les mou­ve­ments poli­tiques, certes surtout à gauche, mais pas seule­ment. Un bon nom­bre d’habi­tants ont soutenu élec­torale­ment les par­tis au pou­voir, le CHP d’abord, mais égale­ment l’AKP, qui a tout de même récolté 22% des voix aux élec­tions locales de mars 2009.116 Quant à la gauche, il serait illu­soire d’y voir une quel­conque appar­te­nance com­mune quand on sait quels âpres diver­gences théoriques (avec par­fois les règle­ment de comptes sanglants qui les accom­pa­g­nent) sépar­ent les ten­dances social-démoc­rates des ten­dances de la gauche marx­iste révo­lu­tion­naire, kurde ou inter­na­tion­al­iste… De plus, à la rad­i­cal­ité des années 1970 et 1980 a suc­cédé un cer­tain désen­gage­ment ou désen­chante­ment, notam­ment en rai­son des répons­es répres­sives et sécu­ri­taires meur­trières, pour lesquelles les plus âgés ont blâmé les jeunes généra­tions.117 A la poli­ti­sa­tion très forte de l’i­den­tité der­simie durant les décen­nies 70 et 80 sem­ble suc­céder un retour d’i­den­ti­fi­ca­tion à une alévité re-spir­i­tu­al­isée, et un attrait pour l’his­toire, le pat­ri­moine et la cul­ture anci­enne de Der­sim, y com­pris par­mi les jeunes.

Par ailleurs, dans les dernières années, on assiste à en engage­ment act­if et con­scient de la part de nom­breuses per­son­nes orig­i­naires de Der­sim en vue de recom­pos­er l’i­den­tité attachée à Der­sim dans l’e­space pub­lic. Nous avons par­lé des recherch­es en sci­ences sociales ain­si que des ini­tia­tives en his­toire orale, nous pou­vons y inclure les pro­duc­tions lit­téraires, artis­tiques, musi­cales et ciné­matographiques ; cer­taines d’en­tre elles ten­dent à atténuer l’im­age sub­ver­sive de Der­sim et à accentuer son passé de per­sé­cu­tion. Le triple stig­mate accusa­teur « Kürd‑Kızıl­baş-Komünist » qui a longtemps « col­lé à la peau » de la région serait-il en voie de dis­paraître au prof­it d’une iden­tité d’éter­nelle vic­time englobant à la fois la région et ses habi­tants? D’autres développe­ments récents ont aus­si con­tribué à un glisse­ment iden­ti­taire. Marie le Ray, étu­di­ant le déroule­ment de la cam­pagne Mun­zur con­tre les bar­rages, con­state par exem­ple que le cadre dans lequel elle a été menée à con­duit à un rap­proche­ment entre les mil­i­tants anti-bar­rages et les mou­ve­ments envi­ron­nemen­tal­istes, en Turquie comme à l’in­ter­na­tion­al. La légitim­ité offerte par ce reg­istre dans l’ex­pres­sion publique, ain­si que les alliances crées dans le cadre de cette mobil­i­sa­tion col­lec­tive ont été fructueuses et ont con­duit dans une cer­taine mesure à une iden­ti­fi­ca­tion des Der­simis comme « écol­o­gistes naturels »,118celle-ci venant faire échos à une alévité spé­ci­fique­ment der­simie, pro­fondé­ment paci­fique, pour laque­lle le respect de la nature serait une sec­onde nature. Alors que l’at­tache­ment et la sacral­ité du Mun­zur sont prob­a­ble­ment une inven­tion de la tra­di­tion119 on en assiste pas moins à un glisse­ment iden­ti­fi­ca­toire, de « Der­sim­li » à « Mun­zurlu ».120

Mal­gré une accen­tu­a­tion et une inter­pré­ta­tion de l’alévité de Der­sim dans le sens d’une tolérance, d’un pen­chant paci­fiste et d’un respect inné du milieu naturel, l’an­ti-con­formisme et la lib­erté d’e­sprit qui lui sont asso­ciés sont des dimen­sions iden­ti­taires val­orisées et revendiquées unanime­ment par les der­simis. L’idée d’un Der­sim ten­dan­cielle­ment con­tes­tataire, fron­deur et opposé aux pou­voirs, bien que par­fois roman­tisée et idéal­isée à l’ex­trême,121 peu­vent être con­fortées par cer­taines don­nées his­toriques, qui révè­lent des con­stances. La ten­ta­tive de recrute­ment des mil­ices Hamidiye en 1892–93 a posé des prob­lèmes spé­ci­fiques à Der­sim, des révoltes ont éclaté et le san­cak de Der­sim n’a pas four­nit de rég­i­ment de cav­a­lerie. Un siè­cle plus tard lorsque l’État a voulu mette en place le sys­tème des koru­cu (« pro­tecteurs de vil­lage ») dans sa lutte con­tre la guéril­la kurde, Der­sim a encore fait fig­ure d’ex­cep­tion. Con­traire­ment à une idée très répan­due, il n’y a pas « zéro koru­cu » à Der­sim, mais de fait leur nom­bre y est excep­tion­nelle­ment bas par rap­port au reste des provinces kur­des,122 sans qu’il faille y voir une allégeance par­ti­c­ulière des habi­tants à la guéril­la du PKK, dont on a vu qu’elle avait eu plus de mal à s’établir la-bas que dans le reste du Kur­dis­tan de Turquie. Au con­traire, la province de Tunceli s’est en effet sou­vent démar­quée des prin­ci­pales organ­i­sa­tions kur­des, qu’elles soient légales (DTP-BDP) ou clan­des­tines (PKK), et la branche locale du PKK sem­ble elle aus­si pren­dre ses lib­ertés face à la direc­tion du Par­ti.123

Doit-on encore attribuer à ce par­tic­u­lar­isme le fait que les alévis de Tunceli ne sont asso­ciés à aucune fédéra­tion alévie de Turquie (ABF, Cem Vak­fı ni même Pir Sul­tan Abdal Kültür Derneği) ?124

Enfin, on peut sig­naler que si dans la dias­po­ra, comme par­mi les ten­ants les plus rigides des nation­al­ismes en Turquie, un cer­tain nom­bre de sites inter­net ani­més par des Der­simis d’o­rig­ine, con­tin­u­ent d’a­gir pour con­va­in­cre leurs com­pa­tri­otes de la « bonne » iden­tité à s’ap­pro­prier (turque, kurde, zaza, alévie…), en Turquie même, un autre réseau tra­vaille active­ment et con­sciem­ment en vue de recom­pos­er l’i­den­tité der­simie sur la base d’appartenances mul­ti­ples et non exclu­sives. L’épine dor­sale de cette iden­tité recom­posée, out­re la val­ori­sa­tion de la langue zaza, com­prend les dimen­sions kurde, arméni­enne, et alévie, pour inté­gr­er ensuite les autres com­posantes. On peut citer dans cette direc­tion le site dersim.fr inau­guré en 2006, qui se présente comme “un vaste pro­jet d’in­ven­to­riage et d’archivage de don­nées con­cer­nant les vil­lages de Tunceli/Dersim. Cet inven­taire inclut notam­ment le pat­ri­moine cul­turel arménien, kurde, alévi et turc”,125ou encore la revue Ma, parue pour la pre­mière fois cette année.126

En guise de con­clu­sion pro­vi­soire, on peut dire que l’é­tude des appar­te­nances à car­ac­tère iden­ti­taire de Der­sim nous emmène dans divers­es direc­tions, con­fir­mant le car­ac­tère flu­ide et mul­ti­di­men­sion­nel de la notion d’i­den­tité, et la per­ti­nence d’une approche dynamique et évo­lu­tive des proces­sus iden­ti­taires. Il n’ex­iste pas d’« iden­tité de Der­sim » mais des proces­sus iden­ti­fi­ca­toires mul­ti­ples, con­ver­gents ou con­cur­rents, réversibles, et tou­jours remod­elés en étroite inter­ac­tion avec le contexte.

Luz Bar­toli

Auteur(e) invité(e)
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