La semaine dernière les membres d’une commission parlementaire se sont réunis deux fois, afin de finaliser la proposition de changement constitutionnel concernant le retrait de l’immunité de députés, changements liés aux lois contre “la terreur”. Par deux fois, la présence des journalistes et des conseillers ayant été contestée, des bagarres ont été déclenchées entre les membres de la Commission chargée de préparer le vote.
Lors des échauffourées, le Vice-Président du groupe HDP, Idris Baluken a subi une luxation de bras.
La séance avait de nouveau été reportée au 2 mai.
Cette fois encore, une bagarre a éclaté. Coups de poings, coup de pieds, lancer de projectiles et injures ont marqué la séance. Le Président de la commission a suspendu la réunion jusqu’à 18h.
Vidéo version courte en français
A 22h20, les députés HDP ont décidé de quitter la commission, et Mithat Sancar (HDP) a prononcé leur dernier mot :
Nous ne serons pas les figurants de cette pièce de théâtre. Vous serez jugés par l’Histoire. Nous vous laissons seuls avec votre conscience.
Mithat a ajouté qu’en tant que parti, le HDP résiste pour la démocratie et la paix :
Notre incarcération avec une décision qui sortira de cette commission, sera pour nous comme une médaille d’honneur.
La commission a continué les discussion sans la participation des élus HDP, et quelques heures plus tard, afinalisé et voté le projet, et décidé donc à l’unanimité la levée de l’immunité des députés “faisant l’objet de poursuites”.
Garo Paylan raconte
Le lendemain de l’incident Garo Paylan, député arménien du HDP expliquait lors d’un reportage donné à Ekin Karaca de Bianet :
Le Ministre de la Justice a dit que les députés du HDP ont utilisé la violence lors de la réunion précédente. J’ai tout simplement dit « non, il ne l’ont pas utilisé ». C’est la seule phrase que j’ai prononcée et j’ai été attaqué. J’ai reçu en 30 secondes des dizaines de coups de poings et de coups de pieds.
Ils ont aussi émis des propos racistes et haineux. Je ne ferai pas de rapport. Qu’est-ce que cela peut faire si je porte une plainte auprès de leur système de justice ? Je laisse ce qui s’est passé à l’appréciation de l’opinion publique. Ce qu’ils ne peuvent pas supporter c’est de voir un Arménien qui se tient droit debout et les contredit. Ils veulent voir en face d’eux, des Arméniens soumis. En tant qu’Arménien qui défend les droits, j’ai été ciblé directement et j’ai subi une tentative de lynchage.
Et les députés AKP accusés de corruption ?
Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du CHP (kémalistes démocrates), dont les députés ont voté pour la levée de l’immunité a déclaré le 3 mai, en appelant le Premier Ministre Ahmet Davutoğlu à lever aussi l’immunité de quatre ex ministres de l’AKP, Egemen Bağış, Zafer Çağlayan, Muammer Güler ve Erdoğan Bayraktar, mouillés dans les affaires de corruption, révélées par les enregistrements mis au jour en décembre 2014 :
S’il est question d’honnêteté, il faut lever l’immunité de ces quatre ex ministres, car ils sont toujours protégés bien qu’ils ne soient plus au parlement .
Une épopée héroïque
Quant à Ahmet Davutoğlu, il a déclaré sur le sujet :
Je remercie de tout coeur le groupe AKP qui a donné la leçon qu’il fallait à ces instruments [sous entendu «du PKK »] et qui ne leur a pas laissé le passage. Vous avez écrit une épopée.
[écrire une épopée est une expression chewing-gum mâchée à chaque occasion : la police qui réprime la résistance Gezi en faisant des morts et centaines de blessés ou les forces de sécurité qui « nettoient » les villes kurdes tuant de centaines de civils sont félicités pour leurs interventions, car ils ont écrit une épopée.]
Le Premier Ministre a qualifié clairement les députés HDP de « soutiens de l’organisation de la terreur » :
Ils ne tiennent même pas la parole qu’ils ont donné à leur propre base pour une nouvelle constitution*. Ils continuent à être les porte paroles d’une organisation qui a du sang sur les mains. Les héros en toc qui se pavanaient en parlant de la levée de l’immunité, exposent maintenant le comportement le plus minable. Pendant qu’ils s’épuisent, ils essayent d’épuiser la politique, et montrer l’Assemblée comme un lieu de la bagarre et du chaos. Les soutiens de l’organisation de la terreur, seront touchés** de toutes les façons.
[* Il est utile de rappeler que les changements de constitution que l’AKP et le HDP souhaitent sont totalement différents. Erdogan veut passer à un régime présidentiel pour accéder à plus de pouvoir, or le HDP est porteur d’un projet d’autonomie, horizontale, démocratique.]
** le mot immunité en turc peut être traduite par « intouchabilité »]
Le parlement est au peuple
Selahattin Demirtaş, le co-Président du HDP s’est exprimé auprès de Reuters :
Le fait que les canaux politiques soient bouchés est une invitation à la violence partout en Turquie. C’est la raison qui nous motive pour essayer d’empêcher la liquidation du HDP, sous couvert de la levée de l’immunité. Nous n’avons pas d’inquiétude pour nous mêmes. La violence est déjà fortement présente dans la situation actuelle, le fait de boucher la route du parlement et l’exclusion du HDP peut dérailler tout, complètement.
Quand nous serons convoqués au Tribunal, nous résisterons. Nous n’irons pas de notre gré. S’ils veulent nous emmener, ils seront obligés de venir nous chercher. Cela voudra dire une nouvelle crise.
Selahattin avait déclaré hier, dans la réunion du groupe :
C’est le peuple qui fonde les parlements, qui les défend, le peuple peut s’il le faut former d’autres parlements, nous, nous sommes sous les ordres du peuple.
Il s’explique :
Si les élus du peuple sont exclus du parlement par la force, ce peuple aura le droit de discuter sur son avenir. Ceci figure clairement dans les décisions des Nations Unies.
Selahattin Demirtaş exprime qu’il ne pense pas qu’un retour soit possible de nouveau, au processus de résolution “congelé” par Erdoğan.
Je ne crois pas que Erdoğan recommence un processus de résolution. Mais il ne pourra pas diriger le pays éternellement non plus.
L’appel des intellectuels
Le 4 mai, 53 personnalités et intellectuels, ont de leur côté, lancé un appel à l’attention des députés, pour les inviter à voter contre la levée de l’immunité en plénière. L’appel précise que le projet de changement constitutionnel provisoire, comporte des erreurs juridiques et politiques. :
« La levée de l’immunité en masse est contradictoire au principe qui précise que les peines sont personnelles et provoquent des peines collectives, ceci est inacceptable.”
L’appel est signé par : Adalet Ağaoğlu, Ahmet Ümit, Akın Birdal, Ali Akel, Alper Taş, Aydın Engin, Prof. Dr. Ayşe Erzan, Ayşegül Devecioğlu, Doç. Dr. Ayşen Candaş, Baki Düzgün, Prof. Dr. Baskın Oran, Bekir Ağırdır, Prof. Dr. Binnaz Toprak, Celal Başlangıç, Cevat Öneş, Prof. Dr. Cihangir İslam, Fethiye Çetin, Doç. Dr. Fikret Başkaya, Fikret İlkiz, Prof. Dr. Fuat Keyman, Gani Kaplan, Prof. Dr. Gençay Gürsoy, Gülseren Onanç, Hasan Cemal, Hülya Gülbahar, Hüsnü Okçuoğlu, İbrahim Betil, Prof. Dr. İbrahim Kabaoğlu, Prof. Dr. Levent Köker, Levent Tüzel, Mehmet Emin Aktar, Melda Onur, Murathan Mungan, Nesrin Nas, Orhan Gazi Ertekin, Osman Kavala, Oya Baydar, Ömer Faruk Gergerlioğlu, Ömer Madra, Rıza Türmen, Salman Kaya, Prof. Dr. Sevtap Yokuş, Süleyman Çelebi, Prof. Dr. Şebnem Korur Fincancı, Prof. Dr. Taha Parla, Tarhan Erdem, Prof. Dr. Turgut Tarhanlı, Ufuk Uras, Ümit Kardaş, Prof. Dr. Yakın Ertürk, Yücel Sayman, Ziya Halis, Zülfü Livaneli.
Touche pas à mon député
Toujours mercredi 4 mai… Les membres du HDP ont organisé une conférence de presse à Beyoğlu Tünel. Un rassemblement s’est formé sous la banderole, « touche pas à mon député » #VekilimeDokunma. Le groupe voulait marcher vers le Lycée de Galatasaray mais il en a été empêché par la police, puis a été attaqué, avant même des prises de paroles. Plusieurs arrestations et gardes à vue ont été faites.
Beyoğlu Tünel Meydanı’nda ‘#VekilimeDokunma’ sloganıyla basın açıklaması yapan #HDP’lilere polis müdahale etti. pic.twitter.com/twKw0XL3bm— #Barıs (@equalright2) 4 mai 2016
Entretien critique
Parallèlement l’AKP bouillonne intérieurement et le tandem de choc s’est fissuré. Aujourd’hui un entretien considéré « critique » avait été prévu entre le Président de la République Erdoğan et le Premier Ministre Ahmet Davutoğlu. Depuis un moment, les deux dirigeants s’envoient des critiques par le biais de discours, chacun accusant l’autre de « courir après ses ambitions personnelles » et chacun déclarant qu’il n’a peur que d’Allah…
L’entretien a duré près de deux heures contrairement aux 45 minutes habituelles. Il n’est pas impossible qu’une démission du Premier Ministre s’en suive.